Suicides dans l’automobile : un amalgame dangereux
Cette semaine, un homme a été retrouvé mort dans un atelier de l’usine PSA de Mulhouse. Sans même connaître la raison du geste de ce malheureux salarié, beaucoup (médias, syndicats...) se sont empressés de faire l’amalgame avec d’autres suicides dans d’autres usines automobiles. Quels sont les dangers d’une telle analyse ?
L’année dernière, plusieurs suicides au technocentre de Guyancourt avaient fortement terni l’image de Renault, ceux-ci ayant eu lieu en même temps qu’un plan de redressement. Cette année, alors qu’un autre plan de redressement est lancé chez PSA, des suicides se produisent également dans les usines du groupe. Doit-on forcément y voir une relation de cause à effet ? Certains pensent que oui puisqu’ils n’ont pas hésité à s’engouffrer dans la brèche et dénoncer les conditions de travail dans les deux groupes. C’est cette version qui a le plus souvent été mise en avant par les médias.
Pourtant, un suicide est un acte bien plus complexe qu’il n’y paraît. Dans les suicides chez Renault, des causes différentes ont été données : pression hiérarchique, drame personnel, problèmes sentimentaux. Chacun des cas était différent et, dans au moins un des cas, l’aspect hiérarchique n’a pas été mis en cause. Selon les premiers résultats de l’enquête sur le suicide de cette semaine, la cause serait d’ordre privé. Peut on incriminer l’employeur pour ce type de cas ? Est que l’entreprise doit assurer un rôle pour soutenir ses salariés fragilisés par des éléments extérieur ? Là se pose le débat avec le choix de considérer ces suicides comme des accidents du travail. L’entreprise aurait le rôle de détecter les facteurs du suicide. Mais ce sujet a-t-il été abordé par la presse ? Pas exactement. Parallèlement à cela, la médecine du travail a depuis longtemps tiré la sonnette d’alarme sur son rôle dans l’entreprise et l’écoute qu’elle peut recevoir. Car si l’on parle de suicides, on pourrait tout aussi bien parler des préconisations sur les conditions de travail qu’indiquent les médecins du travail et qui ne sont pas suivis d’actes. De la même manière, fait-on un procès aux professeurs dont un des élèves s’est suicidé, ou encore aux parents de ces même élèves ?
Alors pourquoi cette étrange coïncidence : cinq suicides en quelques mois dans une même usine ? Pour l’entourage d’une victime, c’est un choc. Cela vaut également pour son entourage professionnel. Le parallèle peut être fait avec ce qui se passe pour le suicide ou la mort de certaines "stars" : la mort de Rudolf Valentino a provoqué le suicide de quelques-unes de ses fans, le suicide d’une célèbre starlette japonaise en a fait autant parmi ses fans adolescentes, certaines allant même jusqu’à "reproduire" le suicide sur le même lieu. Et pourtant elles n’avaient pas la même raison de le faire que leur idole. Mais là, les victimes sont des "anonymes". Même une personne dans un entourage lointain va se sentir
interpellée par cet acte. Certaines plus fragiles vont être amenées à se poser de nouvelles questions sur leur vie. Et c’est là que le lien se crée. Le lien entre la situation Renault et la situation PSA est l’incertitude que vivaient les salariés des deux sociétés avec l’approche de plans sociaux et la pression hiérarchique, tout du moins comme ils la percevaient. A cela s’ajoutait la forme de l’acte et l’impact qu’il a eu. Ainsi, avec le battage fait autour des premiers suicides, certains pouvaient y voir un moyen de se faire entendre, définitivement. A l’intérieur de la société, le lien peut changer et passer du type "anomique" au type "fataliste", tel que décrit par Emile Durkheim, considéré comme fondateur de la sociologie. (Une typologie remise en cause, certes, mais qui, en première approximation, permet de voir les changements qui s’opèrent.) Voyant ce signal envoyé, la future victime peut décider d’envoyer elle aussi un signal identique pour un cas tout à fait différent. Elle est jusqu’ici spectatrice de la réaction de son entourage
professionnel suite au premier suicide d’un collègue. Mais cette réaction peut renforcer la conviction que cet acte est justifié, et donc que son propre acte serait justifié.
Il y a 11 000 suicides par an en France dont 8 000 hommes avec une prépondérance entre 35 et 54 ans, la population active donc. Et il y a 160 000 tentatives de suicides par an. Des chiffres énormes face à ces six cas et qui montrent une énorme disparité. Focaliser ainsi sur ces cas d’une seule entreprise a des effets pervers. L’image de l’entreprise, dont la responsabilité n’est pas prouvée, est écornée. Et si la société est touchée, ses membres le sont aussi. Le fait de montrer du doigt cette société va créer au sein de celle-ci un malaise propice à d’autres actes de suicide. Il n’y a pas qu’une seule raison au suicide, mais un ensemble de phénomènes dont un déclencheur, qui fera passer à l’acte. Le média doit prendre conscience qu’il devient un phénomène actif chez certains individus déjà fragilisés. Cet effet sera d’autant plus fort qu’il se contente d’être factuel : une personne X s’est suicidée chez Y. Le fait non précisé laisse une large part à l’interprétation de chacun et donc aux rumeurs, aux élucubrations de toutes sortes.
Le rôle du journalisme est d’énoncer des faits. Mais toute la difficulté avec l’abondance d’information est d’en mesurer la portée. Des centres d’assistance ont été mis en place dans les entreprises touchées afin de prévenir ces cas. Indépendants des entreprises, ils seront confrontés à la mise en place des actions d’accompagnement des "patients". Les "appelants" seront-ils mis en arrêt maladie pour ne pas créer de risque d’autres suicides au sein de l’entreprise ? Certains le croient déjà.
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