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Tetris : un médicament, une drogue, un symbole de la société de consommation made in USSR

Dans les années 1980, avant la chute du mur de Berlin, Alexey Pajitnov travaillait à l’Académie des Sciences de Russie où il testait régulièrement des matériels informatiques en provenance de l’étranger. Afin d’évaluer leurs capacités, il écrivait des programmes simples, une excuse dont il se servait pour créer en réalité des jeux vidéo.

C’est ainsi que naquit, soi-disant le 6 juin 1984, Tetris. Ironie de l’histoire ou jeu de dates volontaire du créateur ? Si le 6 juin 1944, les alliés menés par les Etats-Unis débarquaient en Normandie, le 6 juin 1984 pourrait marquer le débarquement virtuel de la société de consommation en URSS, quelques années avant le délitement de cette dernière. Depuis d’ailleurs, Pajitnov s’exilé aux Etats-Unis.

Un créateur accro

Tetris s’est exporté avant la chute du régime soviétique et il a conquis le monde entier. Il fait partie des dix jeux vidéo les plus populaires de tous les temps, sa place variant suivant les revues publiant un classement. Le magazine étasunien Compute ! écrivait à propos de la version IBM de Tetris en juillet 1988 : « c’est un des jeux vidéo les plus addictifs de ce côté-ci du mur de Berlin… Ce n’est pas le genre de jeu à entamer si vous avez du travail à faire ou un rendez-vous. Considérez-vous prévenu ».

Même son créateur, Alexey Pajitnov, a ressenti l’addiction en programmant Tetris : « je prétendais être en train de débugger mon programme, mais en fait, je ne pouvais pas m’arrêter d’y jouer. Quand d’autres l’ont essayé, ils ne pouvaient pas non plus. C’était tellement abstrait – c’était sa plus grande qualité. Il a plu à tout le monde. »

Les effets stimulants et apaisants du jeu

Des études sérieuses se sont penchées sur les effets que ce jeu vidéo peut provoquer chez l’homme. Commençons par les impacts dits positifs. Des chercheurs étasuniens ont mis en évidence en 2009 que la pratique de Tetris, même modérée, stimule les capacités cognitives comme « la pensée critique, le raisonnement, le langage et le traitement des informations ».

En 2009 toujours, le département psychiatrique de l’université d’Oxford a procédé à une expérience où des images traumatisantes (opération chirurgicale, accident de voiture, noyade) ont été projetées à un ensemble de participants. Suite au visionnage, une partie des cobayes a joué à Tetris pendant quelques minutes tandis que les autres restaient tranquillement assis. Il s’est avéré que les personnes ayant joué à Tetris ont eu moins de flashbacks que celles n’y ayant pas joué, prouvant ainsi les vertus apaisantes de Tetris en cas de choc psychologique.

L’explication du pouvoir médical de Tetris est la suivante : le jeu vidéo utilise les mêmes ressources cérébrales spatiovisuelles que les flashbacks traumatisants. En mobilisant ces ressources moins de six heures après le traumatisme, le joueur n’a plus le temps de penser à son expérience choquante. Or c’est en repensant à un évènement qu’on le grave dans la mémoire, cette dernière fonctionnant sur le principe de la répétition.

Autre lieu, autre découverte soulignant les effets bénéfiques du jeu : à l’université Mc Gill de Montréal, des chercheurs ont utilisé le célèbre jeu dans une approche novatrice pour traiter l’amblyopie chez l’adulte, couramment appelée « œil paresseux ». En divisant l’information entre les deux yeux de façon complémentaire, le jeu vidéo les force à travailler ensemble, stimulant l’ « œil paresseux ».

L’effet Zeigarnik

Si Tetris contribue à l’activation des neurones et à l’effacement des images traumatisantes, il engendre, comme nous l’avons déjà vu au sujet de son inventeur, une dépendance. Moi-même, j’ai passé je ne sais combien d’heures, au lieu de réviser sagement, à empiler les blocs pour atteindre le plus haut score possible. Dans un article publié sur la BBC en 2012, le professeur Tom Stafford explique cette addiction en partant du constat que beaucoup de jeux consistent à « ranger », comme le billard par exemple.

Puis, il fait appel à un phénomène psychologique, l’effet Zeigarnik, du nom de son inventrice. Dans les années 1930, attablée à la terrasse d’un café, Bluma Zeigarnik observait avec fascination la mémoire des serveurs se rappelant avec aisance des commandes de leurs clients. Elle nota également qu’aussitôt le client servi, la commande disparaissait de la mémoire du serveur. Elle donna ainsi son nom à tout un ensemble de problèmes pour lesquels des tâches incomplètes demeurent en mémoire.

L’effet Zeigarnik explique en partie la raison pour laquelle les quiz sont si captivants. Vous pouvez très bien n’avoir rien à cirer du nombre de fois où Björn Borg a gagné Roland Garros, ou du nombre de pays qui ont au moins un McDonald, mais une fois que la question est posée, il devient étrangement irritant de ne pas en connaître la réponse. La question colle aux cellules grises jusqu’à ce que l’information correcte vienne l’en délivrer.

L’explication de Tom Stafford

Tetris maintient en haleine le joueur parce qu’il crée en continu des tâches : à chaque fois qu’une ligne ou un ensemble de lignes disparaît, une nouvelle brique descend et entame une nouvelle tâche à compléter. Chaque bloc constitue à lui seul un problème à résoudre avec une solution immédiate. Tetris est un monde simple dans lequel les solutions peuvent être mises en œuvre instantanément.

Des études de joueurs de Tetris montrent que les gens préfèrent faire tourner les blocs pour voir s’ils vont s’imbriquer correctement, plutôt que de penser à l’imbrication. Chacune des deux méthodes fonctionnerait bien sûr, mais selon Tom Stafford, Tetris crée un monde où l’action est plus rapide que la pensée, ce qui serait une clé de compréhension de son effet addictif.

Tom Stafford avance une explication pour l’existence de l’effet Zeigarnik : l’esprit est conçu pour se réorganiser autour de la poursuite d’objectifs. Tetris crée une chaîne continue de frustrations et de satisfactions une fois l’objectif atteint. « Comme un parasite intelligent, Tetris profite du plaisir intellectuel basique de voir les choses accomplies, et il l’utilise contre nous. »

La création de frustrations et de satisfactions s’enchaînant à un rythme de plus en plus rapide correspond au mécanisme même de la société de consommation. On pourrait alors se poser la question : comment se fait-il que Tetris ait été inventé en Union Soviétique ? Il est vrai que son inventeur, à la chute du rideau de fer, n’a pas fait long feu en Russie, mais je trouve assez amusant qu’un jeu symbolisant aussi bien la société de consommation ait été conçu en URSS. Creusons encore un peu.

Autres causes possibles de l’effet addictif

Pour Tom Stafford, Tetris crée un monde où l’action est plus rapide que la pensée. En tant qu’ancien joueur, j’estime que celui qui fait tourner la pièce sans anticiper intellectuellement la position finale de celle-ci ne va pas bien loin dans le jeu. Tetris selon moi, met en valeur l’esprit rationnel qui permet de trouver une solution rapidement et de la mettre en œuvre instantanément.

Le fonctionnement « rapide » de l’esprit rationnel est permis grâce à la simplicité de l’agencement des pièces. Car sinon, de manière générale, la pensée consciente est d’une lenteur effroyable en comparaison du traitement inconscient des masses d’informations digérées par notre cerveau à chaque seconde. Ainsi, Tetris fournit une impression de maîtrise rationnelle du monde, mais un monde bien simple.

Pour ouvrir la réflexion, ajoutons une autre cause possible de l’effet addictif du jeu : l’imbrication. Faire coïncider les formes les unes avec les autres, c’est user de leur complémentarité. La première imbrication/complémentarité naturelle qui me vient à l’esprit est celle de l’homme et de la femme. Elargissons symboliquement, sans s’en tenir à des considérations purement sexuelles, à l’ensemble de la société : si chaque pièce symbolise une personne, l’objectif du jeu revient à positionner chaque personne à la place qui lui convient le mieux, de manière à former des ensembles de blocs sans espace vide, c’est-à-dire une société unie et solidaire.

Joaquim Defghi

Blog : actudupouvoir.fr

Twitter : @JDefghi

Crédit photo : https://www.flickr.com/photos/timdorr/


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9 réactions à cet article    


  • claude-michel claude-michel 12 juin 2014 09:52

    Les jeux vidéos sont la marque de la dégénérescence de l’humanité.. !


    • claude-michel claude-michel 12 juin 2014 10:20

      La preuve.. !


    • Mmarvinbear Mmarvinbear 12 juin 2014 10:51

      C’est l’absence de jeu qui est une marque de dégénérescence.


      Le jeu est universel, chez toutes les espèces animales dont les parents ne se contentent pas de pondre leurs oeufs avant de se tirer. Le jeu est une activité formatrice car il aide le jeune à acquérir les comportements qui lui assureront sa survie une fois adulte. L’adulte lui y trouve une forme de délassement, un entrainement bienvenu pour des activités importantes qu’il n’exerce pas tous les jours sinon.

      Le jeu vidéo n’en est qu’un avatar, un perfectionnement.

    • claude-michel claude-michel 12 juin 2014 12:32

      Par Mmarvinbear...Pauvre France...nous sommes vraiment foutus.. !


    • raymond 12 juin 2014 16:26

      Dis Michel, rassure moi tu es vraiment comme cela en vrai ????


    • Mmarvinbear Mmarvinbear 12 juin 2014 10:54

      Ce petit jeu est un des préférés des militaires. Lors de mon service (oui, je suis aussi vieux que cela...-___-), il y avait des bornes de Tétris dans les salles de repos.


      Les gradés savaient que c’était un des meilleurs jeux qui permettait d’optimiser la coordination oeil-main. Inutile d’en préciser l’importance pour un soldat.

      En fait, pour celles et ceux qui voulaient s’engager, la pratique du jeu vidéo ou non pouvait être un critère de sélection. J’imagine que les choses n’ont pas changé depuis.

      • taktak 12 juin 2014 11:37

        En tout cas cet article est l’occasion de rappeler que le développement technologique des pays socialistes étaient loin d’être aussi médiocre qu’on ne le dit. Notamment en matière d’informatique que ce soit en URSS ou en RDA....

        Il serait peut être temps de faire tomber le rideau de faire de la propagande pro occidentale dans nos têtes.


        • joelim joelim 12 juin 2014 22:06

          Ce qui était intéressant était de partir d’une colonne remplie à 75 % (avec des trous aussi) et de la faire descendre jusqu’en bas. Sinon, le jeu est vraiment trop facile...


          Plus stimulant pour les neurones il y avait les pierres de couleur qui disparaissaient si on cliquait sur 3 adjacentes, et la pile au-dessus des pierres enlevées descendait. Mais du coup il faut réfléchir...

          Le démineur (bien programmé au niveau difficulté ce que je n’ai trouvé que dans une seule version jeu !) est intéressant en terme d’heuristiques à utiliser ; un peu comme le sudoku. Si j’ai joué à Tetris c’est parce que je n’avais pas encore un bon démineur...

          Tetris et autres jeux sont précieux pour garder la forme intellectuelle en vieillissant, pas mal de gens du 3e âge l’ont compris.

          • Mmarvinbear Mmarvinbear 13 juin 2014 03:00

            Le mieux, c’est encore de commencer au niveau max et à la vitesse maximale !


            Hardcore, mais quelle satisfaction de faire décoller la navette une fois la dernière ligne effacée !

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