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Traces d’argent

 

Le Mal se réfugie derrière la société-écran.

Alors qu’on nous annonce le grand retour de Monéo à travers le complot Covid, lequel consisterait à faire de chacun de nous un porte-monnaie de chair et de sang (ce que nous sommes déjà), je préfère encore m’abreuver aux vieux films. Hier, pour fêter l’Armistice, je regardais « Doc Hollywood », une jolie bluette romantique où Michael J. Fox interprète un jeune docteur ambitieux qui prend la route pour devenir chirurgien esthétique à Los Angeles et qui se retrouve coincé dans une petite ville pendant son voyage. 1991, ce n’est pas vieux, certes. Mais les valeurs défendues dans ce film étaient déjà vieilles en 1991, année où dans la culture populaire WASP le matérialisme joyeusement cynique des années 80 a disparu brutalement.

Ben Stone, que joue donc Michael J. Fox, est amené par la force implacable des circonstances à faire accoucher une jeune femme à l’arrière d’une voiture. C’est un novice en la matière. Il y parvient héroïquement. Le lendemain, pour le remercier, le mari et l’épouse, reconnaissants pour la bonne naissance de leur enfant, lui annoncent qu’ils lui ont donné son prénom. Le mari, conscient que ce n’est pas assez, offre un objet insignifiant au docteur, qui réalise à peine ce qu’il a accompli. La vie n’a pas de prix (ma mère avait raison).

Demain, ce genre de scène, qui a lieu chaque jour (je le vois dans mon travail, parfois on reçoit des boîtes de chocolat juste parce qu’on a débloqué une somme d’argent pourtant due) mais de plus en plus rarement, trouvera sa répétition. Sauf que demain, si on écoute les complotistes (ou si on suppose qu’ils ont percé à jour le projet des comploteurs), pour se procurer sa boite de chocolat, pour obtenir ce qu’on veut juste donner/rendre, il faudra forcément payer par carte, smartphone ou par une chair pucée/connectée au réseau mondial 5G… Et tout cela sera tracé du premier au dernier mouvement. N’importe quel geste pourra être scruté. Rien n’échappera à la surveillance. « Suivez l’argent », « cherchez la femme », « cui bono ? », comme d’habitude (entre guillemets ou pas - on connaît la chanson).

Admettons.

Certains ne se contentent pas de boites de chocolat ou de fleurs. Certains ont besoin de drogues. Certains ont besoin d’organes. Certains ont besoin de corps - ou de suppressions de corps. Et tous les trafics qui permettent la satisfaction de ces besoins sont aujourd’hui illégaux. Pour maintenir la bonne façade de la société, on n’admettrait pas qu’ils soient légaux. On pourrait, comme il a été fait récemment en Oregon, dépénaliser la possession des drogues dures dans des proportions « raisonnables » pour ne pas condamner les usagers. Et à l’autre bout de la chaîne, laisser les producteurs en activité écouler des masses de marchandises toxiques. Cela suffira-t-il à ne pas perdre la face ? Non. Et les vieux problèmes de la prostitution et du meurtre commandité resteraient en suspens.

Pour les résoudre, il n’y a qu’une seule solution, et elle est vieille comme le monde. L’écran de la respectabilité. Le salon de massage. La discothèque. Le bar, voire le restaurant. L’immatriculation d’entreprises qui mènent des affaires respectables. Le blanchissement de la morale noircie.

Dans un monde où toutes les transactions seraient susceptibles d’être tracées, il n’y a que deux possibilités. Soit les activités « immorales », dont la légitimité ne saurait être en faute au vu de leur longévité dans l’histoire humaine, sont légalisées, soit elles ne le sont pas. Et si elles ne le sont pas, le seul moyen de les maintenir dans l’ombre est de multiplier les sociétés-écrans. D’asseoir définitivement l’hypocrisie au fondement de la société bourgeoise dans le réel dématérialisé.

Dans un système de traçabilité totale, personne ne consomme de cocaïne, ce sont juste des repas dans une brasserie. La soirée avec une prostituée à l’hôtel c’est une conférence scientifique. Déplacer les reins soustraits d’une petite fille d’Afrique à l’Europe par avion, c’est comme ramener des bananes sur un bateau. Le malade du cancer à 25€, c’est un malade du covid à 55. Et cætera desunt. Tu parles d’une traçabilité !

La monnaie dématérialisée est l’aboutissement d’un projet de civilisation qui s’est masqué les conditions de son propre avènement. Des bananes à pas cher, ce sont d’abord des ouvriers à pas cher. Ce sont aussi des intermédiaires grassement payés. Mais comme tout le monde a pris la mesure de son propre prix dans une culture qui le permettait et dans une écologie qui ne le permet plus, il va falloir faire marche arrière. Le riche a dit : tu n’es pas libre, tu es solidaire. Porte ton masque et n’oublie pas ton attestation. N’oublie pas que demain, tu peux être un malade à 55€.

Pourquoi ai-je du mal à croire à la réalisation d’un plan pareil ? Parce que je ne peux que croire à la décence de la mémoire humaine. Je sais que celui qui a mal agi toute sa vie et qui en a tiré profit toute sa vie ne connaît que le même châtiment que celui a agi décemment toute sa vie et qui en est resté pauvre. Il meurt. Ce n’est donc pas un châtiment. C’est une condition laissée par la vie à la naissance. Mais il n’y a pas de naissance. Il n’y a qu’une reproduction, et pour qu’elle soit possible, il faut qu’il y ait production. Si cette production porte le code-barres d’une autre, à la livraison la confiance est trahie. Et dès lors les conditions de la confiance, les conditions de l’échange, doivent se retrouver dans le réel à travers l’observation de ce qui est hic et nunc, pour que la société se poursuive. Les écrans redeviennent des outils, et la société se poursuit. Nous avons payé, la chair est intacte. Elle se peut renouveler.

Nous continuerons à nous donner des boites de chocolat. Les vaisseaux de nos dettes laissent des traces de gourmandise, à moins que ce ne soit l’inverse. Ils laissent aussi des traces de luxure, d’envie, d’avarice… vous avez compris où je veux en venir. C’est parce que nous avons confiance en nos instincts capitaux que nous ne les laissons pas nous dominer. Mais l’écran est fort. Le spectacle de la vie nous retient, nous ne voulons pas le quitter. Pour un être mortel, il n’y a qu’un seul péché, c’est celui de regarder.

Et moi, qui essaie de m’en acquitter, j’écris ce que je ne veux pas voir. Alors, oui, c’est la même petite musique à chaque fois, c’est le même petit rythme qui s’insinue au cœur de mes phrases et de mes paragraphes. A peine je commence une proposition complexe que je souhaite déjà la simplifier. C’est de la scansion, c’est de l’écriture confinée. Je finirai par croire que mourir dans son propre corps puisse être préférable à survivre dans l'âme. Vivement que ce cauchemar s’achève.


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2 réactions à cet article    


  • lephénix lephénix 13 novembre 2020 12:25

    « projet de civilisation » ? de dénaturation et de décivilisation..

    5000 ans de conditionnement monétaire pour se faire dissoudre dans l’abstraction numérique et statistique comme dans l’acide s’effacer dans le néant de la société-écran... l’humanité se serait-elle laissé réduire à « ça » ? y aurait-il encore une vie entre l’être dépossédé et le néant ? le tout est de la choisir pour de vrai...


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 13 novembre 2020 12:30

      @lephénix

      « Réduire », non, parce que le projet a été présenté comme une domination de la nature. Se rendre maîtres et possesseurs de la nature et de ses moyens. Au départ ce n’était pas une histoire de nombre, mais de mesure. Difficile de ne pas constater qu’on ne sait plus faire dans la mesure. La démesure du projet initial était trop lourde.

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