Tueries de masse et jeux-vidéo : l’éternel amalgame ?
Le double attentat qui a ensanglanté la Norvège le vendredi 22 juillet (76 morts selon la police) aura soulevé de nombreuses polémiques dans le monde entier. Parmi celles-ci, une refait inexorablement surface : les jeux-vidéo ont-ils joué un rôle dans le passage à l’acte d’Anders Behring Breivik, l’auteur présumé du massacre ? Si la question n’est pas nouvelle, de nombreux analystes et médias persistent à souligner que l’une des activités les plus populaires au monde pourrait considérablement désensibiliser l’acte criminel. Simplicité d’analyse ou réalité éprouvée ? En tout cas, le jeu vidéo apparait comme le permanant bouc-émissaire de nombreux massacres perpétués ces vingt dernières années.
Pour certains spécialistes et politiques, massacres et jeux-vidéo font bon ménage
A la lecture du manifeste rédigé par ses soins - contenant pas moins de 1 518 pages [1] -, Anders Behring Breivik était un joueur confirmé de World of Warcraft, le jeu de rôle massivement multijoueurs le plus populaire de la planète : celui-ci possédait en effet deux personnages à des niveaux significatifs, ce qui souligne une pratique régulière du jeu (l’un était au niveau 85 et l’autre au niveau 27). Outre World of Warcraft, le norvégien cite d’autres jeux, comme Bioshock 2, Dragon Age ou encore Modern Warfare 2, un FPS (jeu de tir à la première personne) qui met le joueur dans la peau d’un soldat américain – jeu que le tueur présumé qualifie d’ailleurs comme « la meilleure simulation militaire du marché ».
Si l’attirance d’Anders Behring Breivik envers les jeux-vidéo ne fait donc guère de doute, la faible importance de ceux-ci dans son quotidien semble considérablement relativiser le fait que ces derniers auraient influencé son désir de massacre. Selon ses anciens compagnons de jeu, celui-ci ne se connectait plus qu’occasionnellement. De plus, le norvégien avoue ne pas spécialement apprécier les jeux de tir et préférer les jeux de rôles fantastiques. Finalement, le jeu-vidéo apparaissait pour lui comme l’alibi idéal à son départ précipité : « dites à vos proches que vous avez commencé à jouer à World of Warcraft ou à un autre jeu de rôle en ligne, et que vous allez vous y consacrer pendant plusieurs mois. [...] Dites-leur que vous êtes complètement accros au jeu [...] Vous serez étonné de voir ce que vous pouvez faire en toute discrétion en blâmant ce jeu », assure-t-il dans son carnet de bord. Mais alors pourquoi tant d’acharnement envers les jeux-vidéo alors qu’il parait évident que le tueur en avait une pratique plus que modérée ?
Depuis 1999 et la fusillade au lycée Columbine de Littleton (USA) perpétuée par deux jeunes lycéens, le débat reste enflammé. A l’époque du drame, qui couta la vie à 15 élèves et un professeur, les jeux-vidéo ainsi que le cinéma hollywoodien avaient été pointé du doigt pour la violence jugée démesurée qu’ils diffusaient. Bill Clinton avait en ce sens ouvertement accusé l’industrie du loisir (dont raffolaient les deux lycéens) dans un très ferme discours daté du 22 mai 1999 : le président américain y stipulait qu’un enfant américain, arrivé à l’âge de ses 18 ans, avait déjà assisté à plus de 40 000 meurtres dans les médias [2]. Deux ans plus tôt, deux sénateurs américains avaient, en vain, décrié l’existence de jeux-vidéo violents. Face au drame qui avait secoué l’Amérique toute entière en réveillant le spectre du terrorisme et de la violence scolaire, les politiciens s’étaient ainsi précipités dans des discours alarmistes souvent très simplistes et populistes : il fallait trouver le coupable idéal de ces massacres. Une véritable diabolisation du jeu-vidéo avait alors déferlé suite à cette hypermédiatisation : des films comme Elephant de Gus Van Sant (Palme d’Or au Festival de Cannes 2003) ou des livres comme celui de l’officier américain Dave A. Grossman (« Comment les jeux vidéo apprennent à nos enfants à tuers », paru en 1999) ont explicitement présenté les jeux-vidéo comme l’une des causes fondamentales de la déviance psychologique de certains auteurs de massacres. Pour appuyer son discours, Grossman prend l’exemple d’une autre tuerie, celle de la ville allemande d’Erfurt qui eut lieu en 2002 et qui couta la vie à 16 personnes. Son auteur, Robert Steinhäuser, était un joueur régulier de Counter-Strike, célèbre FPS multijoueurs. Pour Grossman, le lien est évident : « grâce au jeu, il s’entraînait par l’imagination à aller droit vers quelqu’un, à lui braquer un pistolet en plein visage et à appuyer plusieurs fois sur la gâchette. La police d’Erfurt a rapporté que certaines victimes n’étaient plus identifiables tellement elles étaient défigurées. Cela prouve bien que le jeune homme s’était entraîné », affirme-t-il dans un entretien accordé au journal suisse Horizons et débats [3].
Cette hypothèse du jeu-vidéo comme « entrainement militaire » est d’ailleurs souvent mise en avant alors qu’elle apparait comme peu crédible. Comme l’affirme Olivier Mauco, chercheur au CNRS et auteur du blog Game in society, « un jeu seul ne produit pas d'effets d'apprentissage stables dans le temps ». Néanmoins, le chercheur précise que dans des jeux d’arcade comme Time Crisis qui utilisent une arme factice en guise de manette, « l'interface homme machine est semblable à celle des entraînements des policiers ». Mais l’importante majorité des personnes jouant à leur domicile, la manette et le clavier restent très largement majoritaires dans les modes de consommation de jeux-vidéo.
Les jeux-vidéos stimulent l’activité cérébrale
Pour d’autres spécialistes, c’est d’avantage le caractère permissif du jeu-vidéo qui pose problème. Stéphane Bourgoin, spécialiste des tueurs de masse, affirme que le jeu-vidéo a une influence indiscutable sur les joueurs qui sont, par définition, actif et non passif – contrairement au cinéma où le spectateur subit les images qu’on lui impose. Selon lui, le danger vient principalement du fait que la liberté accordée au joueur lui permet d’exprimer ses fantasmes les plus violents : « certains jeux japonais, accessibles gratuitement en ligne, permettent d’incarner un violeur en série », souligne-t-il sur le site internet du Parisien [4]. L’argument reste néanmoins assez fragile car les polémiques qui touchent le jeu-vidéo aujourd’hui ont d’abord concerné le cinéma, divertissement où l’individu reste passif. Il suffit de se remémorer l’incroyable tollé que provoqua Orange Mécanique à sa sortie en 1971 alors que la violence du film parait aujourd’hui peu démesurée. Il en va de même pour Salo (1976), de l’italien Pier Paolo Pasolini, ou encore Scream (1996), de l’américain Wes Craven, qui donna lieu à d’effroyables faits divers [5].
L’enjeu de la réflexion repose finalement sur une question assez simple : l’immersion d’un jeu-vidéo peut-elle brouiller les différences que fait le joueur entre le virtuel et la réalité ? A cette question, la philosophe Marie-José Mondzain avance dans son livre L’image peut-elle tuer ? que la violence renvoyée par tous types d’images (qu’il s’agisse de peinture, d’images animées ou donc de jeu-vidéo) ne peut rendre violent un individu. C’est d’avantage l’interprétation de la violence visionnée qui peut poser problème, notamment si cette dernière concorde avec l’expérience de l’individu. Le danger fondamental du jeu-vidéo (et de tout type de représentation fictionnelle) tient donc au fait que les images réalistes qu’il renvoie soient confondues avec la réalité, qu’il demeure une imprécision, un flou.
En ce sens, pour Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des nouvelles technologies et des addictions, le jeu-vidéo ne peut être le déclencheur de troubles psychiques. Elle indique sur le site du Nouvel Observateur que, conformément à de nombreuses études, le jeu-vidéo ne rend pas violent [6]. Ce serait même le contraire : le jeu-vidéo permettrait d’extérioriser la violence qu’un individu canaliserait au cours de son existence. Une étude a ainsi souligné qu’il existe aux Etats-Unis une corrélation négative entre la pratique des jeux-vidéo et le taux de criminalité [7]. De là à dire que le jeu-vidéo serait bon pour la santé, il n’y a qu’un pas … que certains osent allégrement franchir. En 2003, les docteurs américains C. Shawn Green et Daphne Bavelier ont démontré que la pratique des jeux-vidéo améliore significativement l’attention visuelle ainsi que la mémoire spatiale. Stimulants pour le cerveau, les jeux-vidéo seraient ainsi très bénéfiques, notamment pour les enfants. Les difficultés rencontrées dans certains jeux (principalement d’aventure et de gestion) obligeraient l’enfant à développer une réflexion, voire une stratégie, pour atteindre un but très précis. Pour beaucoup, le jeu-vidéo s’apparente ainsi à une véritable activité intellectuelle qui développe considérablement le sens de l’orientation, la logique ou même la culture générale (certains jeux contiennent énormément de références historiques par exemple). Encore plus étonnante, une étude réalisée par le laboratoire de psychophysiologie l’East Carolina University (USA) démontre que la pratique de jeux-vidéo a des effets positifs sur l’humeur et l’anxiété des personnes souffrant de dépression [8].
Depuis plus d’une décennie, études et contre-études viennent donc animer cet éternel débat. Mais comme le signale le psychiatre Stéphane Mouchabac au site Internet Zdnet [9], aucune ne vient clairement démontrer que le jeu-vidéo est un facteur de passage à l’acte « ultra-violent », notamment car celui-ci évolue trop rapidement et que nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour parfaitement analyser ses effets. Et si le jeu-vidéo n’était finalement qu’un divertissement comme un autre ? En tout cas, près de deux-tiers des français qui affirment avoir joué à un jeu-vidéo au cours des 6 derniers mois semblent partager cet avis [10].
Retrouvez cet article dans son contexte original sur ActuRevue.com
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NOTES :
1. 2083, le manifeste d’Anders Behring Breivik (.pdf) : http://www.schizodoxe.com/docs/2011/07/2083-A-European-Declaration-of-Independence.pdfs
2. Discours de Bill Clinton du 22 mai 1999 : http://findarticles.com/p/articles/mi_m2889/is_21_35/ai_55174649
3. Interview de Dave A. Grossman publié sur le site du journal suisse Horizons et débats : http://www.horizons-et-debats.ch/13/Comment%20les%20jeux.htm
4. Interview de Stéphane Bourgoin publié le 24/07/2011 sur le site du journal Le Parisien : http://www.leparisien.fr/international/norvege-ces-tueurs-veulent-laisser-une-trace-dans-l-histoire-24-07-2011-1543314.php
5. Incidents liés au film Scream (1996) de Wes Craven : http://fr.wikipedia.org/wiki/Scream_(film)#D.C3.A9rives_dans_la_r.C3.A9alit.C3.A9
6. Interview de Vanessa Lalo publié le 25/07/2011 sur le site du Nouvel Observateur : http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110725.OBS7601/norvege-le-jeu-video-ne-mene-pas-a-une-telle-tuerie.html
7. Etude de l'Université du Texas sur les liens entre jeux-vidéos et criminalité (avril 2011) : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1804959
9. Interview du psychiatre Stéphane Mouchabac publié le 17/09/2007 sur Zdnet : http://www.zdnet.fr/actualites/le-jeu-video-violent-est-il-mauvais-39373306.htm
10. Selon une étude réalisée par GfK.
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