Une « cagnotte » ? D’accord, mais pour tout le monde !
L’expérience de « cagnotte » imaginée pour inciter les lycéens à suivre les cours risque de produire des effets pervers. La cagnotte utile ne serait-elle pas plutôt dans l’idée d’un revenu d’existence ?
Trois lycées de l’Académie de Créteil (Val-de-Marne) expérimentent une « cagnotte » destinée à faire venir les élèves en classe. Le principe : donner de l’argent aux élèves pour qu’ils viennent en classe. Objectif : éviter l’absentéisme. L’idée a été imaginée par Martin Hirsch, Haut Commissaire à la Jeunesse. Même si la mise en oeuvre reste à définir, cette expérience de « cagnotte » aborde de façon plutôt perverse la question de la nécessaire autonomie matérielle des personnes. L’autonomie de l’existence est une condition du vivre-ensemble.
La valeur « travail », tarte à la crème de notre modèle économique, finit par résumer l’Homme à sa seule condition de rouage fonctionnel du système. Nicolas Sarkozy avait promis à ses électeurs qu’ils pourraient « travailler plus pour gagner plus » ; Martin Hirsch invente le slogan qui dit aux jeunes : « gagnez de l’argent grâce à l’école ». Et le chef de l’Etat aurait émis quelques réserves sur l’idée elle-même... Aller à l’école, pour quoi faire ? Pour quel projet ? Dans quel but ? La "cagnotte" répond-elle à ces questions ? Evidemment, non. L’école doit répondre à une ambition qui n’est pas uniquement de l’ordre du mérite et de la compétition. La compétition, validée par l’argent gagné, est devenue la valeur suprême du modèle économique qui résiste à la remise en cause.
Le vivre-ensemble ne repose pas sur la concurrence des personnes. Il est fondé sur la concurrence des projets, laquelle vient du dialogue entre les personnes. Comme le dit très justement Albert Jacquard, « apprendre la citoyenneté, c’est prendre conscience du besoin de l’autre pour devenir soi » (1). Aucune « cagnotte » scolaire ne peut suffire à répondre à cet enseignement de la citoyenneté.
Dans notre système économique, des millions de familles – c’est une réalité – sont plongées dans le désespoir social et le désarroi matériel : elles glissent vers cette pente naturelle qui s’appelle l’apât immédiat du gain. Pour survivre. Pour satisfaire les besoins urgents. La « cagnotte » peut s’avérer efficace, de ce point de vue. Et après ? Méfiance : la cagnotte est une drôle de carrotte qui peut vite se retourner en bâton sur ceux qui l’ont imaginés. Mettons-nous à la place de l’élève démotivé (nous en avons tous un souvenir personnel) : si je reçois un peu d’argent pour venir l’école, je peux m’en satisfaire. Mais cela ne me donne ni l’assurance d’un avenir, ni celle d’un espoir de reconnaissance ou d’une transmission de savoir utile. Où est l’estime de soi ? Les conséquences de cette expérience « cagnotte » risquent de s’avérer désastreuses.
Il est intéressant de noter que cette « cagnotte » lycéenne procède du même état d’esprit que le RSA : il s’agit de remettre les gens au travail. Quelle est son efficacité sociale ? A France Telecom, l’évolution des métiers et les méthodes nouvelles pour mettre les gens au travail entraînent un mal-être si grand, pour une large partie des salariés, que certains travailleurs – même payés convenablement – se sentent déshumanisés, dépossédés de leur initiative et, finalement, d’eux-mêmes. Quand on demande à un juriste de passer à une fonction de télémarketing, c’est une catastrophe pour la personne. La « cagnotte » risque de s’avérer non seulement inefficace, mais elle peut même contribuer à détruire le lien social. Ce système peut produire un « homme sans qualités », au sens où l’entend Robert Musil.
Pour sortir de cette spirale infernale, il vaudrait mieux ré-humaniser le rapport à l’argent. Remettre l’argent à sa juste place, en instaurant, par exemple, un revenu d’existence : une base matérielle pour chacun, durant toute la vie, quelle que soit son activité et sa situation sociale. Une « cagnotte », donc ?! Oui, mais pour tout le monde et sans condition ! Le travail de la personne serait alors mis en valeur, de façon plus morale et moins marchande.
(1) Albert Jacquard, « Nouvelle petite philosophie », entretien avec Huguette Planès (Ed. Stock, 2005 – disponible en collection Poches)
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