Une cloche dans la tourmente
Dans les austères immensités des hautes terres de Lozère habitent des hommes et des femmes habitués à affronter les rigueurs climatiques. Il n’y a pas si longtemps, ceux qui vivaient sur le flanc nord du Mont Lozère savaient qu’une simple cloche pouvait, autrefois, sauver une vie...
C’est un fait indéniable, et le changement climatique n’y est sans doute pas étranger, la mauvaise saison, bien que très marquée dans ces rudes contrées d’altitude, est désormais moins âpre qu’autrefois sur les plateaux et les monts de Lozère, même s’il arrive, comme ce fut le cas en 1996 et, à un degré moindre, en 2009, qu’un hiver plus rigoureux s’installe sur la région. En épluchant les châtaignes devant l’âtre à l’entrée de l’hiver, certains anciens continuent donc de mettre en garde les plus jeunes contre les dangers de la « tourmente », cet assaut du vent et de la neige qui fait perdre à l’homme tous ses repères. Une tourmente qui, lorsqu’elle survenait sans prévenir, pouvait naguère se révéler meurtrière sur ces immensités désolées, balayées par un vent glacial porteur de terribles bourrasques de neige et générateur de redoutables congères. Une cloche dans les intempéries pouvait alors sauver la vie des imprudents égarés dans la tempête...
Tout le monde, ou presque, connaît en Lozère la tragique histoire de Marthe et Pierrette Dupeyron, deux jeunes filles mortes le jeudi 2 janvier 1941, tout près du hameau des Badieux, à moins de deux kilomètres de l’école d’un autre hameau de la commune des Bondons, La Vaissière. Marthe, âgée seulement de 21 ans, y enseignait et avait eu à cœur de ne pas faire « l’école buissonnière » pour la rentrée du vendredi. De retour, à pieds depuis le col de Montmirat, d’une visite à leurs parents pour les fêtes, dans le village de Roclès, la jeune enseignante et sa sœur cadette avaient tenu à poursuivre leur route dans le mauvais temps après une dernière halte aux Badieux. La tourmente avait eu raison de leur volonté et de leur connaissance du terrain. Le dimanche 5 janvier, c’est deux corps sans vie et couverts de glace qui avaient été retrouvés, main dans la main et recroquevillés au pied d‘un arbre givré. Un monument à la sortie nord de La Vaissière rend hommage à ces deux victimes de l’hiver lozérien.
C’est pour prévenir le risque de décès de personnes égarées dans les tempêtes hivernales, à l’image des sœurs Dupeyron ou de ces deux moines à skis décédés aux environs des Sagnes en 1984, que les habitants de ces contrées au climat rude et piégeux avaient décidé, au cours du 19e siècle, d’ériger des « clochers de tourmente ». Construits au cœur des villages ou des hameaux dans le granit ou le schiste omniprésents dans cette superbe région, ces édifices étaient munis d’une cloche que les habitants, bravant la froidure et les bourrasques, faisaient sonner à intervalles réguliers lorsque la tempête balayait les monts afin de permettre à d’éventuelles personnes en détresse de s’orienter et de sauver leur vie. Le rôle de ces clochers ne s’arrêtait pas là : témoins de la foi des habitants du lieu, elles saluaient également les évènements heureux qui survenaient, ou égrenaient le glas lorsqu’un deuil frappait la communauté ; mais leur fonction première était bien de redonner un espoir de salut aux malheureux en perdition dans le froid mordant et les tourbillons de neige.
Rien d’étonnant dans le fait qu’existent, en ces lieux, de tels clochers de tourmente. Les populations de Lozère, confrontées à des conditions de vie difficiles sur des terres souvent ingrates, savent mieux que quiconque ce que le mot « solidarité » veut dire. L’exemple – vécu dans mon propre entourage – de l’aide apportée, dans le nord du département, à un vieil homme, lourdement diabétique et incapable dans ses vieux jours de se prendre en charge au quotidien, est là pour en témoigner. Son épouse, ancienne institutrice, ayant dû être hospitalisée quelques semaines à Mende, les familles du village se sont toutes mobilisées pour, chacune à son tour, inviter une journée entière sous leur toit et à leur table ce vieil homme usé par une vie de labeur.
Des clochers de tourmente, il en subsiste six, tous classés monuments historiques en 1991. À l’exception de celui du Mas de Truc en Ardèche, les cinq autres sont implantés au nord du Mont Lozère, à Oultet, Les Sagnes, Auriac, Serviès et La Fage*. Dans une région si riche en patrimoine rural, et notamment en superbes constructions de granit, ces témoignages de la solidarité d’antan ne sont pas les moins émouvants.
* Une superbe randonnée d’environ 17 km permet d’admirer les quatre premiers.
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