Une France sinistrosée
L’entrée de la France dans un cycle psychologique dépressif remonte à une vingtaine d’années. A partir de l’attentat du 11 septembre 2001 émerge dans la conscience occidentale l’imaginaire de la catastrophe, de la peur et du chaos. Le monde est alors rentré dans « le mode panique ».
D’autant plus que les ressentis d’incertitude et de vulnérabilité sont régulièrement renforcés par toute une série de peurs quelles soient climatiques, écologiques, sanitaires , terroristes, financières ou sociales. Ce climat anxiogène et paranoïde fait que l’extérieur est vécu comme une menace (cf la peur de la mondialisation avec la recherche de bouc-émissaire comme la Chine). L’avenir devient alors insécure comme si le pire était à venir et qu’il ne restait plus aux Français que le désespoir, la résignation, la colère , l’exaspération ...ou la révolte (?).
D’autre part les craintes suscitées par la recherche scientifique sur des questions complexes comme les OGM, les nanotechnologies ou les cellules souches - compte-tenu du contexte d’anxiété- génèrent au pire une technophobie, au mieux un technoscepticisme et dans la plupart des cas une perception peu claire des enjeux scientifiques d’autant plus que les controverses sont discutées soit en termes idéologiques (opposition entre le vrai et le faux), soit en termes moraux (opposition entre le bien et le mal), ce qui n’est pas fait pour éclairer et surtout rassurer un citoyen passablement désabusé.
Déjà en 2003 Alain Duhamel parlait du désarroi et du désenchantement des Français ainsi que leur propension au masochisme et à l’autoflagellation. En 2007 Yann Algan et Pierre Cahu publient un livre sur la société de défiance et le déficit de confiance des Français dans leurs structures sociales collectives. En 2009 le rapport remis à la secrétaire d’Etat Nathalie Kosciusko-Morizet sur la santé mentale des français par le Centre d’analyse stratégique remarque qu’ils se vivent plus malheureux que leurs voisins européens (à niveau de vie comparable). En février 2010 le rapport annuel du médiateur de la République Jean-Paul Delevoye décrit la société française comme « fatiguée psychiquement » et des Français éprouvant un fort sentiment d’injustice et de suspicion envers l’administration. Même les politiques s’inquiètent de cette dépression française à telle enseigne que Alain Juppé réactive son think tank « France moderne » et invite à une réflexion sur la déprime française dans le cadre des entretiens de Bordeaux de juillet 2010.
Ainsi depuis 10 ans, tour à tour enquêtes d’opinions, sondages, études, livres... dressent le portrait psychologique de Français malheureux, pessimistes, déprimés, sceptiques et surtout très inquiets pour l’avenir de leurs enfants (même si paradoxalement le taux de fécondité en France -deux enfants par femme- est le plus élevé d’ Europe. Données INSEE 2006). Même si ces travaux sont parfois méthodologiquement critiquables et leurs conclusions parfois contradictoires ils s’accordent tous quand même sur la description d’une France inquiète, repliée sur elle-même, peu confiante en ses valeurs et peinant à construire un destin solidaire et un projet commun.
Nos compatriotes seraient donc taraudés par la peur, dévorés par la suspicion, désorientés par l’évolution du monde et incapables de se projeter dans l’avenir. Cette frilosité psychologique les pousserait à épargner plus que de raison (leur taux d’épargne est de 17% ! et l’encours d’assurance-vie a bondi de 10% en 2010 pour s’établir à 1.234 milliards d’euros. La Tribune du 30/06/2010). De plus ils sont 76% à souhaiter que leurs enfants deviennent fonctionnaires ! ; bref deux symptômes qui soulignent la crise de confiance certes dans l’avenir mais aussi dans beaucoup de champs de la société (du politique, de l’état, de l’économique ...)
Comment comprendre ce moral en berne et ce découragement ?
Est-ce dû à des difficultés à comprendre un monde devenu trop rapide, trop complexe, trop changeant A une impression de désorientation cognitive dans un monde ou l’accélération du temps (l’instantanéité) se double d’un élargissement de l’espace (la mondialisation) ? A un entendement constamment mis à l’épreuve face aux bombardements incessants des flux d’informations ? A un fatalisme face au catastrophisme écologique et aux prophètes de l’apocalypse ? A une parole politique décridibilisée, incantatoire , désespérante qui tourne à vide et n’a plus prise sur le « réel » ? A la technicité des questions financières que même les professionnels de la finance ont parfois du mal à comprendre ? A la faillite des experts en prévisions économiques et financières ce qui conduit les Français à un certain relativisme ? A une crise du sens comme si ce monde échappait à la rationalité humaine et devenait comme la finance incontrôlable (outre-atlantique 70% des transactions financières spéculatives sont réalisées par des automates au moyen d’algorithmes à haute fréquence qui démarrent à la milliseconde !).
Ce désabusement provient sans doute des raisons sus-citées (et de bien d’autres encore...) mais aussi pour une autre peu relevée à savoir l’existence de conflits entre des choix inconciliables à tout le moins contradictoires et qui sont par nature éminemment anxiogènes car générateurs confusion mentale comme le démontre les travaux de psychologie expérimentale sur la genèse des névroses expérimentales.
Quatre exemples nous servirons à illustrer cette idée de situations conflictuelles génératrices d’anxiété.
1/ Le conflit entre déficit positif et déficit négatif.
L’incompréhension des évènements financiers quant à leur logique et leur cohérence dans les réponses à apporter est renforcée par les têtes-à-queues des décisions politiques : à un moment les déficits publics sont présentés comme un investissement positif pour l’avenir et trois mois après comme insupportables pour le budget de la nation ! Comme en témoigne le plan de rigueur actuel et l’irréalisme du retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2016. A tel point que pour concilier des actions contradictoires (entre relance et rigueur il faut choisir) notre ministre de l’Economie Christine Lagarde doit créer le néologisme de « rilance » (ri pour rigueur et lance pour relance ! Et pourquoi pas « croisseur » pour « croissance » et « rigueur » !). Oxymore qui n’est effectivement pas fait pour clarifier les choix économiques du gouvernement et éclairer le citoyen. D’autre part, si le plan de relance est toujours en activité ( à ma connaissance Patrick Devdjian est toujours ministre de la relance même si la disparition des mesures de relance est prévue pour le budget 2011), comment concilier ce plan avec la plupart des plans d’austérité des pays européens ? (excepté l’Allemagne).
2/ Le conflit entre l’importance des sommes empruntées et rapidité du remboursement.
(emprunt de 442 millions d’euros au taux fixe de 1% auprès de la BCE).
Comment comprendre la rapidité avec laquelle la plupart des 1121 établissements bancaires ayant sollicités une garantie publique de refinancement à un an (les 442 millions d’euros) en sont sortis effectivement un an après ? (sauf ceux concernant la Grèce, l’Espagne et le Portugal). C’est d’autant plus incompréhensible et surprenant que le contribuable a l’impression d’éponger par une cure d’austérité une crise financière dont il ne se sent pas responsable (d’autant plus que dans le même temps l’ensemble de la fortune des 500 plus gros patrimoines français a augmenté de 25% passant de 194 à 241 milliards d’euros. Challenges 05/07/ 2010).
3/ Le conflit de vitesse entre financiers et politiques.
Les français assistent effarés, compte-tenu des milliards d’euros engagés, à cette partie inégale où les financiers ont toujours un coup d’avance sur les politiques. Cette opposition entre la rapidité des transactions financières internationales et les processus longs et complexes des décisions collectives politiques renforce la puissance de la finance mondiale et affaiblit la volonté régulatrice et moralisatrice des politiques en dépit des cris d’orfraie poussés face aux dérives de la financiarisation de l’économie.
4/ Le conflit entre profits financiers colossaux et situation personnelle difficile.
Ce décalage n’est pas nouveau mais il est d’autant plus mal vécu que l’on est en période de crise comme si les sacrifices étaient toujours demandés aux classes moyennes mais épargnait les plus favorisés. Cette coupure entre la France du travail aux fins de mois difficiles et la classe des privilégiés à l’argent facile produit des effets désastreux sur la perception que les Français ont de la justice sociale, de la juste répartition des efforts et des sacrifices demandés (cf l’emblématique réforme des retraites). En effet, les opinions publiques européennes supporteront de moins en moins une cure d’austérité de longue durée alors que les banques réalisent des profits jugés moralement insolents et socialement injustes.
Qui apportera des réponses à toutes ces incertitudes et rendra le monde compréhensible ? Qui saura rassurer, rasséréner, rassembler les Français et apaiser les ressentiments grandissants ? Qui sera capable de faire des réformes justes et acceptées par nos concitoyens ? Qui saura entreprendre une pédagogie de l’explication des défis, des enjeux et de la complexité du monde moderne ? Qui saura traduire en acte des mots comme progrès, solidarité, vérité, éthique ?
Répondre aux incertitudes et aux inquiétudes des Français sans démagogie, sans infantilisme et sans cynisme, redonner de l’espoir, de la confiance et conjurer les peurs qui entravent le dynamisme et la créativité du pays serait déjà un début de réponse...
Allonneau Patrick. Rouen
Bibliographie
La société de défiance. Yann Algan et Pierre Cahuc. Editions rue d’Ulm. 2007.
16 nouvelle questions d’économie contemporaine. Sous la direction de Philippe Askanazy et Daniel Cohen. Economique 2. Albin Michel 2010.
Nos phobies économiques. Alexandre Delaigne et Stéphane Ménia. Pearson 2010.
Comment j’ai liquidé le siècle. Flore Vasseur. Les Equateurs. 2010
L’administration de la peur. Paul Virilo. Textuels. 2010.
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