Une prime qui en déprime plus d’un

Depuis le temps qu’ils cherchaient un appartement plus adapté à leurs besoins que ce F2 en HLM, ils sont particulièrement heureux, Marc et Hélène d’avoir trouvé à louer, dans cette résidence de moyen standing située en banlieue de la petite ville de province où ils travaillent, un F4 pour un prix raisonnable avec seulement 4 appartements à chaque étage.
Tellement contents, Marc, employé de banque et Hélène, flic (fliquette comme disent leurs enfants, Jennifer 13 ans et Thomas 12 ans), qu’ils ont décidé de pendre la crémaillère pour fêter leur emménagement et invité 3 couples d’amis de même que leurs voisins d’étages. Marc et Hélène sont naturellement sociables et ont le sens de la convivialité.
Sont présents, ce soir là, leurs amis, Charles et Simone dite Manon (gentille, Manon, si on lui pardonne d’avoir, depuis sa prime enfance, gardé cette agaçante manie de toujours demander le pourquoi des choses), Fred et Nadège, Marie-Solange et François. Les voisins, eux, sont représentés par Martine et Baptiste qui habitent l’appartement sur leur droite et Jean-Philippe leur vis-à-vis. Les locataires, au fond du couloir, se sont excusés ; un bébé vient d’arriver dans le foyer qui nécessite leur présence constante.
Et de quoi parlent ils ces invités en sirotant leur sangria et en recrachant dans leur poing fermé le noyau d’olive qu’ils déposeront ensuite dans une soucoupe destinée à cet usage.
Du temps estival qui règne sur la France depuis quelques jours ? Et/ou, parce que le beau temps invite à évoquer ce genre de sujet, de leurs projets pour les prochaines vacances ?
Pas du tout. La discussion porte sur la ‘future’prime de 1000 euros destinée aux salariés. Prime dont Nicolas Sarkozy exige le versement par les entreprises bénéficiaires employant plus de 50 salariés. Un résumé un peu simpliste de la déclaration du chef de l’État. Mais cette version expurgée, c’est celle qu’ont retenue les participants à la discussion.
Marc et Hélène qui ne se sentent pas très concernés, qui, surtout ne connaissent pas la situation de leurs voisins, qui ne connaissent que trop celle de certains de leurs amis présents, préfèreraient changer de sujet de conversation.
Impossible avec cette ‘grande gueule’ de Fred.
Lui et Nadège, couple sans enfant, travaillent pour une entreprise du Cac 40 spécialiste des assurances. Sans être cadres ni l’un ni l’autre, ils perçoivent un bon salaire avec 13ième et 14ième mois, bénéficient de la cantine gratuite et des chèques vacances sans compter divers autres avantages obtenus grâce au Comité d’Entreprise.
« Avec Nadège, c’est 2000 balles qu’on va se mettre dans les fouilles. » tonitrue Fred
qui commente : « Cette fois, on le tient notre séjour de 3 semaines en Thaïlande. »
qui ricane : « Et c’est pas pour ça que je vais m’enquiquiner à aller voter. J’ai autre chose à faire de mes journées que perdre mon temps pour des guignols qui n’en ont rien à fiche de nous une fois qu’ils sont élus. »
Nadège, si elle est contente, se réjouit moins. Il lui serait difficile de ne pas s’apercevoir que Marie-Solange, sa meilleure amie jusqu’à ce soir, l’évite ostensiblement. Une prime, même de 1000 euros, vaut elle la perte d’une amie de toujours ?
Marie-Solange, aide-soignante en centre hospitalier, grince effectivement des dents dans son coin. Elle et son mari, François, professeur de dessin industriel dans un lycée technique d’État, vivotent depuis 3 ans avec les mêmes salaires alors que les loyers et le prix des denrées de première nécessité ne cessent d’augmenter. Ce n’est pas cette année encore qu’ils pourront offrir des vacances à leurs 3 enfants, respectivement 4, 7, et 10 ans.
Jean-Philippe, veuf de son état, ronge son frein en grignotant des cacahuètes. Depuis qu’il est arrivé, il ne cesse de regretter d’avoir accepté cette invitation qui a grevé son budget déjà chancelant d’un cadeau obligé. Ah, si ce n’était pour faire plaisir à son fils Manu qui espère bien fréquenter Jennifer et Thomas sans avoir honte du statut social de son père, sûr qu’il se serait abstenu de venir !
Lui, la prime de 1000 euros, il n’en a ‘rien à cirer’. Elle n’est pas pour lui, technicien de surface qui se lève tous les matins à quatre heures pour aller nettoyer le sol maculé d’un restaurant puis les bureaux d’une agence de voyages et complète avec quelques ménages chez des particuliers qui le payent avec des chèques emploi. Tout ça lui rapporte juste de quoi les faire vivre, lui et Manu. C’est que ça coûte cher un adolescent de 12 ans qui ne veut pas se sentir différent de ses copains.
Tout en avalant une bonne lampée de sangria pour faciliter l’ingestion d’une poignée de cacahuètes, il jette un regard torve en direction de Martine et Baptiste.
En voilà deux qui se montrent plus discrets que le nommé Fred mais qui ne vont pas moins s’en mettre plein les poches avec cette prime promise. Il sait, pour l’avoir vu garer plus d’une fois sa camionnette sur le parking, que Baptiste est livreur pour une entreprise de transport locale et, lors de discussions entre voisins, Martine l’a plus d’une fois snobé avec un emploi qu’elle dit occuper dans une entreprise industrielle.
Ce que ne peut savoir Jean-Philippe, c’est que Baptiste est livreur d’une entreprise de transport qui ne souhaite pas s’encombrer d’un comité d’entreprise et se garde donc soigneusement de dépasser le quota de quarante neuf salariés.
Ce qu’ignore Jean-Philippe, c’est que Martine exerce le métier d’ouvrière avicole en couvoir dans une entreprise (industrielle) d’élevage en batterie de poules pondeuses et que si l’entreprise emploie plus de cinquante salariés, elle déclare chaque année un bénéfice ridicule qui lui permet juste de n’être pas contrainte à déposer son bilan.
Martine et Baptiste ne se font aucune illusion sur leurs chances de percevoir une prime quelconque mais ils sont contents pour leur fille Béatrice qui la touchera, elle, la prime.
Béatrice, dix-neuf ans, a été embauchée, il y a un peu plus d’un an comme hôtesse d’accueil dans une entreprise de plus de cinquante salariés. Béatrice est une jeune fille qui aime les sorties en boîte, ce qui est de son âge. Seulement les sorties en boîte, c’est fatigant. Alors quand Béatrice est trop épuisée pour aller travailler, à peu près une fois tous les deux mois, elle est malade et son médecin (qui ne peut contester des symptômes décrits) lui établit un arrêt de travail de 48 heures.
Béatrice sait déjà qu’elle va utiliser sa prime pour s’offrir un séjour en thalasso. C’est tendance les séjours en thalasso.
Naviguant des uns aux autres, Manon (employée de mairie retraitée) cacarde :
« Et pourquoi certains sont privilégiés avec des primes qui échapperont aux cotisations sociales alors que les allocations retraites stagnent ? »
Manon piaille : « Et pourquoi, le président Sarkozy se mêle de primes à verser aux salariés ? Je croyais que le gouvernement n’avait aucun pouvoir de décision sur la gestion des entreprises. »
Elle n’a pas tort, Manon se disent les participants à cette soirée qui, exception faite de Fred, se demandent maintenant pourquoi le chef d’État, puisqu’il est capable de contraindre les employeurs à verser une prime, ne les oblige pas plutôt à augmenter les salaires ce qui satisferait tout le monde. Les voilà qui affichent tous une mine renfrognée, maintenant. Et les moins maussades ne sont pas Marc et Hélène dont la fête est gâchée.
Charles, (agent de voirie retraité), claque la langue contre son palais. Il se demande s’il ne va pas profiter de la distraction de Manon, son épouse, pour s’octroyer un troisième verre de cette délicieuse sangria.
Charles est, pour l’heure, le seul à apprécier et à profiter de l’invitation de Marc et Hélène. Charles ne voit plus très clair. Il ne lit plus que les gros caractères d’imprimerie et il y a belle lurette qu’il n’a pas ouvert un journal. Charles est sourd comme un pot et n’a pas entendu les médias parler de cette prime de 1000 euros qui agite si fort son épouse. Entre bricolage et jardinage, Charles vit heureux dans son monde brumeux et silencieux.
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