Vecteurs de l’éphémère
L’aube prochaine n’a pas encore commencé à déteindre dans le ciel de Bordeaux que je suis déjà arrimée à ce poteau qui symbolise un arrêt de bus.
L’air a cette vigueur des fins de nuit, ce moment précis où les noctambules hésitants croisent les forçats des premières heures de la journée. Même si le monde appartient plutôt à ceux qui ont des employés qui se lèvent tôt, j’aspire toujours à pleins poumons ce parfum enivrant de liberté, celle des pionniers qui chevauchent entre deux mondes. Déjà la ville résonne de cette humanité qui s’éveille, les paupières encore soudées de sommeil et la paume hasardeuse à la recherche d’un réveil matin à écraser rageusement, juste pour un petit sursis au creux de l’oreiller où se nichent leurs rêves.
D’elle, je vois d’abord une paire de mollets incroyablement ronds, surmontés du noir étriqué du petit tailleur de la femme active accomplie. Elle aussi traîne une valise-cabine à roulettes, mais la sienne est aussi réglementaire et rigidifiée que la mienne est avachie, nichée comme un chien malade à mes pieds. Elle ne me calcule même pas, tout engoncée dans son rôle un peu daté de nana hyper efficace. Je ne me fends donc même pas d’un bonjour appuyé, pourtant de circonstance, alors que le bus s’immobilise devant nous dans un chuintement feutré, très exactement à l’heure prévue par la grille des horaires dénichée en ligne. Une seule enjambée et me voilà enfin en voyage, déjà en train de batailler avec l’horodateur sournois qui refuse d’avaler mon ticket à trajets multiples.
Le bus navigue dans un petit canyon d’immeubles et se remplit à chaque arrêt d’autres ombres silencieuses. Je détaille sans vergogne mes compagnons de voyage. Des femmes, des étudiants, la plupart les traits tirés, le regard perdu dans leur propre reflet et une capacité nouvelle pour moi d’ignorer totalement le reste du monde. Il y a encore quelques années, dévisager quelqu’un dans les transports en commun, c’était une agression qu’un regard noir sanctionnait dans les trois secondes. Là, je suis emportée vers la lumière naissante du jour au milieu d’un rassemblement d’abstractions, une étrange grappe de bulles isolantes à usage personnel et permanent. Je note que la plupart des passagers se sont greffé les tentacules blancs d’un iPod dans les tympans.
À peine le bus s’est-il immobilisé au pied d’un immeuble en construction que sa cargaison humaine se déverse dans la rue, se hâtant dans un grondement de roulettes en plastique vers la gare Saint-Jean. Je goûte ce chœur de raffut que nos valisettes produisent de concert, tout en déplorant d’être pratiquement la seule à pleinement en profiter. Les mélomanes du vingt-et-unième siècle ont perdu le contact avec la musicalité propre à une ville, une heure, un moment, ils se sont recroquevillés dans leurs armures technologiques. Chaque ville est un organisme cohérent, elle a son odeur, ses sonorités, une lumière particulière, un univers sensoriel dense produit par la superposition chaotique de ses bâtiments, de ses matériaux et de ses habitants. Les pavés du parvis de la gare syncopent notre mélopée pour valises-trolley, puis le hall nous absorbe, nous propulsant dans un autre univers de bruits stridents et d’annonces d’horaires susurrées d’une voix suave probablement volée à un aéroport.
Voilà peut-être 10 ans que je n’ai pas mis les pieds dans une gare. Comme partout ailleurs, les machines ont conquis le terrain, mais, obstinés, les voyageurs continuent à s’étirer sur de longues files patientes pour accéder au dernier guichet encore équipé d’un humain, pas forcément aimable, mais tellement mieux qu’un menu déroulant.
Que j’aime les gares et les histoires qui s’y tricotent et s’y défont en quelques minutes ! Il y a cette foule qui se télescope en une multitude de trajectoires plus ou moins hasardeuses, ces amoureux qui se séparent dans une dernière étreinte désespérée, ces autres qui s’y retrouvent avec une ardeur renouvelée, ces enfants qui tournent le dos à leurs parents pour jouer aux grands en colonie de vacances, les hommes d’affaires, toujours soucieux et concentrés, les familles qui s’agglutinent autour d’un chariot qui dégueule de bagages en équilibre précaire, les bandes de potes, hilares et bruyants, les zonards et leurs clébards à bandanas qui fendent la foule qui leur tourne le dos d’un air pincé et faussement absent, des bourgeois en goguette qui s’esclaffent de trouver la SNCF si typique, des âmes en peine, des stagiaires en transit, tout un monde qui ne fait que passer, des éclats de vie qui rebondissent haut sur les murs avant de disparaître à jamais dans les couloirs carrelés creusés sous les quais. Il y a tant de vie, tant d’histoires qui s’imbriquent en si peu de place que je pourrais passer des jours entiers à les regarder vivre, tout simplement.
Les TGV aussi ont bien changé. Les destinations, les numéros de wagons et même ceux des places sont à affichage électronique à présent. Je me demande combien de cheminots ont pu ainsi ne pas être remplacés par quelqu’un en recherche d’un boulot, juste pour bouffer. L’espace est toujours aussi parcimonieusement distribué en seconde et les portes-bagages ont pris des airs de cabine d’aviation. Les dossiers des sièges ont été rehaussés et ainsi, une fois assise, je ne vois plus que 5 personnes à la fois, mon voisin, et deux rangées de sièges de l’autre côté de l’allée. Là aussi, les lignes de regards sont brisées et les grandes discussions improvisées avec la moitié du wagon ne sont plus de mise.
Mon voisin est droit et mince comme un couteau, il arbore la mine soucieuse de l’homme investi d’une grande mission et une veste en velours de médecin de campagne. Il remplit d’un air appliqué et vaguement tendu un bloc-notes à petits carreaux, avec des listes et des alinéas. En fait, il prépare une réunion de commerciaux.
Un samedi de départ en vacances.
En seconde classe.
Les temps sont durs.
Je suis en train de me dire que je vais trouver le temps long quand ils déboulent, dans ces grands éclats de bagout chantant et tonitruant que j’affectionne tant : une bande de vieux potes Gascons, le béret vissé sur le crâne, l’œil pétillant, le jaja à porté de main et le verbe grivois. Un ami m’a affirmé que le béret, c’est la Charentaise de la tête.
Je t’en foutrais, moi, des pantoufles ! C’est le signe de ralliement de tout un pays de cocagne, c’est l’étendard levé du Sud-Ouest, celui qui nourrit le reste de la France et qui envahit le TGV en rangs serrés, à la conquête de la capitale et de son fameux salon de l’agriculture. La voiture est remplie à présent de ces voix de rocaille, de ces rires hauts et du pop reconnaissable entre tous du bouchon de jaja qui saute gaiement hors de son goulot trop serré. Les gars d’Arcachon ont embarqué quelques bourriches pour la route et je dois me traîner à la voiture-bar pour engouffrer un immonde club-sandwichs dont l’étiquette d’ingrédients doit contenir toute la panoplie des E000-quelque chose, me promettant une mort lente et sans saveur.
Les voitures-bars aussi ont beaucoup changé. Il n’y a plus de sièges, il faut avaler sa pitance debout, probablement pour faire descendre plus vite. Là encore, c’est le degré zéro de la convivialité qu’un barman tente de peupler de quelques traits d’humour avec chaque facturette. Effectivement, il faut un solide sens de l’humour quand le regard accroche le dernier chiffre, tout en bas de la note qu’il vient de me tendre. Je prends le temps de me brûler longuement avec mon expresso tout en écoutant les autres convives agglutinés comme les moules d’un parc à huîtres. Il y a une bande de nanas qui s’en vont se faire un tournoi de bridge et pas mal de parents isolés, des deux sexes, en train de désaltérer leurs chérubins de 2 à 4 ans. Tout cela a un petit air de garde alternée, mais c’est plaisant aussi de voir les nouveaux pères parler doucement au creux de l’oreille de leur jeune enfant, tout en bataillant pour protéger le verre de chocolat du roulis du rail. Il y a aussi un groupe de jeunes paysans, reconnaissables à leurs joues rougies par le grand air, leurs cheveux en bataille et leur pull jacquard, qui débattent doctement des mérites comparés des dernières barrières à vaches.
L’ambiance s’est encore échauffée à mon retour dans le wagon et mes compères au béret, qui ont repéré en moi une auditrice captive et consentante, rajoutent une couche de grosses blagues égrillardes. Je m’amuse énormément de toute cette agitation, sans savoir que je retrouverai mon quatuor aux bérets dans le train du retour, deux jours plus tard.
À la recherche du fameux wagon-bar comme d’un phare dans la nuit, je vais errer dans un train silencieux de fin de week-end aux faux airs de geek-party. Partout, des ordinateurs portables, des lecteurs de DVD, des smartphones, des consoles de jeux, des iPod, un train peuplé de fantômes que la technologie a définitivement coupés du monde. Les regards ne s’accrochent plus, les conversations ne fusent plus, chacun est absorbé par ses quelques centimètres carrés luminescents. Les trains ne sont plus ces formidables lieux de rencontres éphémères, de découverte de l’autre, quand il fallait bien meubler le temps qui s’étirait dans un quelconque tortillard asthmatique qui gémissait dans un grand coup de patins à chaque petite gare perdue. Terminé le jeune avocat kabyle qui partait sur Lyon plaider sa première grosse affaire, fini le groupe de potes à cheveux longs coincé entre deux wagons à beugler du Dylan en écorchant une gratte joyeusement, disparu l’Italien de l’express de Turin qui avait porté haut ma vieille valoche avant de m’offrir un café avec une liasse énorme de lires. Tous ces petits moments, ces parcelles de vie ont été comme avalés par la lueur pâle de centaines de petits écrans portables.
Les transports n’ont plus de commun que le nom.
Ha, bonsoir, vous !
Ho, bonsoir ! Vous étiez bien au Salon de l’agriculture, non ?
Oui, mais on a tellement fait les cons qu’ils n’ont plus voulu de nous.
Vous y faisiez quoi, exactement ?
Nous, on était dans le jury du piment d’Espelette.
Bah, vous êtes Basques ?
Ils sont toujours hilares, même s’ils ont l’air un peu crevés. C’est sûr, ils ont bien dû se marrer, chez les Parigots. On est juste contents de se reconnaître, d’échanger trois banalités dans le train silencieux, de se raconter, un peu. Je retrouve Bordeaux comme je l’avais quittée, sombre et fraîche. Sur le quai, je toque un dernier coup à la vitre des quatre compères qui me saluent joyeusement. Nos voyages continuent, mais j’ai tout de même réussi à arracher une pépite d’humanité à un monde d’incommunicabilité.
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