Vers une nouvelle écologie monétaire ?
Si la biodiversité se meurt, si le capital naturel et social s’érode, la diversité monétaire semble, elle, riche de promesses… La transition entre l’actuel « système compétitif conventionnel » de création monétaire et le système coopératif émergent via les monnaies locales et complémentaires (MLC) débouchera-t-elle sur une abondance authentique et durable ? Voire sur un « monde meilleur » ?
Depuis 2008 et la « crise des subprimes » (déjà bien oubliée…), une tourmente semble balayer une impasse civilisationnelle faite de « plans de sauvetage » des banques et de « plans de rigueur » pour « les peuples », de court-termisme spéculatif, de privatisations, de concentration de richesses, de dégraissages de personnel - et autres « réductions de la dépense publique »… Et si cette tourmente était liée à un système monétaire fondé sur la rareté, les intérêts, les dettes envers les banques, une « croissance » forcée – et à la défiance qu’il suscite ?
Ancien gouverneur de la Banque de Belgique et l’un des pères fondateurs de l’écu (European Currency Unit, ancêtre de l’euro), Bernard Lietaer constate dans son dernier livre (préfacé par John Perkins, l’auteur des Confessions d’un assassin financier) : « Notre système actuel engendre la rareté et la concurrence. Rivalité et compétition sont si omniprésentes que nous sommes devenus imperméables à leur impact sur notre vie quotidienne à tous les niveaux de la société »…
En d’autres termes : « l’argent » n’est pas disponible pour tout le monde, ce qui crée de la « compétition », c’est-à-dire la guerre de chacun contre tous, avec ses gros gagnants, sa masse de petits perdants – et la perspective d’un effondrement financier pour tous…
Nos infortunes seraient-elles dues à cette croyance communément répandue qu’il n’y aurait « pas assez d’argent pour tout le monde » ? Quand on en a, « l’argent » donne accès à la « consommation ». Il s’accumule entre de grosses mains, leur donnant pouvoir de vie et de mort sur les autres – ceux qui en manquent toujours et peinent à avoir accès aux biens et services…
L’économiste belge rappelle : « L’humanité baigne dans un incessant tourbillon de transactions monétaires qui nous semble tout aussi naturel qu’inscrutable, à la façon dont on imagine qu’un poisson comprend son environnement aqueux : il le tient entièrement pour acquis. »
Il invite à repenser la monnaie d’urgence… Actuellement, celle-ci est créée ex nihilo sous forme de dette bancaire, ce qui suscite une « compétition pour obtenir l’argent nécessaire au paiement de l’intérêt » et, au final, « structure financière non viable qui est de fait en train de se désintégrer »…
Et s’il suffisait de modifier notre état de conscience et nos comportements par rapport à « l’argent » ? S’il suffisait de passer de la peur d’en manquer, d’une pensée de pénurie et d’une mentalité d’hyper-concurrence à une conscience d’abondance durable - et à des comportements plus coopératifs ?
Pour Bernard Lietaer, « la compréhension de la monnaie et de ses usages peut être l’agent de changement qui fera passer notre société de l’effondrement au renouveau » - et le type de monnaie utilisée dans une transaction peut soit exacerber la « compétition » soit encourager la coopération…
De la monoculture à la biodiversité monétaires
Pour les Encyclopédistes, la « monnoie est un signe qui représente la valeur, la mesure de tous les effets d’usage et est donnée comme le prix de toutes choses » ( Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome XXII, Genève, 1778). Les rédacteurs poursuivent : « On prend quelque métal pour que le signe, la mesure, le prix soit durable ; qu’il se consomme peu par l’usage et que sans se détruire, il soit capable de beaucoup de division »…
Ainsi, la monnaie est un protocole d’échange, un « code résultant d’un accord social », une « convention au sein d’une communauté d’utiliser quelque chose de normalisé comme moyen d’échange » - qu’il s’agisse de coquillages, de bovins ou de billets verts - afin que les richesses puissent être mesurées et échangées entre les individus qui les produisent…
Mais depuis, la monnaie a perdu son répondant métallique (l’or et l’argent qui ne sont la dette de personne…) et génère des « crises » à répétition -pas moins de 145 crises bancaires, 208 krachs monétaires et 72 crises de dettes souveraine depuis 1970 soit 425 « crises financières » imputables à une « monoculture monétaire » c’est-à-dire à une monnaie issue du crédit bancaire...
Quand la monnaie est créée par le crédit, à chaque fois que quelqu’un s’endette, il se trouve qu’il y a toujours plus de dette que de monnaie... Et « la monnaie fondée sur la dette exige une croissance infinie parce que les emprunteurs doivent trouver de l’argent supplémentaire pour payer les intérêts »… Une croissance exponentielle est-elle concevable dans un monde fini dont les capacités à absorber les sous-produits de l’activité économique humaine trouvent leurs limites ? Il se trouve que le « sauvetage des banques » a consumé toutes les réserves disponibles pour des générations – autant de ressources perdues pour des alternatives énergétiques…
Et s’il suffisait de créer une nouvelle monnaie libre de dette pour revitaliser le corps social ? Une nouvelle monnaie coopérative ne pourrait-elle pas « lier des ressources inutilisées à des besoins non satisfaits » et recréer des « communautés pleines de vie » ? Pour Bernard Lietaer, nous sommes à un « extraordinaire point d’inflexion de l’histoire humaine » riches en opportunités « en or » à saisir pour transmuter le « vil métal de l’hyper-compétitivité »…
Machine à fabriquer de la dette ou à distribuer la richesse ?
Nous sommes encore endettés parce que nous autorisons que notre monnaie soit créée par « la dette » perpétuelle... Pourquoi consentir encore à cette intoxication par la « compétition » et « la dette » ? Et s’il suffisait d’appuyer sur la touche « arrêt » de la machine à fabriquer de la dette pour réinitialiser le cycle fondamental ?
L’économiste propose la création de monnaies coopératives, associées à la monnaie nationale conventionnelle, pour former un écosystème monétaire de nature à favoriser la possibilité de « construire un monde meilleur » qui « vaudrait la peine d’être légué aux générations futures » : « Avec la conception et la mise en circulation de nouvelles monnaies, beaucoup d’autres moyens de gagner sa vie vont émerger. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, où nos passions sont le plus souvent dissociées de nos emplois, le travail va encourager à « suivre sa voie ». Nous serons rémunérés pour utiliser nos capacités et nos talents dans l’environnement multi-monétaire émergent. »
Il s’agit bien d’expérimenter des moyens d’échange envisagés comme des compléments à la monnaie conventionnelle, fonctionnant sur d’autres systèmes de valeur, afin de reconnecter les « acteurs » avec « l’économie réelle », stimuler la coopération entre « acteurs économiques », inciter à faire circuler « l’argent » au lieu de le thésauriser et redynamiser les échanges solidaires sur un territoire…
Près de 5000 monnaies complémentaires sont actuellement en circulation dans le monde. Ainsi, le WIR, créé en 1934, a contribué à la stabilité économique de la Suisse jusqu’à aujourd’hui et permet de disposer de données chiffrées sur quatre-vingts ans. Nombre de monnaies coopératives sont nées dans l’Allemagne de Weimar, suite à l’hyperinflation des années 1920 – et plus récemment en Argentine, après l’effondrement de la monnaie nationale en 2001.
En Autriche, le bourgmestre Michael Unterguggenberger (1884-1936), inspiré par les idées de l’économiste allemand Silvio Gesell (1862-1930), a créé à Wörgl en juillet 1932 une « monnaie franche », le Wörgler Schilling, qui a remis l’économie en marche et assuré le plein emploi pendant la Grande Dépression – le Président du Conseil français Edouard Daladier (1884-1970) s’est même rendu sur place en visite spéciale pour voir le « miracle de Wörgl »…
Prévues uniquement pour payer des biens et des services et non pour être thésaurisées, les monnaies coopératives permettent par leur vélocité de circulation de réinventer une économie non spéculative voire d’esquisser un nouveau possible… La tendance s’affirmerait « plus forte que jamais, à cause de la convergence de l’informatique bon marché, de l’Internet et des technologies capables de lancer de tels systèmes »…
Mais s’agit-il encore de « réinventer la monnaie », de « civiliser l’argent » par des monnaies alternatives ou bien tout simplement de s’affranchir de toute comptabilité monétaire comme de cette abstraction fondamentale qui s’appelle « l’argent » alors qu’elle ne représente plus la richesse déjà créée ? Comme le rappelle Jean-Paul Lambert dans le dernier cahier hors-série de Prosper, « le souci de rentabilité entraîne la dévolution des espaces à des productions exclusives (minières, industrielles, agricoles), ruine les économies vivrières locales, interdit aux peuples de se nourrir eux-mêmes, précipite l’urbanisation » alors que l’abolition de « l’argent » permettrait une « gestion objective des ressources » et de leurs capacités à se renouveler (1).
Dans une économie sans obligation de profits monétaires ni monnaie, « le risque de manquer » ne se pose pas… Le nouveau paradigme d’émancipation a-t-il encore besoin d’autres unités de compte pour faire vivre une nouvelle expérience humaine ? La société coopérative en voie d’émergence souffrirait-elle d’être organisée encore par des signes monétaires ? « Entre l’argent et la planète, il faut choisir »… La destruction de la planète n’est plus devant nous, elle est déjà notre quotidien au fond de l’impasse énergétique où nous nous complaisons : n’est-il pas temps de s’affranchir de la matrice de dépendance monétaire comme de nos modes de vie sans avenir avant d’avoir épuisé notre potentiel vital ?
Bernard Lietard, Réinventons la monnaie, éditions Yves Michel, 304 p, 22 €
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