Vincendon et Henry, toujours vivants cinquante ans après...
En décembre 1956, le monde de la montagne se déchirait à propos de deux jeunes alpinistes naufragés sur le Mont Blanc. Et pourtant, ce drame est toujours d’actualité car, à travers lui, c’est le face sombre de notre humanité qui est mise en accusation.
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Nous sommes à Chamonix, en décembre 1956. L’année 1956, c’est l’anéantissement par l’Armée rouge du soulèvement de Budapest. C’est également le fiasco de l’aventure franco-britannique sur le canal de Suez. Ou encore, les événements d’Algérie. Des noms surgissent d’un passé plus ou moins récent : Guy Mollet et sa troisième semaine de congés payés, Mendès France, un certain François Mitterrand. A Colombey-les-deux-Eglises, le héros du 18 juin semble s’être retiré de façon définitive. Bien peu de personnes parient sur un retour aux affaires du Général.
Loin de ces préoccupations, la
vie de Chamonix suit sereinement son cours, au rythme des saisons. Mais en dix jours, cette tranquillité
apparente va exploser et laisser la place à un scandale
retentissant, qui marquera à jamais le monde de la montagne.
Deux jeunes alpinistes, l’un parisien, l’autre bruxellois, ont tenté
ce qui apparaît aux yeux de la plupart des habitants de la vallée comme une folie :
l’ascension du Mont Blanc par la Brenva en plein hiver.
Mais ce qui devait leur apporter gloire et renommée, à ces ambitieux de vingt-trois et vingt-quatre ans, se transforme en pire cauchemar : l’expédition tourne au drame. Les deux jeunes gens sont alors bloqués à plus de 4000 mètres d’altitude, juste en dessous du Mont Blanc. Atroce ironie : leur agonie, qui durera dix jours, sera également un spectacle, puisqu’on peut les voir aux jumelles depuis la vallée.
Bien sûr, il faut les secourir. Mais qui ? Naturellement, tous les regards se tournent vers la Compagnie des guides de Chamonix. Ces robustes gaillards sont des montagnards émérites : ils connaissent les secrets de la montagne et sont habitués à l’altitude. Mais les guides ne l’entendent pas de cette oreille. Différentes raisons sont évoquées, de bonnes, d’autres moins.
C’est que certains rechignent à l’idée de risquer leur vie dans une opération de secours en tentant de sauver quelqu’un qui a volontairement risqué la sienne. Réflexe de défense qui peut paraître égoïste de prime abord, mais qui, à la réflexion, mérite d’être entendu. Les guides ont de la mémoire, et se souviennent tous de leur ami, le guide René Payot, mort en montagne lors d’une expédition de secours. Il était marié et avait quatre enfants. Alors les guides de Chamonix sont bien placés pour savoir que la bravoure et la générosité, cela ne remplace pas un mari et un père.
Et puis d’autres raisons existent
également. Moins élégantes, mais sont-elles pour autant moins pertinentes ? C’est que nous sommes en pleine période touristique. Traditionnellement, les secours en montagne reposaient sur
le volontariat... et sur le bénévolat. Alors il est facile
de comprendre qu’entre les cours de ski rémunérés
et sans risque, et une expédition de secours risquée et
bénévole, le choix est relativement vite fait pour le
père de famille raisonnable.
Indépendamment de ces éléments, ce sont deux conceptions de la montagne qui s’opposent. Les amateurs passionnés rêvent d’héroïsme et de gloire. Ils vivent la montagne comme une succession de défis dans lesquels la seule chose qui compte, c’est de repousser un peu plus chaque jour les limites de l’impossible. À l’opposé, les professionnels de la vallée vivent la montagne quotidiennement, et s’y adaptent en permanence. C’est l’incompréhension mutuelle : les premiers méprisent les seconds, et réciproquement.
Face à la désorganisation des secours civils, les autorités désignent les militaires pour aller secourir les deux jeunes aventuriers. C’est qu’il y a à Chamonix une école militaire de guides instructeurs. Et puis surtout, ils possèdent des hélicoptères. Ce petit bijou technologique découvert pendant la toute récente Guerre de Corée (1950-1953) va révolutionner l’art de la guerre moderne et accessoirement les secours en montagne. Jusqu’alors, une expédition de secours, c’était la mise en branle d’une véritable caravane terrestre avec un temps d’approche interminable, des crevasses, des risques d’avalanches, des dangers dans tous les coins. Dans ce contexte, l’hélicoptère apparaît comme la clé à tous les problèmes, et cela arrange tout le monde : la solution viendra des airs, rentrez chez vous, et joyeuses fêtes !
Mais le bijou technologique est récent, et peu adapté aux conditions météorologiques de la haute montagne en plein hiver. Bien sûr, il y a des Alouettes deuxième génération, qui pourraient faire le travail, mais elles sont toutes au bled, en Algérie, en support des troupes qui se battent là-bas. Nouveau dilemme cornélien : n’est-il pas indécent de dégarnir le front algérien de deux ou trois appareils tellement indispensables sur place pour sauver des vies d’appelés du contingent blessés ? Pour quoi ? Pour qui ? Pour aller chercher deux alpinistes inconscients et irresponsables ? Il faut choisir ses urgences et choisir, c’est bien souvent renoncer.
Quant au constructeur privé de cette fameuse Alouette, il sera sollicité pour prêter un appareil de secours. Mais on ne prête qu’aux riches, et un accident de montagne ruinerait le carnet de commande - et donc la rentabilité financière - de ce petit bijou.
Les militaires vont donc faire avec ce qu’on leur a donné : deux hélicoptères ancienne génération, dont nul ne sait comment ils réagiront à plus de 4000 mètres d’altitude. Qui vivra verra.
Et c’est là que l’affaire prend
une tournure de scénario de film catastrophe :
car l’hélicoptère chargé de sauveteurs s’échoue
à son tour à quelques mètres des naufragés.
Ils étaient deux naufragés, ils sont désormais six. Et pour
couronner le tout, une tempête s’annonce. Elle durera plusieurs jours.
Dans la vallée, l’ambiance est exécrable. La solution miracle sur laquelle tout le monde avait misé a échoué. Les esprits s’échauffent et s’énervent. Lionel Terray, héros de l’Annapurna six ans plus tôt et auréolé de bien d’autres succès glorieux, tente une opération terrestre avec des Genevois et des amis des naufragés. Insulte suprême pour la Compagnie des guides de Chamonix dont il fait pourtant partie. Les noms d’oiseaux pleuvent. Les médias sont là et ils comptent les points. Aux yeux du monde, la France, qui s’espère encore puissance mondiale de premier rang, n’arrive pas à sauver deux bougres perdus à quelques encablures de Chamonix. L’affaire devient priorité nationale, et les objectifs sont dorénavant clairs : il faut à tout prix sauver les sauveteurs.
Ce seront les Alouettes, enfin arrivées sur place, qui iront les chercher dans un battement de pales dès la tempête apaisée. L’un d’entre eux restera entre la vie et la mort pendant plusieurs jours. Il survivra mais perdra plusieurs doigts. Quant aux deux naufragés d’origine, qui avaient été placés dans la carcasse de l’hélicoptère sinistré, que faut-il en faire ? On ne sait même pas s’ils sont encore en vie. Des âmes prétendument bien éclairées vont jusqu’à supposer que même s’ils étaient encore en vie, leur état médical serait tel qu’il ne leur resterait ni bras ni jambe. La vie vaut-elle d’être vécue dans ces conditions-là ? C’est l’arrêt Perruche avant l’heure. Nouvelle question qui mérite réflexion.
Alors, la décision tombera : un dernier survol de l’épave de l’hélicoptère n’ayant détecté aucun signe de vie, les deux jeunes gens seront déclarés morts de froid. Sans autre preuve. Et les opérations de secours seront définitivement abandonnées.
Deux mois et demi après le drame, deux colonnes terrestres quittèrent Chamonix pour aller récupérer les corps des naufragés du Mont Blanc.
Dans le cockpit de l’hélicoptère, le corps du premier alpiniste fut retrouvé à la même place que là où il avait été installé par les sauveteurs. Le corps du second alpiniste, lui, n’était plus à sa place. Dans un ultime sursaut, il avait ouvert la porte basse de l’appareil et avait commencé à s’y engager.
La montagne a ses secrets dont elle ne livrera jamais la teneur. Une question notamment se pose, mais restera sans réponse. Alors qu’il était protégé du vent et de la neige dans cette carcasse, qu’est-ce qui aurait bien pu l’amener à vouloir en sortir, si ce n’est le bruit d’une Alouette venue vérifier s’il était encore vivant ?
Epilogue.
JeanVincendon et François Henry ne sont pas morts pour rien. En effet, c’est à la suite de ce drame que seront constituées les unités professionnelles exclusivement consacrées au secours en montagne. De nos jours, le PGHM, le Peloton de gendarmerie de haute montagne, sauve chaque année plusieurs centaines de vies. C’est un petit peu grâce à Vincendon et à Henry. D’une certaine façon, ils ont atteint leur objectif : être connus.
Icks PEY
Liens Internet sur l’affaire.
http://celag.free.fr/museum/tresor/vincen2.htm
http://hautes.alpes.secours.free.fr/vincendon_henry.htm
http://pistehors.com/backcountry/wiki/Avalanches/Vincendon-And-Henry (anglais)
Voir également, tant qu’il est en ligne, le JT 20 heures de France 2 du 18 décembre 2006.
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