Comment Google est devenu un empire (suite et fin)
L'empire en marche
Diversification des investissements
A partir de 2002, l'entreprise diversifie son activité basée jusqu'alors sur son moteur de recherche. Outre la création de son propre service de messagerie (Gmail), elle lance en Décembre 2004, son programme Google Livres, une entreprise de numérisation des collections issues des bibliothèques des grandes universités américaines. Google renoue ainsi avec le vieux rêve de rassembler dans un même lieu le « cerveau du monde », présent dans les essais World Brain d'H.G Welles, et déjà à l'origine de la création de la bibliothèque d'Alexandrie. Dès 2005, le projet vaut à la firme plusieurs procès suite à la numérisation d’œuvres sans l'accord préalable des ayants-droit.
En mai 2007, Google lance Street View, une plate-forme permettant de visualiser en ligne le panorama d'une rue. Une fois encore, l'initiative soulève une controverse, notamment sur la vie privée. Au-delà du caractère intrusif des photos prises par les Google Cars (on distingue clairement sur certaines photos des braquages, des personnes urinant dans leur jardin ou entrant dans des sex-shops), c'est le scannage des réseaux wifi par ces voitures qui crée la polémique. Peter Shaar, responsable de l'équivalent de la CNIL en Allemagne, accuse le géant du web de sauvegarder les noms des points d'accès wifi et les adresses MAC des appareils informatiques. Pour sa défense, Google déclare dans le Spiegel n'avoir jamais caché cette pratique effectuée depuis plusieurs années dans le but de cartographier les hotspots Wi-Fi sur Google Maps, et affirme ne pas publier les informations personnelles. La même polémique éclate en Grande-Bretagne et les autorités britanniques somment l'entreprise de détruire sous 35 jours les données privées collectées via son service de cartographie. En réaction à l'injonction, un porte parole de Google assure que les employés n'avaient « pas voulu collecter ces données, ne les avaient pas utilisées ni même regardées ». Deux déclarations pour le moins contradictoires... Quoi qu'il en soit, en Avril 2013 l'Autorité de protection des données de Hambourg inflige à Google une amende de 145 000 € pour la collecte non autorisée de données Wi-Fi par les véhicules Street View. La compagnie a-t-elle vraiment voulu collecter ces données et pour en faire quoi ? Mystère ? Pas vraiment. Le scandale de l'affaire PRISM suite aux révélations du Guardian fait éclater au grand jour la coopération des géants du web et de la NSA. En effet, l'agence de renseignement aurait un accès direct aux informations hébergées par Microsoft, Google, Yahoo, Facebook, PalTalk, YouTube, AOL, Apple... Le marché des données personnelles pèse à lui seul 315 milliard de dollars et représente un enjeu majeur de l'avenir. Le monopole sur l'utilisation de ces données par les géants d'internet est un danger direct pour nos libertés, notamment dans son application à la médecine personnalisée (nous y reviendrons).
L'année 2013 est un nouveau tournant dans la trajectoire de Google puisqu'elle marque sa volonté d'investir massivement dans la robotique avec l'acquisition de huit sociétés du secteur dont notamment : Boston Dynamics, une société en collaboration avec le Pentagone sur plusieurs projets de robotique militaire ; Nest Labs spécialisée dans la domotique ; DeepMind spécialisée dans l'intelligence artificielle ; ou encore Magic Leap qui travaille sur les interactions homme-machine et la réalité augmentée. Tous ces investissements rentrent dans le cadre de Google X Lab, un laboratoire plus ou moins secret qui emploie des pontes de la recherche pour travailler sur les neurosciences, les interactions homme-machine et l'intelligence artificielle. Parmi les projets phares rendus publics par le laboratoire, on peut citer : des voitures automates, des lunettes à réalité augmentée et un réseau neural appliqué à la reconnaissance vocale, à la reconnaissance d'images et à la modélisation du langage11.
On ne peut rapporter qu'une partie de la totalité des positionnements qu'a effectué Google de 2013 à 2014 ; l'intention est de montrer que Google n'est plus du tout un simple moteur de recherche, mais une entreprise tentaculaire, la plus en pointe sur les technologies qui régiront notre futur proche. Et les choix de Google dans ses investissements ne sont pas le moins du monde le fait du hasard, ils dégagent une parfaite cohérence, surtout lorsque l'on sait qu'ils relèvent d'un projet politique clairement défini.
Transhumanisme
La plupart des dirigeants de Google sont convertis au transhumanisme, une idéologie qui considère le vivant comme une perpétuelle construction, où la donnée naturelle de l'humain, obsolète ou encombrante, peut être déconstruite et reconstruite d'une manière plus efficace. Pour un transhumaniste, l'homme est la mesure de lui même ; il est libre de disposer de son corps comme il l'entend ; il décide seul des modifications qu'il souhaite apporter à son ADN, à son cerveau ou à son corps. En Décembre 2012, Google embauche Raymond Kurzweil, le pape de la religion transhumaniste qui fixe à 2045 la date de la singularité technologique, le moment où l'intelligence artificielle aura dépassé celle de l'homme. Officiellement, Kurzweil rejoint Google pour travailler sur l'apprentissage automatisé et le traitement du langage, mais ce sont là évidemment des étapes préalables à la création de la première intelligence artificielle de l'histoire, le but avoué des dirigeants de Google.
Dans la même logique transhumaniste, Google parraine la Singularity University qui forme les spécialistes des NBIC, acronyme décrivant la convergence technologique des nanotechnologies (N), de la biologie (B), de l'informatique (I) et des sciences cognitives (C), et fonde en 2013 Calico dont les recherches portent sur la lutte contre le vieillissement. Pour un transhumaniste, la maladie, la vieillesse et la mort sont des absurdités ; il existe d'ailleurs un lobby défendant l'utilisation des NBIC pour délivrer l'homme de ces limites biologiques ; il est particulièrement influent sur les rives du Pacifique, de la Californie à la Chine et à la Corée du Sud, soit à proximité des industries NBIC.
Le défi du séquençage ADN est aujourd'hui d'organiser et d'évaluer de grandes quantités de données. La compréhension de la structure des protéines pourrait être une étape fondamentale dans l'avancé des recherches sur le traitement des maladies dégénératives. Malheureusement, la modélisation des protéines demande une énorme capacité de calcul12, une capacité que seul Google est en mesure d'apporter. Mais précisément, cette capacité d'analyse des données joue de plus en plus contre nos libertés, car en fournissant la technologie capable de séquençer notre ADN, Google détiendra les informations nécessaires à la mise en place de normes de comportements : Google pourra nous dire si l'on a assez dormi, si l'on a trop mangé, si l'on a fait assez d'exercice etc... Dès lors, qu'est-ce qui empêche la firme d'établir, sur la base de ces normes, des partenariats avec des compagnies d'assurance ? Surtout, qu'adviendra t-il de ceux qui refuseront de vivre selon les normes de Google ? Auront-ils toujours droit au remboursement de leurs soins ? La médecine devient donc de plus en plus une science de l'information, et en tant qu'expert en traitement de l'information on comprend comment Google est en mesure d'appliquer son expertise technologique au domaine de la santé. Seulement, l'application de cette expertise dépasse largement le cadre de la santé...
Diplomatie
En 2010, Google lance son nouveau programme Google Ideas, un groupe de réflexion (think tank) dont l'objectif est d'utiliser les technologies pour apporter des solutions aux conflits politiques internationaux. À la tête de ce groupe, Jared Cohen ex-conseiller diplomatique pour Hilary Clinton au ministère des affaires étrangères.
Dans son dernier livre, When Google meet Wikileaks, Julian Assange rapporte le rôle obscur joué par Jared Cohen dans la politique extérieure des États-Unis. À ce sujet, il cite une correspondance interne provenant du Vice-président de Stratfor, une agence de renseignement privée :
"Google a le soutien et le renfort aérien de la Maison Blanche et du Département d’État. En réalité, ils font des choses que la CIA ne peut pas faire. Cohen va se faire enlever ou tuer. Ce serait le meilleur moyen d'exposer le rôle secret de Google dans la fabrication des soulèvements, pour être franc. Le Gouvernement pourra faire comme si il ne savait rien et Google sera dans la merde.13"
Selon des fuites du Département d’État révélées par Wikileaks, Jared Cohen serait intervenu en Égypte au moment de la révolution colorée, en Iran, en Afghanistan, au Liban où il aurait tenté de monter un groupe rival du Hezbollah et à Londres où il aurait financé des producteurs de cinéma indiens pour qu'ils insèrent du contenu anti-extrémiste dans leurs films. Il serait aussi membre et fondateur de plusieurs ONG et associations, financées par Google, et qui, sous couvert de défendre les droits de l'homme, exerceraient une influence politique pour le compte d'intérêts privés. Parmi ces fondations, Movements.org qui a fusionné avec Advancing Human Rights fondée par Robert L. Bernstein, qui venait d'ailleurs de quitter Human Rights Watch trop critique, selon lui, de la politique de l’État d’Israël et des États-Unis14.
Un autre personnage central de l'organigramme de Google entretient des rapports plus qu'incestueux avec le monde politique, il s'agit d'Eric Schmidt, ancien PDG de Google de 2001 à 2011, aujourd'hui membre de comité d'administration. Eric Schmidt finance depuis plus de 10 ans les campagnes politiques démocrates... et républicaines15. Il fait aussi partie de la New America Foundation, une fondation qui produit une centaine d'articles par an sur des sujets divers tels que la défense nationale, les technologies, le genre, ou l'éducation... Une fondation basée à Washington qui réunit des noms prestigieux dont notamment Bill et Melinda Gates, Francis Fukuyama (grande figure intellectuelle du néo-conservatisme), Jonathan Soros (fils de George Soros), Rita Hauser ex-conseiller en intelligence sous Bush et Obama, Steve Coll ancien rédacteur du Washington Post etc...
Dans The New Digital Age, Jared Cohen et Eric Schmidt décrivent leur vision de l'avenir. L'accession de milliards de nouveaux individus à l'internet mettra l'humanité face à des défis inédits16 (que nous ne pourrons relever sans Google évidemment). Dans cet avenir, il nous faudra assumer les conséquences de notre refus d'intégrer le réseau ; les nouvelles possibilités qu'offriront les technologies iront de pair avec une perte d'intimité totale et une surveillance continue, tandis que la liberté hors des technologies aura tous les allures de l'exil. Le livre apporte une vision sombre de l'avenir, mais néanmoins réaliste sur l'emprise de plus en plus importante qu'auront les technologies sur notre vie. Il nous permet, malgré lui, d'imaginer le danger pour nos libertés que peut représenter un monopole comme Google : maitriser les technologies du futur c'est se forger la capacité d'intervenir dans la majorité des industries qui dépendront de plus en plus de la Technique par soucis d'efficacité, que ce soit l'armée avec la robotique militaire, la médecine à travers le séquençage de l'ADN ou les transports avec les automates. Se passer de Google dans son expérience numérique quotidienne est d'ores et déjà quasiment impossible et rien ne nous permet d'imaginer un changement de direction ; même si le parlement européen sera amené prochainement à se prononcer sur une éventuelle scission de Google.
L'empire de Google est-il moral ?
Une des caractéristiques principales des impérialismes modernes est de confondre morale et civilisation17. En effet, l'idéologie progressiste qui les anime déduit la supériorité morale de la supériorité scientifico-technique. C’était au nom de son savoir-faire technique que l'universalisme moderne (en réalité socio-centré), représenté aujourd'hui par les droits de l'homme et le devoir d'ingérence, prétendait au XVIIIème siècle apporter la morale et civiliser les races inférieures18, soit les communautés qui ne correspondaient pas à la vision occidentale de la modernité et qu'il convenait donc d'anéantir, quand bien même elles eurent la pureté des mœurs spartiates...
De même que les empires coloniaux étaient des empires du bien, car ils apportaient des routes, des fusils et la Démocratie, Google ne peut pas "être le mal" puisqu’il apporte le wifi, l'information et la méritocratie du PageRank. Là où les choses se compliquent, c'est que l'empire de Google, à l'inverse de ses prédécesseurs, ne s'impose pas par la force, mais se rend indispensable ; nous sommes heureux de nous asservir à son pouvoir, de lui racheter des informations que nous lui avons donnés.
Dans son livre, La Technique ou l'enjeu du siècle (1954), Jacques Ellul va plus loin. Pour lui, c'est bien l'esprit de la Technique qui s'exprime dans l'universalisme ; un universalisme technique est un pléonasme ; la technique, comme la science dont elle est issue, est vouée à l'universel ; elle n'a ni race, ni frontière, ni langue. Dans un avion, les deux pilotes n'ont pas besoin de s'entendre, ils obéissent aux indicateurs du tableau de bord ; de même dans les camps de concentration où on a pu faire travailler des hommes de nationalités différentes sans qu'ils eurent le moindre contact19. La Technique fait également fi de toute considération morale ; elle détruit les traditions, les religions et les communautés, qui sont contraires à l'impératif rationnel d'efficacité. Bref, la Technique est le langage qui supplée tous les particularismes, le pont qui franchit les gouffres de spécialisation qu'elle a elle même crées.
Plus que cela, elle est une totalité autonome, une civilisation à part entière, une vision du monde dominée par l'efficacité. Elle n'est plus un moyen que l'homme utilise en vue d'une fin, elle est devenue une fin dont l'homme est désormais le moyen20. Et la ligne de front entre l'humain et la Technique se fera de plus en plus décisive, puisqu'au regard de la Technique, le facteur humain, inconstant et imprévisible, dysfonctionne. L'organe devra donc s'adapter, le sportif se chronométrer, l'ouvrier tenir la cadence, la procréation s'industrialiser, le barbare se civiliser. Et cet impératif d'efficacité étendra inexorablement son emprise à toute la substance de l'humain sans que rien ne puisse y résister : quand un pot de terre cuite rencontre un pot de fer, lequel subsiste ? Grâce à la Technique, l'homme moderne se croyait victorieux de la nature, mais il n'a pas vu que cette victoire n’était pas la sienne, car pour se servir de la Technique il faudrait bientôt qu'il la serve.
Notes
11. http://arxiv.org/abs/1112.6209
12. VISE (David). The Google Story. Pan Books, 2008. p. 116.
13. ASSANGE (Julian), When Google meet Wikileaks. OR Books, 2014.
14. Ibid
15. Ibid
16. COHEN (Jared), SCHMIDT(Eric), The New Digital Age : Reshaping the Future of People, Nations and Business. Vintage, 2013.
17. BOUTROUX (Emile), La philosophie de Kant (cours professé à La Sorbonne en 1896-1897), Paris, Vrin, 1968.
18. « Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder (...) : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. (...) Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (...) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Jules Ferry, Débats parlementaires, 28 juillet 1885
19. ELLUL (Jacques), La technique ou l'enjeu du siècle. Economica, 2008.
20. Ibid
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