De la data pour le petit déjeuner ?
Google Foods, pour un monde sans épiciers.
Inspiré par la lecture du pavé de Shoshana Zuboff, je me dis qu’il est temps de remettre quelques pendules à l’heure. Mon propos ici se bornera à affirmer que le capitalisme de surveillance ne sert à rien. À absolument rien. À que dalle. Bien sûr, quand j’écris ça, je ricane. Il sert à quelque chose, sans quoi il n’existerait pas. Je vais donc essayer de démontrer qu’il ne sert à rien.
Si on se met dans la peau de celui qui extrait et exploite les données disponibles grâce à Internet (et non par Internet, car malgré toutes les conditions d’utilisation du monde, tout le monde clique « oui aux cookies » pour voir la suite et pas parce qu’il est d’accord), et de ceux qui les reçoivent contre monnaie sonnante et trébuchante, cela doit avoir un intérêt. Les publicités sont ciblées, et nous dit-on, par des voies mystérieuses et inaccessibles au commun des mortels, le comportement de ces mêmes mortels est orienté par voie d’algorithme, tout comme les parfums dans les supermarchés les enjoignent à choisir du pain de mie X plutôt que Y (c’est très subtil, l’odeur du pain de mie). Individu ou groupe, les liens de l’un à l’autre sont révélés par la magie du minage de données et les lignes de tension sociopsychologiques sont sollicitées pour y déposer quelques graines de publicité, quelques incitations à consommer, à manger, à boire, à écrire même – oui, je me sens grossièrement manipulé depuis que j’ai entamé la rédaction de ce texte. Grâce à ça, toujours plus de monnaie en circulation, et des geeks qui s’enrichissent au détriment des non-geeks, c’est l’histoire des affaires depuis que le temps c’est de l’argent, rien de nouveau sous le Soleil. Sauf que...
Premièrement, je ne vois pas en quoi c’est intéressant de savoir pour McDo que je préfère Burger King quand les deux enseignes appartiennent à des groupes tellement concurrents que le marché, au fond, se limite à ces deux enseignes et que les patrons de ces deux enseignes avalent certainement des cocktails les week-ends avec leurs autres potes du club des 1%. A ce degré, on n’est plus dans la concurrence acharnée, on est dans le jeu vidéo. Niveau connaissance, c’est pas vraiment balèze non plus. À quoi ça avance dans un contexte aussi resserré de savoir qu’un employé de bureau qui habite dans le Nord de l’Angleterre préfère le goût tomate synthétique du fast-food A plutôt que l’arôme tomate synthétique du fast-food B, et que c’est l’inverse chez le gamin de paysan indien ou le banquier arabe ?
Deuxièmement, si on fait rentrer l’État dans l’équation, quel est l’intérêt pour lui de savoir que je vais à la kermesse du village chaque fin d’année scolaire, que j’y amène mes deux enfants pendant que ma femme a décidé qu’elle préférait aller jouer au bowling avec des amis ? Qu’est-ce qu’on peut tirer de faits aussi banals de la vie courante ? Tout ce que ça révèle, c’est l’ignorance, et donc l’incompétence, des gouvernants en place, incapables de voir autour d’eux ce qui peut bien retenir leurs électeurs dans la vie. Qui voudrait de tels incultes à la tête de l’État ? D’autres incultes ? Peut-être bien. Permettez-moi de penser encore que les gens ne vivent pas tous seuls détachés les uns des autres, chacun dans leur coin les yeux rivés sur leur téléphone portable. Ça arrive lentement, et encore, peut-être pas, il ne faut pas sous-estimer le poids de la lassitude dans l’utilisation des objets. C’est comme l’usure du pouvoir, c’est irrémédiable. D’ici quinze ans, peut-être que les jeunes trouveront que les smartphones, c’est has been (et ils auront une autre expression plus cool pour « has been », et plus cool pour « cool » - pour les vieux, ça ressemblera peut-être à du chinois !).
Troisièmement, le capitalisme de surveillance, ben... ça produit de l’immatériel. Une fois qu’on a installé un serveur, ce qu’il y a dedans, ça reste dedans, et c’est tout petit, et ça se voit pas, alors que quand on produit une voiture… on la bichonne, on la sort et on va rouler avec, et on profite des vagues de musique sur l’autoradio alors que la mer défile sous nos yeux brillants. Le capitalisme classique ça produit du matériel, et avec ce matériel, on profite de tout un confort et d’une aisance, et on se ménage des efforts. Et comme ça donne envie, eh bien ça se partage, et ça demande le partage, et ça crée de la dynamique, et ça crée aussi du conflit, parce que ça a créé de l’envie. Alors, la data « Fabrice écoute des disques depuis sa plus tendre enfance » coincée dans un millième de micron de disque dur SSD estampillé Facebook sous l’océan Pacifique, je suis désolé, mais tout le monde s’en fout. Faire circuler cette information, ça intéresse peut-être Deezer et Spotify qui savent que pour attirer Fabrice, elles vont devoir se remettre à produire des vinyles, mais Fabrice lui, il est vintage, ce qui l’intéresse, c’est le pressage de l’unique album du C.A Quintet chez Candy Floss, et même si Discogs lui fait les yeux doux en lui proposant des exemplaires à 2500 euros, ben Fabrice il s’en fout, il préfère faire les brocantes.
Quatrièmement, quand le capitalisme du matériel investit dans du matériel, ça aide à projeter une lutte des classes et une forme de redistribution, alors que quand le capitalisme de l’immatériel investit, évidemment, dans de l’immatériel, cela légitime le non-partage des profits et ça accroît les inégalités, tout en ne produisant rien de tangible. Déjà que les biens de première nécessité voient leur valeur baisser à mesure que d’autres rayonnant d’un prestige technologique infiniment supérieur leur succèdent, ce sont aussi les métiers qui produisent ces biens de première nécessité qui se voient spolier par des escrocs binoclards en Converses. Sauf qu’un jour, le paysan, tu vois, il va se réveiller en se disant que plus personne ne profitera de son blé, et l’autre en face, son blé ne lui servira plus à rien. T’as déjà mangé des pommes de terre numérique ? Tu peux mettre toutes les photos de food porn que tu veux sur Instagram, sans la saveur ça fait pas bander.
Donc je reviens au point de départ, le capitalisme de surveillance ça sert à rien. Pour que ça serve à quelque chose, il faut l’accompagner d’une terreur tangible, la peur de l’étranger, la peur du malade, la peur du banquier. Sauf que quand la peur ne fonctionne plus, et que tu es allé au bout, et que tu ne peux pas ressusciter les morts pour flanquer la trouille aux vivants, il ne te reste plus rien pour justifier de cette entreprise qui n’a pas plus de pertinence qu’une pyramide de Ponzi. C’est un marché de sable, avec ses marchands de sable, qui sont juste là pour t’endormir pendant que tu te fais plumer sur ton matelas synthétique.
Quelque chose qui ne sert à rien qu’à enrichir celui qui est riche, et qui crée du pauvre, et qui lamine le pauvre, ça appelle le marxisme, et puisqu’on arrive dans une ère à haute valeur ajoutée, on peut appeler ce truc qu’on appelle du technomarxisme. C’est pas nouveau mais ça fait neuf, et les gens adorent les « ismes ». Au final, ça sert à rien d’autre qu’à créer une autre classe de syndicalistes protégés, mais qu’est-ce qu’on aura bien rigolé !
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