Enigmes quantiques : La controverse entre W. Zurek et R. Kastner
Le programme scientifique lié à la décohérence et au darwinisme quantique ne fait pas consensus comme on peut s’y attendre dès lors que sont proposées des « manières de voir » le monde à travers les théories et les expériences de la physique quantique. Les disputes de Solvay puis consécutives au paradoxe EPR ont fait place à de nouvelles controverses. Si le projet du darwinisme quantique est riche de sens et de perspectives, heuristiques notamment, il n’en est pas moins fragile dans ses présupposés et c’est ce que s’est proposé de montrer Ruth Kastner qui ne mâche pas ses mots ni ses concepts en décelant une circularité dans le raisonnement de Zurek. Ce qui signifie, pour parler en langage physique et ontologique, que l’explication d’un monde classique construit à partir d’un « univers quantique » ne tient pas avec la thèse du darwinisme quantique : le raisonnement est circulaire, autrement dit, les conclusions censées découler du raisonnement physiques sont implicitement introduites dès le départ. Plus précisément, les îlots ou « pointer states » classiques n’émergent pas du quantique mais se déduisent des propositions classiques assumées dès le départ (R. Kastner, Studies in History and Philosophy of Modern Science, 2014). Kastner va jusqu’à comparer la circularité du darwinisme quantique à celle qui serait également présente dans le théorème H de Boltzmann dans lequel l’irréversibilité déduite est en fait déjà introduite dans les présupposés sur le chaos moléculaire.
Pour bien comprendre les enjeux du darwinisme quantique et ses limites, il faut commencer par dénouer l’imbroglio épistémologique congénital à la physique quantique en essayant de séparer les deux énigmes qui sont apparues. D’abord l’énigme phénoménologique de la mesure quantique. Comment le phénomène quantique se produit-il dans notre monde classique ? Autrement dit, en supposant que la mécanique quantique décrive la partie la plus élémentaire de notre univers, comment cette partie apparaît-elle dans le Tout que constitue notre monde ambiant, notre environnement, notre étendue spatiale et perceptive ? Ensuite, il y a l’énigme ontologique. Comment un univers classique est-il construit à partir d’éléments quantiques ? Cette énigme est celle des parties qui font émerger un Tout. Elle est l’énigme systémique par excellence. Une fois posés ces préliminaires, une question se dessine. La particule quantique est-elle une partie, autrement un composant, ou bien juste un phénomène observé dans le champ expérimental ? Si l’on a pas dans l’esprit ces questions phénoménologiques et ontologiques, on ne peut qu’aller dans le mur et c’est sans doute cette impasse du darwinisme quantique que tente de nous expliquer Kastner qui s’est fendue d’une mise au point dans les arXiv pour signaler que Zurek n’a pas souhaité mentionner ses critiques dans son dernier article sur les sauts quantiques.
Rappelons l’image du papier et de la céramique. Dans le monde quantique, la description des états est représentée par des feuilles de papier superposée et dotées d’un mouvement. N’oublions pas que les états quantiques sont des états dynamiques et que l’image qui convient pour représenter la superposition des états de base est celle d’un livre dont les feuilles sont incessamment tournées. Le problème de la mesure c’est de comprendre comment l’information écrite sur une feuille de papier se retrouve étalée en quelque sorte pour former une tâche sur la céramique qui représente notre monde classique. L’interprétation de Copenhague se contente de légitimer les deux descriptions alors que les tentatives dites réalistes essayent de comprendre l’énigme de la mesure, autrement dit comment on passe du « livre des états quantiques » à la feuille de papier qui fait une tâche sur la céramique classique.
Kastner explicite la distinction opérationnelle en jeu dans le darwinisme quantique (S + P + E). Dans ce triplet, S désigne le système, autrement dit le livre de papier contenant les états quantiques possibles. E désigne l’environnement fait de céramique. P désigne les « pointer states classiques » assurant la transmission d’information depuis les pages du livre quantique en direction de la céramique classique (E). Ces « pointer states » ont un double caractère, quantique et classique ; ils sont alors sélectionnées par l’environnement. Autrement dit, tout se passe comme si la céramique sélectionnait les pages du livre quantique qu’il faut lire et faire passer dans le monde classique.
On ne sait pas quelle est la validité de l’hypothèse sélectionniste mais on peut décrire le processus de mesure quantique à travers l’expérimentation de la décohérence qui permet de visualiser ce qui se passe. Depuis notre monde classique, un expérimentateur introduit dans un « système quantique » une minuscule aiguille de céramique capable de réaliser deux choses, tourner les pages du livre quantique puis remettre le livre à sa place et copier une seule page. Les expériences de décohérence ont réussi à produire dans un laps de temps réduit une situation extra-ordinaire dans laquelle l’aiguille tourne une page quantique, peut la lire, puis remet la page à sa place pour en lire une autre. Le système est observé dans deux états. C’est ce qu’a observé Serge Haroche en introduisant des atomes de rubidium, « préparés » pour avoir deux états, dans une microcavité parcourue par des ondes EM. Le système est observé dans les deux états mais lorsque la cavité échange suffisamment d’énergie avec l’environnement, un des états s’évanouit et l’autre devient « définitivement » observé, en quelque sorte fixé dans la céramique classique telle une photo devenue indélébile.
Le darwinisme quantique ne se résume pas à ces quelques expériences. Il est conçu comme une théorie physique pouvant aboutir à une philosophie de la nature. Des hypothèses supplémentaires sont introduites, comme la sélection par l’environnement de « pointer states » et la présence d’une redondance dans « l’encodage » des « pointer states ». Cette redondance ressemble étrangement à une autre forme de redondance, celle des individus vivants qui dans le milieu, se ressemblent et sont classés en espèces, si bien qu’on trouve par exemple des fourmis « copiées » par millions et ce, avec l’efficace du tri naturel, autrement dit la sélection des espèces par l’environnement. L’objectif du darwinisme quantique est trouver une explication à la transition entre la « quanticité » et la « classicalité » du monde. Comment passer des livres de papier quantique au monde classique fait de structures perceptibles en céramique ?
Kastner explicite la division du monde quantico-darwinien en (S + P + E). Cette division est en premier lieu jugée arbitraire car elle incorpore trop d’éléments classiques ce qui engendre la circularité dans le procédé formel employé pour expliquer comment les choses classiques sont produites par des choses quantiques. En fait, l’observabilité classique est introduite dès de départ et n’est donc pas déduite du monde quantique ; autrement dit, elle apparaît dans la conclusion parce qu’elle est déjà présente dans les prémices du raisonnement. En usant de la métaphore précédente, le livre de papier quantique ne peut pas produire des observations faites de tâches sur la céramique. Pour expliquer le monde observable, il faut poser l’existence de la céramique. Et d’une certaine redondance. Le principe de sélection des états par l’environnement est alors représenté par une mosaïque cohérente qui permet aux expérimentateur de capter les morceaux de cette céramique classique qui présentent certaines régularités et sont captés chaque fois qu’un physicien expérimente dans son laboratoire, à Paris comme à Pékin. Ces morceaux de mosaïque sont en quelque sorte les émanations du livre de papier quantique triées par l’environnement dont l’observation permet de capter les morceaux de mosaïque formant la céramique classique.
L’analyse de Kastner est précise, reposant sur les mathématiques physiques en prolongeant et complétant les résultats de Field sur l’impossibilité de démontrer l’encodage redondant de l’environnement en utilisant des principes uniquement quantiques. Il est impossible de déduire la décohérence en utilisant une image à la Everett ; autrement dit en formalisant la décohérence avec l’emploi de la matrice S et une équation décrivant une dynamique unitaire (qui conserve la somme des probabilités). Puis en extrapolant avec les concepts de « einselection » et de « pointer states ». Le darwinisme quantique semble reposer sur un tour de passe-passe mathématique. La notion de « pointer state » constituant alors l’ingrédient intermédiaire capable de servir de « navette épistémologique » entre le quantique et le classique. Cette navette étant aussi incluse dans le formalisme mathématique qui incorpore des éléments quantiques et des dérivations classiques.
Au final, je me demande si ce « schisme » entre le quantique et le classique ne provient pas de la représentation mathématique rendue nécessaire pour naviguer dans l’univers des expériences quantiques tout en permettant également de manipuler le monde classique de la mécanique : ne faut-il pas prendre du recul face aux mathématiques et tenter de retrouver une image physique ? Cette option s’inscrit dans une démarche philosophique visant à comprendre la nature. Elle ne s’oppose pas à la science pragmatique qui cherche à mesurer, prédire et calculer. C’est une question d’objectif visé. Il faut adapter les outils aux deux finalités que l’on se donne ; manipuler la nature avec efficacité ou bien essayer de la connaître. Ces deux finalités étant comme on le sait complémentaires.
Et comme d’hab, si un éditeur veut bien publier mes recherches, qu’il se manifeste !
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