On a beau dire qu’internet signe la disparition progressive des grands médias, il n’en demeure pas moins que l’endroit d’où une information a encore le plus de chances de toucher un maximum de gens reste encore la télévision. C’est dans cet esprit que pour un informaticien, une émission phare de la télévision décidant de consacrer un sujet sur la loi HADOPI ne pouvait qu’être attendue au tournant. On pouvait craindre un plaidoyer relayant la propagande gouvernementale, on peut au moins reconnaître que ce ne fut pas le cas. De là à applaudir le reportage des deux mains, il y a un pas...
Pourtant, si vous étiez journaliste mais pas spécialiste des questions technologiques, vous auriez toutes les raisons de croire que le reportage d’Envoyé Spécial, diffusé jeudi 19 Novembre sur France 2, est un exemple à suivre pour toute la profession. Notamment parce qu’il prétend interroger toutes les parties en présence, adversaires comme partisans de la loi, pirates et artistes spoliés. Et aussi parce qu’il se conclut sur un jugement mitigé, sur une loi inapplicable car dépassée mais qui le sera quand même, pour l’exemple.
Adversaires ?
En fait d’adversaires, ce ne sont pas les vrais détracteurs de la loi qui ont été interrogés, mais bien ceux qui ne respectaient pas les lois existantes avant et ont bien annoncé qu’ils ne respecteraient pas d’avantage la nouvelle loi après. Quant aux vrais problèmes que pose cette loi, ils n’ont pas été abordés, ce qui rend France 2 coupable sinon de mensonge délibéré, du moins de mensonge par omission.
Si vous n’êtes pas du monde de la technologie, je peux comprendre que vous ne vous aperceviez pas de cela au premier coup d’oeil alors je vais prendre un autre exemple. Imaginons qu’une nouvelle loi renforce le droit des grandes surfaces à utiliser la vidéo-surveillance, mais que sous couvert de combattre le vol à l’étalage, autorise en fait l’enregistrement des habitudes de consommation des clients honnêtes à des fins de marketing. Vous auriez tôt fait de vous positionner en opposant de cette loi, pas vrai ? Imaginons maintenant qu’un reportage pour illustrer cette loi interroge d’un côté les directeurs de supermarché, qui viendront expliquer les conséquences de ce vol, et de l’autre, des voleurs qui clament haut et fort qu’ils sont soit fiers de ce qu’ils font, soit obligés de le faire pour nourrir leur famille. Trouveriez-vous le traitement équitable ? Quid alors de ceux qui contestent le côté "flicage" de la nouvelle loi, auxquels le reportage ne donne pas la parole ? Eh bien voila tout simplement comment on peut résumer le reportage de France 2 sur HADOPI.
Avec une telle méthode, le résultat de ce reportage sera au mieux un coup d’épée dans l’eau, chacun des deux "camps" sortant finalement conforté dans ses positions, les "artistes" parce qu’ils auront le sentiment que même les "petits" artistes les soutiennent, les pirates parce que leur impunité est révélée au grand jour et qu’ils peuvent donc inviter à loisir les internautes à les rejoindre sur leurs sites pirates... mais payants. Mais il se pourrait au contraire que ce reportage parvienne à endormir le spectateur, à le dissuader d’aller rechercher plus loin les vrais problèmes et enjeux de cette loi. Et là le mensonge par omission prend tout son sens.
Les problèmes non abordés
Ce que France 2 a refusé d’aborder, je vais tenter de le faire ici et j’invite tous les informaticiens qui passeront par ici à rajouter dans leurs commentaires tout ce que j’aurais pu oublier.
La question de l’adresse IP
A aucun moment le reportage ne dira de quelle manière seront recherchés les internautes coupables de piratage. Rappelons donc tout de suite que le gouvernement va faire au plus simple, et utiliser l’adresse que votre fournisseur d’accès internet vous attribue pour vous permettre de figurer sur le réseau des réseaux.
Tout d’abord sachez que cette méthode d’authentification n’est absolument pas fiable. Il est relativement facile pour un informaticien chevronné de récupérer l’adresse IP de quelqu’un d’autre, à plus forte raison s’il n’est pas connecté en permanence comme c’est le cas pour la plupart des particuliers. Ce n’est peut-être pas à la portée de votre voisin de palier, mais celui qui a pour habitude de pratiquer le piratage maîtrise généralement ce genre de choses et il n’a pas besoin d’être proche physiquement de votre ordinateur pour le faire.
Mais aussi et surtout, de fait cette adresse est toujours partagée, au minimum entre tous les ordinateurs qui sont sur votre réseau local : les ordinateurs de votre famille, certes, mais aussi ceux qui auront éventuellement piraté votre réseau Wi-Fi. Vous pouvez donc être condamné pour les actes commis par vos amis de passage qui auraient utilisé votre connexion, voire par ceux qui n’y avaient pas été invités. En théorie la loi a répondu à cela : la non-sécurisation de son réseau wi-fi peut être considéré comme un délit. Mais elle a oublié que le cryptage est encore en France considéré comme un crime de guerre (sic) en raison d’un vieux code napoléonien toujours pas abrogé. En d’autres termes vous avez toujours tort !
Je vous laisse imaginer la tête du gérant de cybercafé condamné à la suite d’un acte délictueux d’un de ses clients, comme s’il pouvait surveiller leurs faits et gestes en permanence. De plus en aurait-il seulement le droit, ou du moins la légitimité ? Pas besoin d’imaginer d’ailleurs : en France on se souvient bien de l’affaire
Altern, où un hébergeur a été condamné pour n’avoir pas remarqué qu’un de ses clients diffusait des images illicites ; et plus récemment un simple échange de liens a failli coûter la vie à un journal. Et si on regardait maintenant à l’étranger ? La coupure de la connexion internet en cas de piratage n’est pas une première . Elle s’est produite en Finlande et l
e premier internaute sanctionné fut... le gouvernement de l’île d’Åland, dont les fonctionnaires téléchargeaient à tout va ! ça c’est ce qui s’appelle une adresse IP fiable !
La Haute Autorité
Il faut aussi rappeler que cette nouvelle entité qui peut vous envoyer des courriers en recommandé, puis couper la ligne internet sur demande, n’est pas un organe judiciaire, ni de police ni de gendarmerie, mais une administration. Et par conséquent elle fera ce qu’on lui demande sans que vous ayez la possibilité de vous défendre ! Les sanctions prises pourront donc être appliquées à titre préventif, dans l’attente d’un éventuel procès, et sans possibilité d’appel suspensif !
Même les délinquants de la route ont droit à un meilleur traitement, à croire qu’il est moins grave de tuer quelqu’un que de pirater un album de musique. D’ailleurs quand je vois les sanctions encourues dans les deux cas je me dis qu’on n’est plus très loin : 3 ans de prison pour de la contrefaçon (le piratage lui étant assimilé) et seulement 7 pour un braquage à main armée. Bientôt pour avoir le dernier album de votre artiste favori il sera moins risqué de cambrioler le disquaire du coin de la rue que d’aller sur internet !
Pourquoi donc un reportage qui se veut impartial a-t-il fait l’impasse sur les vraies questions de la loi HADOPI ? Est-ce réellement une volonté de simplifier ou plutôt de donner l’illusion de l’objectivité alors que l’employeur du journaliste est peut-être partie prenante dans cette affaire (comme
ce journaliste de TF1 viré pour avoir critiqué HADOPI ?). Il est plus que jamais temps de s’interroger sur la fiabilité des informations à la télévision.