Hubert Curien, le père de l’Europe de la Science
« Michel Barnier [alors Ministre des Affaires étrangères] aurait souhaité se trouver parmi nous aujourd’hui, il m’a chargée de vous transmettre à vous, Madame, et à ceux ici rassemblés, les marques de son plus profond respect pour la personnalité et l’œuvre du Professeur Curien. » (Claudie Haigneré à Anne Perrine Dumézil-Curien, le 14 mars 2005 à Paris).
Le père de l'Europe spatiale, c'est ainsi qu'on le qualifie en général et avec raison. Mais ce serait encore plus complet de l'appeler le père de l'Europe de la Science. En somme, un Père de l'Europe ! Le physicien Hubert Curien est né il y a 100 ans, le 30 octobre 1924 dans la commune vosgienne de Cornimont. Hubert Curien était ce que j'appellerais un grand administrateur de la recherche française et européenne, tout en étant un mandarin de l'université, et la gauche au pouvoir en a fait aussi un homme politique. C'est donc une trajectoire hors du commun qu'a suivie Hubert Curien. Avec ses sourcils très broussailleux et très pompidoliens, sa voix très grave mais bienveillante, Hubert Curien était ce qu'on aurait pu aussi appeler un capitaine de recherche, comme on parle de capitaine d'industrie. Un grand commis de la recherche.
Mais avant d'avoir été un scientifique, Hubert Curien a été un résistant. À l'âge de 19 ans, quittant ses études parisiennes, il a rejoint le maquis de la Piquante Pierre, dans les Vosges, près de La Bresse et pas loin de sa ville natale. En 1945, il a intégré l'École normale supérieur et en est ressorti agrégé de physique. Il a également soutenu une thèse de doctorat en physique spécialisée en cristallographie (l'étude de la structure de la matière). À 28 ans, sa thèse d'État portait sur « l'étude des ondes élastiques et de la diffusion thermique des rayons X dans un réseau cubique centré : application au fer alpha ». Ses travaux de recherche ont commencé au sein du laboratoire de minéralogie de Jean Wiart, il a étudié l'effet Compton, les défauts des cristaux par irradiation, etc. Il a étudié et déterminé des structures de minéraux complexes, a découvert une nouvelle forme cristallographique du gallium, a étudié aussi des matériaux biologiques, etc. et même la curiénite, un minérau baptisé de son nom (pas par lui !) qu'il avait découvert au Gabon.
À la fin des années 1940, il a épousé Anne Perrine, astrophysicienne et fille du grand linguiste et académicien Georges Dumézil chez qui il se rendait souvent à Vernon pour suivre le programme spatial dans les années 1970. Anne Perrin Dumézil-Curien est morte cette année 2024, à l'âge de 98 ans. Ils ont eu trois enfants, Nicolas Curien, polytechnicien et docteur en mathématiques appliquées, membre de l'Académie de la Technologie, professeur au CNAM (Centre national des arts et métiers), ancien membre du CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) de 2015 à 2021 (il a présidé le CSA par intérim quelques semaines au printemps 2018), Christophe Curien, artiste peintre, et Pierre-Louis Curien, mathématicien, directeur de recherches au CNRS et spécialisé en informatique théorique. Hubert Curien était en outre le petit frère de l'ambassadeur Gilles Curien, membre voire directeur de plusieurs cabinets ministériels dans les années 1960.
Maître de conférences de minéralogie-cristallographie à la faculté des sciences de Paris en 1953, à 28 ans, puis professeur des universités à la future Université Pierre-et-Marie-Curie Paris-6 en 1958 à 33 ans (ce qui est très jeune), il a enseigné aussi à l'École normale supérieure, Hubert Curien a intégré également le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en 1966 à un haut niveau puisqu'il a été bombardé (jeune) premier directeur scientifique du département science physique et mathématiques (le titre était directeur scientifique pour la physique au CNRS).
À partir de ce moment-là, Hubert Curien a travaillé moins sur les paillasses et plus derrière un bureau classique de manager avec des responsabilités administratives et organisationnelles très larges et nombreuses. Ainsi, il est devenu directeur général du CNRS de 1969 à 1973, puis Délégué général à la recherche scientifique et technique de 1973 à 1976.
Le CNES (Centre national d'études spatiales) était alors en pleine crise existentielle. Hubert Curien a été alors nommé président du CNES de 1976 à 1984 pour redresser cet organisme de recherche, redonner de la motivation aux chercheurs et préparer le premier vol de la fusée Ariane le 24 décembre 1979, nommé en outre président du conseil d'administration du Palais de la Découverte de 1977 à 1984. Il est nommé dans sa lancée premier président de l'Agence spatiale européenne (ESA) de 1979 à 1984, et aussi premier président de l'Association des musées et centres de culture scientifique et industrielle en 1982. Il fut également le président du CERN de 1994 à 1996, président de l'Académie des sciences de 2001 à 2003 (membre élu le 8 novembre 1993 dans la section de sciences de l'univers), directeur de l'École supérieure Chimie Physique Électronique de Lyon (CPE Lyon) de 1993 à 2005, et président de la Fondation de France de 1998 à 2000.
C'est son action au sein du CNES qui a été probablement la plus importante pour la recherche française (et européenne) en lançant le programme Ariane, en créant Arianespace, la société de commercialisation d'Ariane, en lançant aussi la mission de Jean-Loup Chrétien, premier spationaute français, en lançant le programme SPOT (satellites de télédétection français civils d'observation de la Terre), ainsi qu'en lançant les participation françaises aux projets de l'ESA qu'il a créée et présidée. C'est la raison pour laquelle on l'a souvent qualifié de père de l'Europe spatiale qui n'a plus grand-chose à voir avec sa spécialité d'origine, la cristallographie. Il était en quelque sorte un grand ordonnateur de la recherche française et européenne, tant dans le domaine physique (au CNRS) que spatial (au CNES, à l'ESA, etc.).
En été 1984, la venue de Laurent Fabius à Matignon a précipité la carrière d'Hubert Curien appelé à siéger au gouvernement : il fut nommé Ministre de la Recherche et de la Technologie du 19 juillet 1984 au 20 mars 1986, puis, après la réélection de François Mitterrand, renommé au même ministère du 12 mai 1988 au 29 mars 1993 dans les gouvernements de Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy. Loin de prendre cela comme un honneur, ce fut pour lui une aubaine pour faire avancer de nombreuses idées et intuitions.
À ce poste, sa principale action a été de mettre la science à disposition du peuple, la rendre accessible à l'ensemble des gens, ce qui est difficile car la science étudie souvent des choses complexes. Son idée de génie a été d'organiser en mai 1991 une journée portes ouvertes de son ministère à l'occasion du dixième anniversaire de sa création, ce qui est devenu très rapidement la Fête de la Science dès l'année suivante, en juin 1992 et qui, chaque année, fait rencontrer les chercheurs avec les citoyens, chaque chercheur ouvrant son laboratoire et montrant son travail aux gens, en leur donnant les enjeux, les objectifs, les applications.
Cette manifestation scientifique et culturelle, qui a le rôle de propagateur de la science, a lieu désormais en octobre de chaque année et est très suivie des chercheurs, ravis d'exposer leurs travaux aux profanes (d'autant plus qu'en France, les sciences dures jouissent d'un très faible intérêt médiatique, à part quelques excellents documentaires sur Arte ; il y a beaucoup trop peu d'attrait des journalistes pour les sciences, disciplines jugées trop compliquées et pas assez sexy). C'est bien pour les citoyens qui peuvent comprendre un peu mieux l'époque technologique dans laquelle nous vivons, et ses perspectives, mais aussi pour les chercheurs eux-mêmes qui doivent synthétiser, vulgariser, résumer leurs travaux dans un travail pédagogique très utile également pour la science (dans la mise en forme des connaissances).
D'un côté, il y a des scientifiques, beaucoup trop rares, qui font de la vulgarisation scientifique et qui ont acquis un peu de notoriété médiatique (Hubert Reeves, par exemple), et de l'autre côté, il y a des structures, c'était le rôle d'Hubert Curien, qui a joué surtout sur les structures, qui a été un grand organisateur de la recherche scientifique et de son accessibilité aux profanes.
La conclusion d'une étude sur le personnel dirigeant du CNRS entre 1937 et 1966 réalisée par l'historien Christophe Charle, de l'Institut d'histoire moderne et contemporaine du CNRS), publiée par les "Cahiers pour l'histoire du CNRS" en 1989 est intéressante dans son contraste : « L'étude du personnel dirigeant du CNRS permet de voir la naissance progressive d'un nouveau type d'élite, issue de l'Université scientifique mais de plus en plus distincte d'elle, dans la mesure où l'accès aux responsabilités administratives se fait de plus en plus tôt. Les initiateurs de l'institution, dreyfusards et socialistes hostiles à l'État napoléonien seraient certainement surpris du résultat historique de leur entreprise : accumulation de niveaux écrans au sein de la hiérarchie universitaire, groupes de pression, etc. La république de la science dont ils rêvaient tend ainsi à nourrir des oligarchies qui se neutralisent ou à devenir un nouvel enjeu de pouvoir pour des élites extérieures. ».
Hubert Curien est mort le 6 février 2005 à l'âge de 80 ans. Depuis cette date, il est honoré par de nombreux organismes ou lieux qui ont pris son nom, des collèges, des écoles, des rues, des laboratoires, etc. Sa mémoire reste vivante. Le site de l'Académie des sciences lui a rendu hommage en février 2005 par ces quelques phrases : « Les qualités unanimement reconnues de ce très grand serviteur de l'État, sa clarté, sa précision, alliées à son écoute et à sa bienveillance, ont fait de lui non seulement un professeur exceptionnel et un modèle pour tous ses étudiants, mais également un scientifique, un collaborateur, un homme aimé, estimé, respecté de tous. ».
Une grande cérémonie a été organisée en son honneur le 14 mars 2005 à la Maison de la Chimie à Paris sous l'égide de l'Académie des sciences : scientifiques et politiques se sont succédé pour évoquer la personnalité attachantes d'Hubert Curien, en particulier Claude Allègre (membre de l'Académie des sciences et ancien Ministre de l'Éducation nationale), Claudie Haigneré (spationaute et Ministre déléguée aux Affaires européennes), Philippe Busquin (ancien Commissaire européen pour la Recherche), Laurent Fabius (ancien Premier Ministre), François Loos (Ministre délégué au Commerce extérieur), Christophe Desprez (ancien dircab d'Hubert Curien), Anne Lauvergeon (présidente d'Areva et surtout, ancienne Secrétaire Générale adjointe de l'Élysée), Édouard Brézin (président de l'Académie des sciences) et François d'Aubert (Ministre délégué à la Recherche). En tout, quinze personnalités se sont exprimées pendant cette après-midi d'hommages.
Petits extraits d'hommage à Hubert Curien durant cette journée-là.
Claude Allègre : « Je connaissais Hubert Curien depuis quarante-cinq ans. Il fut mon professeur de cristallographie à la faculté des sciences et je me souviens qu’il nous enseignait l’usage des rayons X et des neutrons pour déterminer les structures des cristaux. C’était un professeur lumineux. (…) Quelques années plus tard, alors que nous commencions à mettre en place le premier enseignement de géochimie à Paris, au niveau du troisième cycle, nous étions quatre jeunes scientifiques et nous n’avions pas encore terminé notre thèse d’État, Hubert Curien avec René Dars, Jacques Faucherre et Yves Rocard avec qui il gardait des liens d’amitié anciens, nous donna son patronage administratif pour créer un laboratoire dans une usine désaffectée (l’Université de Jussieu n’était pas construite) et un enseignement de 3e cycle dans lequel il enseigna la thermodynamique pour géologues. Je me souviens d’Hubert Curien participant à une excursion en Galice où il surprit tout le monde par ses connaissances géologiques et ses questions judicieuses, montrant qu’il appréciait les problèmes tectoniques pourtant bien éloignés de la minéralogie. Tout naturellement, il fut le rapporteur de ma thèse d’état car il y avait peu de monde qui s’intéressait de manière compétente alors à l’utilisation des isotopes en Sciences de la Terre. (…) Et puis, comme on le sait, il commença alors une carrière dans l’administration de la science qui allait être brillante. (…) Au risque de dévoiler quelques secrets, je crois que ce choix a résulté de deux circonstances. D’une part, il voyait l’émergence de la physique du solide que développaient en France ses amis Pierre Aigrain et Jacques Friedel vers laquelle il aurait voulu engager plus nettement le laboratoire de cristallographie et minéralogie de Paris, mais il sentait des résistances internes et non des moindres. D’autre part, Pierre Jacquinot, en réponse à une menace de dissolution du CNRS, avait créé des Directions scientifiques et réorganisé l’organisme. Il avait proposé la Direction de la physique à Hubert Curien. C’était une opportunité exaltante, reconstruire le CNRS, qu’il ne pouvait refuser dans une période de crise pour la recherche française. ».
Claudie Haigneré : « Je ne peux manquer de vous dire quelques mots sur les circonstances qui m'ont amenée à rencontrer Hubert Curien à de très nombreuses reprises pour l'espace, l'Europe, la Russie, la recherche et je dirais plutôt la Science. Hubert Curien et l’espace, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre passionnée. L’espace a probablement donné à Hubert Curien quelques-unes de ses plus grandes satisfactions professionnelles, ainsi que ses soucis les plus tenaces. Il n’était pas possible de le rencontrer, qu’il soit Ministre, Président de l’Académie des sciences, ou simple citoyen, sans que la conversation vienne sur le spatial et qu’il vous fasse part de ses soucis sur cette Ariane qui, décidément, aura pris beaucoup de place dans sa vie. (…) L'Europe, une autre grande affaire pour Hubert Curien. Vous comprendrez que j’y sois particulièrement sensible et que je commence par là. Avant d’être ministre, ses responsabilités de président du CNES l’avaient conduit à prendre la présidence du Conseil de l’Agence Spatiale Européenne. En tant que Ministre chargé de l’espace, il vécut deux Conseils ministériels de l’ESA : à Rome en 1985, et à Grenade en 1992. Nous savons tous, et Jean-Marie Luton le premier, qui en a été si proche et avec lequel il avait une relation privilégiée, que sa priorité absolue dans chacune de ces occasions consistait à préserver la dynamique européenne, à éviter que les divergences d’appréciations entre pays ne l’emportent sur la nécessité d’une œuvre commune, quand bien même cette œuvre commune ne répondrait que partiellement aux souhaits purement français, comme ce fut le cas avec les décisions si difficiles à prendre sur Hermès. Au sein de l’Europe, c’est bien sûr à la qualité du dialogue franco-allemand qu’il était le plus sensible, et il a, directement et personnellement, beaucoup œuvré pour que soient pris en compte les points de vue et contraintes réelles de l’Allemagne nouvellement réunifiée dans les décisions spatiales de l’Europe. Si l’ESA porte aujourd’hui encore l’ambition spatiale de l’Europe, elle le doit en particulier à Hubert Curien qui l’a aidée à traverser la période de grande difficulté qui a suivi la réunification allemande et qui coïncidait, d’une part avec de sérieuses contraintes budgétaires en Allemagne, et d’autre part avec une dangereuse accumulation de programmes spatiaux européens demandant des moyens quasi-impossibles à mobiliser. ».
Philippe Busquin : « Dans un article paru il y a quelques années, intitulé "Hubert Curien et l'Europe des chercheurs", l'ancien directeur général de la Commission Européenne, Paolo Fasella disait que Hubert Curien a joué un rôle clef dans la plupart des initiatives de coopérations scientifiques européennes prises ces dernières années. Hubert Curien, lui-même, faisait remarquer dans un article paru dans "La Recherche" à l'époque, que "construire pour l'Europe des programmes de recherche et rassembler l'Europe des chercheurs sont deux démarches qui doivent aller de pair en parfaite harmonie". Et cela reste d'une brûlante actualité. Comment concilier la dimension humaine des chercheurs à l'échelle européenne, élargie d'ailleurs, et cette conception de travailler ensemble dans un avenir commun ? Hubert Curien a été de tous les rendez-vous. (…) Et des initiatives, il y en a eu dès les années 80. En fait, l'histoire de la recherche européenne date des années 80 avec les premiers programmes-cadres et Hubert Curien était déjà un des six fondateurs du programme "Esprit" qui a joué un rôle essentiel à l'époque pour redonner à l'Europe une dimension dans la société de l'information. Il était avec le commissaire Davignon, Ilya Prigogine et quatre autres personnes à la base du programme "Esprit", qui a d'ailleurs été continué par un programme qui s'appelait "Brain" et qui a permis de donner des avancées dans l'Europe dans ce domaine. Il a été comme on l'a dit fondateur de la Fondation Européenne de la Science, premier Président de cette fondation, qui a joué aussi un rôle très important dans la mise en commun des capacités des chercheurs européens. Mais il n'a jamais négligé non plus le rôle de l'industrie. Je pense qu'il faut rappeler qu'il y avait les programmes "Brite Euram" qui ont été des programmes dans les années 80 qui ont permis d'associer à l'échelle européenne l'industrie et les milieux de la recherche. Et de la même manière, vous le savez comme moi, il a été un peu aussi à la base du programme "Eureka" qui vise aussi à donner à l'Europe des structures industrielles plus novatrices, plus liées à une recherche et à une innovation. Mais il n'a jamais négligé le facteur humain et dans le même temps qu'il y avait ces programmes industriels, on lançait les premiers programmes dits "Capital humain, mobilité". Ces programmes ont été lancés dans les années 80 et aujourd'hui ils sont certainement une des réussites à l'échelle européenne, avec les bourses Marie Curie, qui permettent à des chercheurs de l'Europe d'aller dans d'autres laboratoires et constituer cette communauté de la recherche européenne. À coté du facteur humain, il était évidemment très sensible aux infrastructures indispensables à l'échelle européenne. Ayant été président du CERN, il a été aussi initiateur avec d'autres présents ici dans la salle, du Synchrotron de Grenoble, qui était une des grandes réalisations à l'échelle européenne. Dans le domaine de l'espace européen de la recherche, j'ai eu de nombreuses occasions d'en discuter avec lui, il insistait aussi sur cette nécessité d'organiser, à l'échelle européenne, la discussion sur les infrastructures d'avenir. À cet égard, des progrès sont réalisés, puisque maintenant nous avons un forum des infrastructures qui aide les ministres de la science dans le choix des prochaines infrastructures, entre autres les lasers à électrons libres qui seront redistribués un peu partout dans l'Europe. ».
Laurent Fabius : « C’est en tant que chargé moi-même de la Recherche que j’avais appris à le connaître (…). Tout naturellement, je lui proposais de devenir ministre lorsque j’eus l’honneur ensuite d’être appelé par François Mitterrand à diriger le gouvernement. Ce choix me paraissait naturel, tant Hubert Curien symbolisait pour toute la communauté scientifique la réflexion et l’action dans le domaine de la science et tant il était apprécié des chercheurs. La recherche était tout simplement sa vie. Je me souviens d’une conversation avec lui et avec Jacques-Louis Lions, d’où une expression avait jailli, sans que je me rappelle exactement qui d’entre nous l’avait lancée : "l’horizon de la recherche, c’est l’horizon du forestier". Cette vision longue était chez lui une idée maîtresse, particulièrement précieuse lorsqu’on doit décider pour la collectivité. Éviter les à-coups, les fausses habilités de l’urgence, penser et agir à long terme : Hubert Curien, qui aimait tant ses forêts des Vosges, était, pour la recherche aussi, un forestier. Long terme et recherche fondamentale. Il savait par expérience et il professait, comme le Général De Gaulle et Pierre Mendès France qu’il admirait, qu’il n’y a pas de grand pays sans recherche puissante et pas de recherche puissante sans priorité à la recherche fondamentale, laquelle requiert évidemment des moyens et ne doit pas être subordonnée à l’aval. L’évaluation, devenue depuis une évidence, était une autre de ses idées pionnières. Il considérait qu’une sécurité matérielle des chercheurs, sans ostentation car tel n’était pas son genre, est nécessaire pour accomplir une bonne recherche, mais il soulignait que cette sécurité n’est pas contradictoire avec les évaluations nationales et internationales indispensables, ni avec les remises en cause qu’elles entraînent. (…) Il y a quelques mois, à l’issue d’une réunion au sein d’un groupe où nous aimions nous retrouver, déambulant nous plaisantions ensemble en pensant à ce temps où, ministre, il se voyait proposer régulièrement d’aller conquérir, en Île-de-France, en Isère ou dans ses Vosges natales, le suffrage universel. Chaque fois, il déclinait poliment, avec un bon sourire, ces sollicitations. Et il ajoutait : "ma circonscription, c’est mon laboratoire de l’Université Paris-6". ».
Christophe Desprez : « Hubert Curien était un homme bon, qui incitait ses collaborateurs à la patience et à la modestie. Quand, après un exposé argumenté de notre part [ses conseillers au ministère], il concluait "Vous avez raison, avançons dans ce sens", nous savions que nous étions dans la bonne direction. Quand il fronçait l’un de ses sourcils broussailleux et nous disait "Vous croyez ?", nous comprenions que nous n’avions pas convaincu ; alors, il consultait ; il recevait énormément de chercheurs, de patrons de laboratoires ou d’organismes ; il écoutait, et peu à peu se forgeait une opinion ; c’était sa façon de travailler, à l’écoute en permanence de la science en marche. Il était toujours au contact de la science, en visite en France ou à l’étranger. Il était passionné par la science, par toutes les sciences, et par les hommes et les femmes qui la font. (…) Je me souviens d’une sortie d’un conseil des ministres, où Jack Lang et Hubert Curien venaient de faire une communication sur la culture scientifique et technique. Les journalistes se précipitent sur le tapis rouge disposé au début de la cour de l’Élysée pour les prendre en photos. Et là, Hubert Curien se recule, pour que le Ministre de la Culture, ou était-ce déjà de l’Éducation ? , apparaisse mieux sur les photos. Comme je m’en étonnais à la lecture de la presse du lendemain, puisque c’était Hubert Curien qui était le principal artisan de cette communication, je m’entendis répondre "Mais Christophe, cela n’a aucune importance, et, en plus, cela fait tellement plaisir à Jack"… ».
Anne Lauvergeon : « Il est vrai qu'au moment du bouclage des budgets, quand on est à l'Élysée, on reçoit un certain nombre de coups de fil de ministres pas contents de leur sort. En général, le mode est toujours le même : "j'e n'ai pas assez" ; bien sûr, personne ne téléphone pour dire qu'il a trop de budget. C’est souvent sur un ton ou agressif ou du moins montrant qu'il y a un grave problème. Hubert Curien quand il m'appelait, s'excusait d'abord de m'appeler. Ensuite il me disait, il me l'a dit à plusieurs reprises, "qu'il était très très ennuyé… qu'il y avait un petit problème… que certainement il y avait une mauvaise compréhension… que les objectifs qui avaient été fixés n'étaient pas complètement remplis par l'aboutissement des discussions budgétaires. Mais, ce n'était pas la faute du Ministère du Budget, ce n'était pas la faute du Ministre du Budget, non, non… Ils avaient vraiment fait des efforts, ils avaient fait beaucoup de choses… mais …. est-ce qu'on ne pourrait pas néanmoins….", et à ce moment là, effectivement, on rentrait dans le problème qui se posait. Jamais aucune espèce d'acrimonie, aucune espèce de volonté de pouvoir, de volonté de revanche, de volonté de puissance. Uniquement faire aboutir, et faire aboutir non pas pour soi, pour son ministère, mais pour les gens, les chercheurs qui allaient effectivement pouvoir profiter de tout cela. Et je dois dire que cette espèce de calme, toujours, cette espèce de réserve en même temps, de souci de ne pas déranger, mais en même temps d'agir… ce mélange des deux était absolument, incroyablement efficace. Je dois dire que c'était également quelqu'un qui inspirait confiance à des gens très différents.(...) À la Renaissance, on aurait dit que c'était un humaniste. Je crois que Hubert Curien était assurément un humaniste. Curieux de tout et curieux de tous. Il était à l'écoute, il voulait comprendre, comprendre ce qu'étaient les gens. Cette volonté de compréhension qui est assez fréquente chez les scientifiques et qui s'applique souvent à la matière, il la portait aussi aux hommes. Je crois que tout au long de sa vie, il s'y est employé avec toujours le respect immense qu'il manifestait pour les autres, pour ne pas être trop pesant, pour ne pas surtout donner le sentiment qu'il cherchait à entrer dans un domaine ou un territoire que l'autre ne lui aurait pas laissé franchir. ».
François d'Aubert : « Fils d’un receveur municipal et d’une institutrice, il fut admis au prestigieux lycée Saint-Louis en classes préparatoires, puis il fut reçu aux concours de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’il intégra, et de l’École polytechnique. Exemplaire, Hubert Curien le fut aussi par ses qualités humaines. Son statut de scientifique éminent, et bientôt de grand commis de l’État, ne retrancha jamais rien à sa simplicité, qu’il attribuait à ses origines de montagnard vosgien, ni à son humour et son franc parler. Il déclarait ainsi avec lucidité et clairvoyance à propos de la recherche fondamentale : "la recherche fondamentale, c’est un peu comme Christophe Colomb découvrant l’Amérique ; quand il est parti, il ne savait pas où il allait ; quand il arrivait, il ne savait pas où il était et cependant il a découvert l’Amérique… Il n’est pas possible de dire à quelqu’un qui se consacre à la recherche fondamentale : n’allez pas par là, c’est ridicule, vous ne trouverez rien". (…) Pleinement conscient du lien si nécessaire entre la recherche et l’innovation, il fonda également le RDT, Réseau de développement technologique, destiné à diffuser la technologie vers des PME peu familiarisées avec le processus d’innovation, préfigurant ainsi les RRIT. C’est sur cette même voie que nous nous employons aujourd’hui à relancer la Recherche, à travers le redressement de l’effort financier national, le soutien à la recherche fondamentale et le renforcement de ses applications. ».
Et le Ministre délégué de la Recherche de l'époque de terminer sur cette petite citation qu'Hubert Curien aimait répéter : « Je voudrais revenir sur Terre, un instant, dans mille ans, juste le temps de voir ce que trente générations de savants auront su découvrir, et entendre ce que les hommes de science seront alors en humeur de dire. ». Ok Professeur Curien, rendez-vous en l'an 3005 !
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