Internet, repaire naturel de la flibuste ou de l’émancipation artistique ?
La guerre est déclarée au piratage informatique ! Une guerre de plus serais-je tenté d’ajouter avec lassitude... Poussés par les ayants droit, les pouvoirs publics ont acquiescé jusqu’à présent à la majorité de leurs revendications, fusse parfois au détriment de la logique la plus élémentaire consistant à se pencher sur la genèse du phénomène pour mieux le juguler. De fait, des pis-aller furent décidés par voie législative, ne résolvant que peu ou pas du tout le problème. Il semblerait hélas que cette politique stérile ne doive guère changer à l’avenir...

Récemment sur Agoravox, je m’étais franchement posé la question de la pertinence d’élargir la redevance pour copie privée (voire son existence) perçue sur chaque CD, DVD ou autre support amovible acheté. A posteriori, j’avais regretté de ne pas avoir été plus au fond du problème. Par exemple : quid de la bien prompte assimilation copie privée/piratage par les sociétés perceptrices des droits d’auteurs à l’origine de cette taxe ? Néanmoins, je me demandais, de façon un peu ingénue il est vrai, si la rebuffade des sociétés liées à l’industrie de l’informatique suite à l’élargissement de l’assiette de cette taxation n’allait pas faire réfléchir les autorités publiques quant à la pertinence de leur politique de lutte contre le piratage.
Las, le ministre de la Culture rajouta une couche d’incompréhension du phénomène actuel en établissant une commission (dite Olivennes du nom de son rapporteur) ayant pour objectif de durcir la lutte contre le téléchargement illicite. Sur le fond, l’on ne peut que comprendre le souci légitime de défendre les auteurs contre la privation d’une rémunération liée à l’exploitation de leurs œuvres (bien qu’un bémol soit tout de même à signaler car le piratage est consubstantiel d’une révolution technologique, prise en compte souvent absente des débats et conduisant généralement à l’impasse des mesures initiées) ; sur la forme en revanche il y a un réel manque d’équité puisque le rapporteur de la commission, Denis Olivennes, n’est autre que... le PDG du groupe Fnac !
Deux interrogations me viennent d’office à l’esprit :
1) Quel est l’intérêt de la loi DADVSI si l’on est obligé de revenir sur le métier alors que la plupart des décrets d’application de cet acte législatif n’ont toujours pas été publiés au Journal officiel [1] ? S’oriente-t-on comme certains le présument vers un DADVSI II encore plus répressif ?
2) Comment peut-on prendre sérieusement en considération l’impartialité des travaux d’une commission dont le responsable est à la fois juge et partie quant au thème traité ? A cette interrogation, Mme Albanel éluda rapidement la question du choix de M. Olivennes en quelques mots [2] : ses responsabilités ainsi que ses écrits sur le sujet en faisant de facto l’homme de la situation... Un terme, un quasi-lapsus même, du ministre ne m’a pas échappé lorsqu’elle expliqua qu’il saura « promouvoir »... avant de se rattraper et d’énoncer qu’il saura « écouter et être très attentif aux différentes sensibilités ». Grosso modo, l’homme saura promouvoir sa vision des choses aux acteurs de différentes sensibilités, est-ce cela le message en filigrane ? Plus loin dans le communiqué, Mme Albanel a le mérite d’être très clair : ce qui l’intéresse ce ne sont pas les causes du piratage, mais les modalités de son éradication. Dont act.
Un rédacteur d’Agoravox nous fit part il y a quelques jours de sa consternation quant à la manipulation de la communication de cette commission : cette dernière s’étant félicitée du consensus obtenu sur trois points principaux que sont la riposte graduée [3], le filtrage des contenus par les fournisseurs d’accès et la multiplication des plates-formes de téléchargement légal. PCInpact revint d’ailleurs dans un article daté du 17 octobre sur cette manière quelque peu impropre de relater le résultat des consultations [4].
Pourquoi ne pas évoquer le succès de Radiohead et sa volonté de modifier le circuit traditionnel dans le secteur musical [5] ? Pourquoi ne pas reconnaître que les DRM tendent à disparaître nolens volens car boudés par les consommateurs ? Pourquoi les prix des CD audio restent-ils aussi élevés lorsque les DVD musicaux sont, eux, largement plus abordables au vu de la jeunesse de ce support ? Et enfin, comment se fait-il que les artistes cautionnent implicitement et majoritairement la chasse aux consommateurs, c’est-à-dire leur public, par leur inquiétante aphonie ?
La vérité c’est qu’internet a bouleversé les règles du jeu et qu’une révolution technologique eut lieu sans que les sociétés de gestion des droits d’auteur et maisons de disques ne s’y soient intéressées dans un premier temps. Lorsqu’elles réalisèrent que leur inertie avait été comblée par une prolifération des échanges d’œuvres sans passer par leur entremise, elles adoptèrent une réaction agressive liée à la crainte (réelle) de perdre une rentrée substantielle de leurs revenus. Or les industries de la culture possèdent encore des moyens d’action efficaces que les acteurs et jeunes industries de l’internet ne peuvent se targuer de posséder. Et le premier d’entre eux, c’est la pression exercée sur les politiques. On se souvient de Bernard Carayon s’alarmant lors des débats sur le DADVSI de certaines pratiques peu glorieuses de représentants de l’industrie du disque : mais pour un élu osant dire tout haut ce genre de fait, combien se taisent ?
Internet est un vecteur de croissance économique formidable, et la France est un des pays du monde occidental le mieux armé pour profiter un maximum de ses retombées [6]. Reste que ces perspectives ne réjouissent pas forcément tout le monde en signant la fin de certains modèles économiques surannés.
J’ajouterai pour terminer que la récente diatribe de Mme Albanel envers la société Free fut risible au possible : comment un ministre peut-il en arriver à mélanger l’attribution d’une licence 3G avec la lutte contre le piratage ? C’est un mystère dont je serai fort aise d’en avoir l’explication la plus rationnelle possible, à moins que la justification ne puisse se trouver dans l’exacerbation, jusqu’à l’aveuglement, de la croisade menée par notre ministre de la Culture. Affaire à suivre...
[1] Je m’étais singulièrement posé la question de l’efficacité de cette usine à gaz qu’est l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques au sein d’une note sur mon blog
[2] http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-copieprivee2007.htm
[3] Rappelons que la première mouture de cette mesure avait été refusée par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2006-540. Je ne peux que vous enjoindre à lire l’article de Me Eolas à ce sujet, remarquable de concision et de clarté
[4] PC Inpact
[5] Le résultat du libre téléchargement moyennant une rémunération fixée par l’auditeur lui-même semble porteur puisque d’éminents artistes semblent vouloir s’engouffrer dans la brèche. Ce qui n’a pas empêché l’AFP de titrer et de rappeler avec véhémence qu’un tiers des internautes ayant téléchargé leur dernier album l’ont fait sans contrepartie financière, oubliant qu’a contrario près des deux autres tiers ont joué le jeu pour des sommes dont la moyenne se situe autour de 4£ (environ 5,74 €). Cela peut sembler dérisoire en comparaison du prix actuel des CD, mais il faut prendre en considération le fait que les artistes sont désormais certains de récupérer la quasi-totalité des sommes récoltées, puisque se passant d’intermédiaires. Un précédent qui aide à mieux appréhender la révolution naissante et la crainte des industries traditionnelles du disque.
[6] Selon Médiamétrie/NetRatings, 19 millions de Français ont acheté sur internet au second semestre 2007, et ce record devrait être lui-même battu puisque le commerce électronique ne semble pas encore être arrivé à un stade de saturation.
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