L’illusoire et mensongère cyberpolice culturelle (2)
La virtualisation généralisée et l’interconnexion totale compliqueront à l’extrême l’application des droits d’auteurs et des copyrights. Cependant, de nouveaux modèles économiques culturels émergent lentement et sûrement.
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La loi contre l’ordre
En copiant une chanson ou un film d’une mémoire USB ou d’une plate-forme peer-to-peer, je commets un acte illégal. En capturant cette même chanson d’une radio en ligne ou en enregistrant sur DVD-R la vidéodiffusion numérique de ce même film, je reste dans la légalité. Où se situe donc la frontière ? Pourtant, comme la quasi-totalité des cybernautes, je paye ma facture Internet, ma redevance TV et use de supports numériques légalement vendus en magasins, et de surcroît taxés. Jamais ma mélomanie et ma passion pour le septième art n’ont été autant fiscalisées. Ex-présidente de la RIAA, Hilary Rosen avait carrément suggéré de taxer la bande passante...
En outre, si un contenu artistique ou intellectuel doit être distingué de son support, l’imbrication entre ces deux éléments ne saurait être éludée. Si je dérobe incognito votre master dans un studio d’enregistrement ou un CD dans votre salon, vous avez effectivement perdu l’œuvre musicale et son support. Si je convertis son contenu en MP3 ou le télécharge sur Bittorrent, le fichier initial est toujours dans votre master, dans votre CD, dans votre PC ou dans votre clé USB. Cessons donc cette fameuse analogie à l’emporte-pièce prétendant que « télécharger un album, c’est voler un CD ». De très nombreux mécanismes propres à l’économie physique et aux supports analogiques volent en éclats dans le tourbillon numérique.
Ces exemples révèlent toute la sisyphienne pénibilité qu’auront les industries culturelles à faire valoir droits d’auteurs et copyrights à l’ère informationnelle. Comment en est-on arrivé là, baby ?
Elaborés pendant les révolutions américaine, française puis industrielle, copyrights et droits d’auteurs avaient pour but de protéger l’œuvre du créateur - alors consacré comme propriétaire, génie et acteur économique - et de le motiver financièrement (1). Toutefois, les intérêts du public ne sont point oubliés : l’instauration de durées limites à ces droits et l’accès aux œuvres précédentes auto-alimenteront et stimuleront la création future. Une volonté joliment exprimée par la Constitution américaine : « to promote the progress of science and useful arts, by securing for limited times to authors and inventors the exclusive right to their respective writings and discoveries. »
Vers les années 60-70, libéralisme, mondialisation et financiarisation obligent, droits d’auteurs et copyrights deviennent les poules aux œufs d’or des industries du divertissement et de l’information, ce qui en soi n’est guère un crime. En 1998, le Sonny Bono Act étend la durée du copyright jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, et jusqu’à 95 ans après la première publication ou édition lorsque le détenteur des droits est une personne morale. Des classiques de cinéma comme Casablanca ou Le Magicien d’Oz ne tomberont donc pas dans le domaine public avant les années 2060 ! Les visées ultra-protectionnistes et ultra-capitalistiques ont donc méchamment pris le pas sur les intérêts du public. Cependant, d’énormes grains de sable tels que vous gripperont cette machine trop bien huilée.
Le vertige du code
Sur votre table ou dans votre cartable, on trouve une puissance computationnelle de loin supérieure à celle de toute l’US Army en 1944 ou à celle d’une sonde spatiale Viking. Comme je l’avais écrit dans un article précédent, l’informatique repose sur la reproduction à l’infini de procédés et de données. Le bon ordinateur est celui qui copie vite et bien. Imaginez quelques secondes votre ordinateur sans les fonctions couper/copier-coller... Votre clé USB, votre baladeur MP3, votre disque dur et votre « direct-to-disk » (pour les musiciens) ne seraient plus d’aucune utilité, les fichiers d’installation de vos logiciels reposant sur des copies-collages temporaires deviendraient totalement inopérants et cette page Web n’existerait pas.
L’interconnexion croissante de ces puissances et mémoires computationnelles génère une abondance informationnelle quasi infinie - l’ère de l’hyper-choix - et éclipse aussitôt l’effet de rareté qui fut à la base du contrôle des contenus et des supports analogiques et semi-numériques. Corollairement, la frontière entre exploitation privée et diffusion publique devient poreuse et aléatoire. Par ailleurs, la gratuité est le fluide sanguin du Net. La preuve par Firefox, Wikipédia, Skype, Google, etc. Aussi longtemps qu’un être humain connecté sera animé par quelque volonté altruiste ou partageuse, tout le monde en bénéficiera, sauf les statistiques du PIB.
Conclusion : informatique + Internet = reproduction et transfert gratuits à l’infini de procédés et de données à une échelle mondiale en un seul clic. Seule alternative pour changer cette réalité : établir sur la Terre entière des régimes nord-coréens ou modifier les lois de la physique et de l’électronique. En fait, le Net a généré une économie non monétaire en inflation constante, de surcroît redoutablement créative et dynamique, allumant de facto un véritable incendie philosophique.
Selon Lentschener, Moulier-Boutang et Rebiscoul dans un article du Figaro (2), « l’action publique n’intègre pas fondamentalement cette idée d’un écosystème économique appuyé tout autant sur les productions que sur les dérivations des productions. Elle ne regarde que la taxation de la valeur ajoutée de bout de chaîne, sans voir que les nouveaux modes de consommation recyclent davantage qu’ils ne consument, sans prendre en compte les effets de réseau considérables logés dans les mutualisations de savoirs, dans les échanges entre consommateurs, dans le bord à bord (peer-to-peer) d’interactions qui ne nécessitent plus toujours de repasser par le port afin d’effectuer une transaction. Les nouveaux modes de consommation sont productifs de quelque chose : et ce qu’ils capitalisent pourrait être, devrait être un socle nouveau de mutualisation et de rendements sociaux plutôt que de sur-valeur exclusivement financière. »
Révolutions, évolution
D’une certaine façon, ne devrait-on percevoir le peer-to-peer, la culture DJ et le mashing up comme de nécessaires démons de Maxwell qui, en plus d’inverser les vapeurs désormais brûlantes des droits d’auteurs et copyrights (DRM, législations cybermartiales), sauvegardent les intérêts du public au risque de l’illégalité ? Illégalité pour qui ? D’ailleurs, qui sont les véritables premiers pirates de la culture et de la création : les lobbies culturels ou les cybernautes téléchargeurs et remixeurs ? Où se situe réellement la créativité et l’innovation ?
Dans le premier volet de cette série, j’avais décrit les impossibilités techniques et les contraintes économiques d’un filtrage des contenus numériques et d’une cybersurveillance généralisée. Chaque jour, la croisade contre le vent numérique s’enlise un peu plus dans les sables mouvants de la Toile. Beaucoup ne s’en plaindront pas.
Doté d’une simple puissance computationnelle « Intel inside » et suffisamment calé en programmation-développement, un homo digitalus surpasse aisément les jeux des grandes organisations et pulvérise une vieille rente de situation en quelques mois. Shawn Fanning et son Napster, Linus Torvalds et son Linux, Jimmy Wales et son Wikipedia ou Brahm Cohen et son Bittorrent en sont de merveilleuses illustrations. Les macro et micro-révolutions technologiques et leurs répercussions tous azimuts se succéderont à un rythme de plus en plus effréné.
Sur les quinze dernières années, nous avons connu les révolutions du Net, de la téléphonie mobile, des biotechnologies et des nanotechnologies. Dix ans ont suffi à Napster-Kazaa-eDonkey-Bittorent pour mettre l’industrie phonographique à genoux et bouleverser la chronologie des médias TV et cinéma. A chaque étape, les gouvernements et les industries culturelles ont réagi avec plusieurs longueurs de retard pendant que cyberpunks et cybernautes passaient à autre chose. La presse en ligne, les blogs, les médias participatifs et leurs flux RSS ont poussé la presse classique au bord du gouffre en à peine quatre ans. L’Internet mobile, le cloud computing et l’informatique diffuse introduiront certainement des ruptures technico-sociétales aussi brutales qu’inimaginables à l’heure actuelle.
Quelle permanence et quelle portée a la loi dans ce big-bang perpétuel ? Comment définir et gérer les droits d’auteurs et copyrights dans cette effervescence quantique ? Au fait, face aux lobbies culturels, quels contre-pouvoirs défendront notre droit à la copie ?
Esquisses et ébauches
Dans ce domaine, mon manque de visibilité est tel que je ne verserai pas dans de fumeuses spéculations mais recommande plusieurs lectures à ceux et celles exerçant dans la musique, le cinéma, la presse et l’écriture afin qu’ils appréhendent quelques modèles économiques bourgeonnants. Trop souvent, la bonne information est ouvertement disponible sur le Net, c’est le temps pour la dénicher et la rassembler qui l’est beaucoup moins.
Pour l’industrie phonographique, le rachat de la major EMI par un fonds d’investissement - et l’élimination consécutive de 2000 « doublons » sur les 5500 emplois - est le dernier coup de semonce. Il est temps que les autres maisons de disques - notamment les petits et moyens labels - prennent enfin « la longue traîne » de Chris Anderson (3) au sérieux afin de s’adapter à un marché de micro-niches par millions. Cela impliquera probablement d’être moins à cheval sur les droits d’auteurs et les copyrights, d’intégrer enfin le peer-to-peer comme effet déclencheur-multiplicateur de ventes et la musique gratuite comme produit d’appel des concerts.
Les artistes doivent également revoir et élargir encore plus une certaine conception de leur métier et ne pas trop s’appesantir sur une quête d’enrichissement rapide, pour les raisons décrites plus haut et du fait de l’hyper-concentration actuelle des majors, très peu propice à la diversité artistique. En récoltant les paiements des seuls 10% d’acheteurs de leurs derniers albums vendus directement en ligne, Radiohead et Barbara Hendricks - chacun auréolé d’une notoriété mondialement établie en pleine ère du CD - ont décroché le jackpot. Avant de devenir (peut-être) de telles success stories, les musiciens plus connus sur Myspace qu’ailleurs devraient absolument bouquiner Surviving strategies for emerging artists and megastars de David Byrne (4), à ce jour le meilleur mini-guide de survie et d’émergence qui leur soit spécialement destiné. Les quinze leçons pour l’industrie du disque de Seth Godin (5), aimablement traduites par Numérama (6), valent également le détour.
Personnellement, j’ai adoré la Radiolina de Manu Chao qui se veut un univers musical en constante évolution : « J’utiliserai mon site Internet comme une station de radio. [...] L’idée, c’est de continuer d’envoyer des cartes postales sonores sur mon site, de mettre les chansons les unes derrière les autres sans penser systématiquement "album". » (7) Un concept qui devrait faire des émules auprès des artistes Myspace.
En profitant des gravissimes erreurs de sa consœur phonographique, l’industrie cinématographique a évité une descente aux enfers, les consommations de cinéma/vidéo et de musique étant assez différentes sur de nombreux aspects. D’abord, les majors ciné ont développé une remarquable politique tarifaire pour le DVD, nettement mieux accueillie par les consommateurs que celle du CD. Ensuite, elles anticipent déjà la fin de ce support et s’élancent vers les plates-formes de vidéos en ligne (Amazon, Apple, chaînes TV, locations virtuelles, distributeurs propres, etc) et des clés USB permettant le téléchargement de films en quelques secondes. Dans « Coming soon », The Economist (8) nous en apprend long sur les avancées judicieuses des majors du cinéma.
Si l’édition littéraire a habilement négocié le virage Internet - merci Amazon ! - Kate Pullinger (9) exhorte néanmoins les écrivains à s’intéresser vivement à la publication numérique et à ses diverses formes, bien plus valorisantes en termes de rémunération et de marketing. Pour ma part, les publications sous copyleft du collectif italien Wu Ming m’ont littéralement impressionné. Téléchargeable gratuitement depuis une dizaine d’années, leur roman Q, pour ne citer que celui-ci, s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires physiques, leurs acheteurs préférant au final disposer d’un vrai livre plutôt que de tristounettes feuilles A4 imprimées. Pour Wu Ming qui fait primer le droit d’auteur en affaiblissant le copyright, un exemplaire piraté = plusieurs exemplaires vendus. Efficace.
Professeur à la Northwestern University, Rich Gordon (10) conseille aux revues en ligne de concevoir non pas une destination mais une plate-forme - « build a network, not a destination » - réorientant vers d’autres matériaux à haute valeur complémentaire et participative : blogs, vlogs, forums, commentaires, etc. Une formule déjà bien maîtrisée par Agoravox et par plusieurs médias 2.0. Dans la même foulée, Christian Jegourel livre une analyse concise et complète (11) du « Rapport Tessier : la presse face au numérique » (12).
La neuvième des quinze leçons de Seth Godin est la suivante : « ne paniquez pas si le nouveau business model n’est pas aussi propre que l’ancien ». En aucun cas, il ne s’agit de solutions standardisées et préfabriquées mais de sérieuses pistes de réflexion et de versions bêta dont chacun fera son remix... A produire et à consommer sans modération.
Annexes :
-
Séverine Dussolier et Loïc Bodson : Droit d’auteur et art contemporain - Enjeux numériques.
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Philippe Lentschener, Yann Moulier-Boutang et Antoine Rebiscoul : Ce que nous révèle la financiarisation sur l’économie.
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Chris Anderson : La longue traîne.
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David Byrne : Survival Strategies for Emerging Artists and Megastars.
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Numérama : Quinze leçons pour l’industrie du disque.
-
Numérama : Internet, les concerts, et l’éthique du public selon Manu Chao.
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The Economist : « Coming soon ».
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The Guardian : « Writers can learn a lot from the Hollywood strike. We deserve a better deal from digital publishing. »
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Rich Gordon : Build a network, not a destination.
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Christian Jegourel : Rapport Tessier, la presse face au numérique.
-
Ministère de la Culture : La presse face au numérique.
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