L’Irlande sera-t-elle le premier pays à abandonner le vote électronique ?
Le “Public Accounts Committee” est une commission du Dáil Éireann. Le Dáil Éireann est la chambre basse du Parlement irlandais (en France, la chambre basse est l’Assemblée nationale). Cette commission est chargée de contrôler les dépenses publiques.
Michael Noonan, son président, a déclaré : « It is a dead duck and should now be scrapped ».
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Aucun rapport avec la grippe aviaire [1]... le sujet est le système de vote électronique Nedap, et une traduction serait : « C’est un plan foireux, et il doit maintenant être abandonné ».
Il a continué : « Nous sommes parvenus au bout de la route, et devons l’accepter. Cela ne sert à rien de continuer avec ces faux-semblants, et de prétendre qu’il va être utilisé à l’avenir. Sa seule valeur est son prix à la casse. »
« Nous devons dire qu’il ne sera pas utilisé, et que les prochaines élections seront conduites selon les méthodes traditionnelles qui ont si bien servi ce pays. » [2]
Rappelons quelques définitions : le vote électronique est un terme général qui englobe deux familles de systèmes [3] :
- les machines à voter sont des ordinateurs placés dans les bureaux de vote. Elles enregistrent les votes et les dépouillent, sans s’occuper de l’identification de l’électeur ni de son émargement (sa signature comme quoi il a voté). Il s’agit de cela en Irlande.
- le vote par internet s’effectue depuis n’importe quel ordinateur, par exemple à son domicile. Identification et émargement sont gérés. Contrairement aux machines à voter, utilisées largement par 7 pays [4], il reste expérimental.
Cette route qu’évoque Michael Noonan démarre vers l’an 2000, lorsque le gouvernement commença à étudier comment informatiser les élections. Les machines du constructeur hollandais Nedap furent retenues, et une expérimentation eût lieu en 2002. La généralisation à tout le pays fût décidée pour les élections européennes de 2004. 7500 machines ont été achetées dans ce but.
Des oppositions venant notamment d’informaticiens étaient pourtant apparues. L’association qui a joué un rôle clé est l’ICTE (Irish Citizens for Trustworthy Evoting). Elle a été fondée par Margaret McGaley, une étudiante qui faisait une thèse sur le vote électronique. Plus tard, l’Irish Computer Society, l’association professionnelle des informaticiens irlandais, a également contesté le choix effectué [5]. Pour l’anecdote, les membres de cette respectable organisation furent traités publiquement d’altermondialistes, par le ministre responsable de l’introduction des machines à voter, apparemment un peu énervé qu’on critique son beau joujou moderne tout plein [6].
Le monde politique a finalement entendu ces inquiétudes, et une commission indépendante a été formée : la CEV, “Commission on Electronic Voting”. Elle a conclu dans son premier rapport être “incapable de recommander” ces machines, qui depuis, attendent dans des entrepôts .
Le gouvernement irlandais est issu d’une coalition de deux partis. L’un s’appelle Fianna Fáil, et c’est le parti du Premier Ministre Bertie Ahern. L’autre est les Progressive Democrats. Sur les 12 membres du “Public Accounts Committee”, 6 sont du parti Fianna Fáil. Michael Noonan, son président, a ajouté qu’une majorité de sa commission, et notamment 3 de ces 6 membres du Fianna Fáil, étaient en faveur de l’abandon du système de vote actuel Nedap.
Michael Noonan a expliqué que sa commission ne pouvait pas directement demander l’abandon des machines, car elle sortirait alors de sa mission qui est de questionner les finances et non pas les politiques suivies.
D’autre part, l’autre parti de gouvernement, les Progressive Democrats, lors de son congrès annuel, vient de passer, comme l’année dernière, une motion réclamant l’abandon du vote électronique en faveur du vote papier.
Dick Roche, le ministre en charge du dossier, a répondu qu’il ne fallait pas anticiper les conclusions du second rapport de la CEV, attendu d’ici quelques mois. Il a toutefois confirmé que le vote électronique ne sera pas utilisé lors des prochaines élections générales de 2007.
Seán Fleming (membre du “Public Accounts Committee”, et du parti de gouvernement Fianna Fáil) estime qu’il faudrait le soutien de tous les partis pour que le vote électronique soit utilisé. Il ne voit pas cela possible avec le système actuellement en débat. Il explique qu’il est favorable au vote électronique, mais qu’il faut considérer les aspects pratiques : comme les machines ne seront pas utilisées en 2007, elles seront âgées de dix ans à l’élection générale suivante. Il s’est interrogé : qui pourra leur faire confiance après un stockage long d’une décennie ?
Le “Public Accounts Committee” a également contesté les prévisions d’économies que devait permettre le vote électronique, et a pointé les grandes variations des coûts de stockage et d’assurances selon les endroits. Au total, ces coûts sont de 700 000 € par an. En conséquence, le gouvernement projette de rassembler toutes les machines dans un entrepôt militaire.
Michael Noonan, le président du “Public Accounts Committee”, considère qu’il faut prendre cette décision tant que les machines pourraient encore avoir une valeur résiduelle d’occasion, par exemple aux États-Unis, où le fabricant Nedap est en cours de certification. Il a également suggéré de recycler les machines inutiles en attractions dans les pubs irlandais tout autour de la planète.
Ce consensus autour d’un abandon au nom de la rationalité économique pourrait conduire à éviter de se poser les questions de fond : la sécurité et la transparence. Des questions que devrait aborder le second rapport de la CEV.
Il y a peu, le Times du 16 avril 2006 a donné quelques indices sur le contenu de ce second rapport. Il insisterait sur la nécessité de raccorder des imprimantes aux machines à voter. Ce serait se diriger vers le concept de “bulletin papier vérifié par l’électeur” [7].
Cela vise à répondre à une difficulté particulière du vote électronique. Contrairement aux autres systèmes informatiques, ses dysfonctionnements (ou pire) sont généralement indétectables par ses utilisateurs, à savoir les électeurs. Une transaction bancaire est contrôlable a posteriori, par exemple en vérifiant ses relevés de compte, imprimés sur du papier bien tangible. Le secret du vote empêche une telle vérification. Si la machine modifie un vote, qui s’en apercevra ?
De quoi s’agit-il ? La machine, une fois le vote composé, imprime un bulletin reprenant les choix effectués. Ce bulletin est montré à l’électeur, derrière une vitre. Il le compare avec l’écran, et le valide. Le bulletin tombe ensuite dans une sorte d’urne intégrée à la machine. Le soir de l’élection, une proportion statistiquement significative des bulletins est dépouillée. Les suffrages sont ainsi vérifiables au moyen d’un circuit indépendant de l’informatique : bulletins papier conservés dans une urne et dépouillement manuel.
Cette voie est maintenant suivie par 26 états des États-Unis [8], dont le New-Jersey et l’état de New-York, où le fabricant Nedap et son importateur Liberty Election Systems ont demandé à être certifiés. En Europe, Nedap a toujours combattu un tel système d’impression, en argumentant qu’il fallait viser la simplicité, et craignant que la découverte d’une anomalie le jour de l’élection ébranle la confiance des électeurs [9]. Nedap va toutefois se résigner à mettre en oeuvre cette impression aux États-Unis.
Les machines Nedap sont utilisées massivement aux Pays-Bas (plus de 80% des électeurs), à plus faible échelle en Allemagne (3 millions d’électeurs [10]), et depuis 2004 en France (environ 700 000 électeurs [10], notamment à Brest et au Havre). Elles ont été expérimentées en Grande-Bretagne et tout récemment en Italie.
Sources :
- “Renewed pressure to abandon electronic voting”, en première page du Irish Times du 28 avril 2006.
- “ ‘Paper trail’ wanted for vote”, The Times du 16 avril 2006.
- “€57m e-voting system a ’dead duck’ ”, The Irish Examiner, du 28 avril 2006.
- Interview de Michael Noonan, Radio Telefis Eireann (radio de service public), Five Seven Live du 28 avril 2006.
- “Army may store voting machines”, The Times du 12 mars 2006.
A écouter également :
- l’interview de Joe McCarthy par Radio Telefis Eireann, Five Seven Live du 28 avril 2006. Ce consultant en informatique a combattu précocement ce système. Il a dépensé plusieurs milliers d’euros en demandes de documents administratifs pour, par exemple, révéler les incidents des expérimentations de 2002 : ordinateurs de comptage qui plantent, discordances de centaines de voix (détails : “Test Results of the Powervote / Nedap Electronic Voting System”).
[1] Mot à mot, “dead duck” se traduit par “canard mort”.
[2] En V.O. « We have come to the end of the road and need to accept that. There is no point continuing on with this pretence and pretending it is going to be used in the future. It’s only value is scrap value. »
« We need to say it is not going to be used and future elections will be conducted using the traditional methods that have served this country well. »
[3] Un intermédiaire entre les machines à voter et le vote par internet est à l’étude : les kiosques électroniques. Il s’agit de terminaux placés dans les bureaux de votes, et connectés à des serveurs faisant tourner un logiciel de vote par internet. Identification et émargement sont gérés.
[4] En Europe : Belgique et Pays-Bas. Ailleurs dans le monde : États-Unis, Canada, Inde, Brésil et Venezuela. Les autres pays soit les utilisent en faible quantité, soit les expérimentent.
[5] The ICS calls for audit trail in e-voting system, 3 mars 2004.
[6] Le ministre Martin Cullen les a aussi traités de grincheux et de luddites, et a suggéré qu’on enquête à leur sujet. Le ministre a pu confondre ICS et ICTE. Il s’est à moitié excusé ultérieurement. Débat parlementaire du 31 mars 2004.
[7] Sur le site de l’auteur : “le bulletin papier vérifié par l’électeur (VVPB/VVAT)”, détails de ce concept, difficultés de mise en oeuvre, et réalisations (bâclées) à l’étranger.
[8] Voir le détail, état par état, sur le site de VerifiedVoting.org.
[9] Rapport de la CEV, commentaires de Nedap, app. 4 part 1, page 419, “Finally it should be noted...”.
[10] Nombre d’électeurs inscrits dans des bureaux de vote utilisant des machines. Le nombre de votants est donc moindre, selon la participation.
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