La forteresse assiégée d’Albis
Par une décision du 11 juillet 2008, le Conseil d’Etat, plus haute juridiction administrative de France, a enfin reconnu le caractère inique de la redevance pour copie privée établie par la Commission d’Albis. Cet arrêt doit être considéré d’une importance capitale puisque reconnaissant le fondement erroné de l’établissement de l’assiette de cette taxe touchant tous les supports susceptibles d’accueillir des fichiers protégés par le droit d’auteur et minant de fait les fonts baptismaux de ladite commission.

Une commission aux abois
La crise qui couvait depuis février 2008 au sein de la commission chargée d’établir la redevance vient de prendre une nouvelle dimension avec l’annulation de la décision du 20 juillet 2006. Mais pour mieux en saisir toute son importance, il convient d’opérer un retour en arrière et se pencher sur cette fameuse décision attaquée devant le Conseil d’Etat.
Il faut pour cela compulser le Code de la propriété Intellectuelle en ses articles L 311-1 et suivants. Ce sont ces textes de loi qui établissent la raison d’être de la taxe pour copie privée et ses modalités d’application : Les auteurs et les artistes-interprètes des oeuvres fixées sur phonogrammes ou vidéogrammes, ainsi que les producteurs de ces phonogrammes ou vidéogrammes, ont droit à une rémunération au titre de la reproduction desdites oeuvres, réalisées dans les conditions mentionnées au 2° de l’article L. 122-5 et au 2° de l’article L. 211-3. Cette rémunération est également due aux auteurs et aux éditeurs des oeuvres fixées sur tout autre support, au titre de leur reproduction réalisée, dans les conditions prévues au 2° de l’article L. 122-5, sur un support d’enregistrement numérique.
Pour absconses que pourraient être pour les profanes ces lignes, elles contiennent néanmoins l’objet de la discorde entre les ayants droit et les fabricants des supports imposés. La rémunération pour copie privée englobait en effet l’usage licite comme illicite de la copie privée (la contrefaçon en d’autres termes) sans distinction aucune ! Ainsi, les sociétés perceptrices de droits d’auteur pouvaient de par leur unité et leur nombre au sein de la Commission d’Albis revendiquer des sommes importantes [1] visant à compenser les pertes de revenus de manière très large. En outre, la boulimie dont fit preuve les percepteurs de la redevance devint quasiment ubuesque puisqu’elle aboutit à taxer préventivement toute nouvelle forme de nouveau support susceptible de stocker des informations numériques (comme le Blu-Ray ou la téléphonie mobile). Et ce, en dehors de toute évaluation sérieuse préalable : une aberration obérant sérieusement depuis sa naissance la crédibilité de cette instance administrative. Le 20 juillet 2006, ce fut au tour des décodeurs, enregistreurs vidéo et TV à disque dur d’être taxés sans coup férir, suscitant le mécontentement rancunier des représentants de l’industrie électro-informatique, sentiment qui culmina jusqu’au clash prévisible du début d’année.
Eric Besson, secrétaire d’Etat à l’économie numérique, s’est alerté rapidement du pourrissement de la situation depuis que les industriels ont quitté la table des négociations en février dernier, s’activant pour proposer une refonte du fonctionnement de la commission. En attendant que ces réformes soient mises en place, le Conseil d’Etat vient de larder un peu plus la légitimité de celle-ci par sa décision du 11 juillet.
Le coup d’arrêt du Conseil d’Etat
C’est la SIMAVELEC (Syndicat de l’industrie de matériels audiovisuels électroniques) qui a tenu à mettre fin à cette incongruité en saisissant le Conseil d’Etat pour annulation de la décision du 20 juillet 2006 en tant qu’acte administratif. A juste titre, le syndicat estima que prévoir une taxation d’office de la copie privée sur tous les supports de stockage, qu’elle soit de source licite comme illicite, revenait à mettre en place une forme de licence globale dans les faits [2].
D’office le Conseil d’Etat rappelle que la rémunération pour copie privée a pour unique objet de compenser, pour les auteurs, artistes-interprètes et producteurs, la perte de revenus engendrée par l’usage qui est fait licitement et sans leur autorisation de copies d’oeuvres fixées sur des phonogrammes ou des vidéogrammes à des fins strictement privées. Et partant de ce postulat, d’énoncer sans ambages que par suite, en prenant en compte le préjudice subi du fait des copies illicites de vidéogrammes ou de phonogrammes, la commission a méconnu les dispositions précitées du Code de la propriété intellectuelle ; que, dès lors, le Syndicat de l’industrie de matériels audiovisuels électroniques est fondé à demander, pour ce motif, l’annulation de la décision attaquée. C’est tout un pan de l’établissement de l’assiette de ladite redevance qui tombe par cette décision en lambeaux…
Plus pragmatique que bon prince, la haute juridiction estime que l’annulation de l’acte administratif (qui fait par conséquent intervenir le concept de rétroactivité à dessein de revenir à une situation telle que si l’acte et ses conséquences n’avait jamais existé) serait problématique : l’effet rétroactif de l’annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur que de l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effets. A titre exceptionnel, il est par conséquent accordé un délai de six mois pour mettre à exécution cette annulation : que, dès lors, il y a lieu de ne prononcer l’annulation de cette décision qu’à l’expiration d’un délai de six mois à compter de la date de notification au ministre de la Culture et de la Communication de la présente décision.
A la recherche du modèle économique perdu ?
Ne nous y trompons pas, cette victoire des industries de l’électro-informatique est un peu l’hallali d’une taxation fortement impopulaire sur la forme comme sur le fond. Les ennuis de la Commission d’Albis étant en effet très loin d’être finis puisque l’AFOM (Association française des opérateurs mobiles) vient de déposer à son tour une requête mettant en doute l’application raisonnée de la taxation des téléphones portables. Au vu de la jurisprudence du 11 juillet 2008, il y a une probabilité très conséquente que cette requête aboutisse favorablement.
Le fond du problème ne reste-t-il pourtant pas le même ? A savoir qu’au lieu d’endiguer la révolution numérique, les sociétés perceptrices de droits d’auteur ne feraient-elles mieux pas de dépenser temps, énergie et argent dans son accompagnement moyennant la révision de leur modèle économique ? La question reste plus que jamais d’actualité… D’autant que le récent projet de loi Hadopi [3] contenant de nouvelles mesures répressives (comprenant la suspension de l’abonnement du détenteur de la ligne mise à l’index) dans le domaine numérique n’améliorera en rien la situation critique à laquelle font face les acteurs de l’industrie culturelle, mais entravera encore un peu plus l’expansion de l’économie numérique en France.
[1] Les chiffres année par année sur le site copieprivee.org.
[2] Sans pour autant dépénaliser tout indélicat coupable de contrefaçon et susceptible de poursuites devant les juridictions judiciaires, devant s’acquitter de dommages et intérêts. Et n’oublions pas les mesures techniques de protection (dites DRM outre-Atlantique) qui empêchent bien souvent le consommateur lambda de pouvoir opérer toute forme légale de copie privée, et ce bien que logiquement et théoriquement (!) la commission se doit, de par le texte de loi, de prendre ces dispositifs existants en compte dans le calcul.
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