La guérilla nuageuse de Google
Plutôt qu’attaquer frontalement l’aigle royal Microsoft, le faucon pèlerin Google s’allie à l’épervier Apple et s’envole vers l’informatique nuageuse.

Cumulo-digitalus
Chez Google, Yahoo !, Microsoft, Amazon, IBM, Sun et bon nombre de start-up, on voit l’avenir de l’informatique personnelle et professionnelle dans le cloud computing, que je traduirai platement par informatique nuageuse. Au niveau de l’utilisateur, l’exécution des logiciels et l’archivage des données se feront non pas localement, mais en ligne. En plus clair, le processeur, la mémoire vive et le disque dur seront virtualisés par une puissance de calcul et d’info-traitement massivement distribuée sur des amas de serveurs distants - « les nuages » - en perpétuelle sélection aléatoire. Débarrassées des unités centrales, les terminaux fixes et portables contenteront des fonctions de réseau, d’affichage et de saisie : écran, clavier, souris et peut-être quelques entrées USB/Firewire. La computérisation des terminaux mobiles sera boostée sans nécessairement recourir à une architecture électronique onéreuse et sophistiquée.
Cette imminente réalité sera d’autant plus facilitée par l’expansion de l’internet très haut débit par fibre optique et par l’interopérabilité croissante des standards de communication - WiFi, Wimax, 3G, 4G, LTE, HSPDA, télévision et vidéo numériques, etc.
Pour les plus rétifs à l’administration des systèmes, ce sera le pied : adieu la quincaillerie, les configurations interminables, les pertes intempestives de données suite à un virus ou à un crash machine... Tout cela sera géré en back-office par le prestataire. L’utilisateur accédera à ses photos, ses vidéos, sa musique, ses réseaux sociaux et ses divers documents à partir du mobile ou du PC, toutes ces données étant alors stockées dans de gigantesques espaces personnels virtuels.
L’informatique-produit telle que nous la pratiquons aujourd’hui fera place à une informatique-service qui suscitera certainement quelques réserves chez les geeks, les linuxiens et les générations plus âgées de cybernautes. En sera-t-il de même pour la génération Myspace/Facebook née dans les 80-90’s après le net ? De plus, le cloud computing séduit beaucoup sur les plans écologique et économique car il évitera au consommateur de devoir acheter une bécane agressive et énergivore tous les trois ans. Par contre, la terre promise du multi-stockage virtuel, des applications métiers et du travail collaboratif assécherait gravement le terreau Wintel (Windows + Intel) et soulèverait de nombreuses interrogations en matières de confidentalité et de libertés électroniques ; sujet longuement abordé dans mon article Terminal Staline auquel j’ai repris quelques lignes.
Fleurets mouchetés
Ancien ponte de Sun et de Novell, Eric Schmidt estime que 80 à 90 % de nos activités courantes sur PC migreront inéluctablement sur le web à mesure que les bandes passantes s’élargiront et que les médias convergeront. Le jeu vidéo et la création multimédia (design web, illustration 2D, PAO, animation 3D, édition audio et vidéo) font partie des 10 à 20 % d’activités qui nécessiteront encore CPU, RAM, cartes graphiques et disques durs dignes de ce nom.
Jour après jour, Google élargit et marque jalousement son triangle fertile search-ads-apps (moteur de recherche-publicité-applications), bénéficiant de surcroît du glissement prononcé des budgets publicitaires vers le web et l’internet mobile. Dans cet isocèle stratégique, Yahoo ! et Microsoft subissent durement la loi googléenne. On voit à quel point le moteur de recherche Google Search, la régie e-publicitaire Google Ads, la vidéo participative de Youtube et Google Video, la bureautique en ligne de Google Docs et la plate-forme mobile Android sont finement conçus et intégrés dans le but de se fondre en un tout cohérent dans le cloud computing. Financement publicitaire et informatique nuageuse iront donc de pair, garantissant à la firme de Mountain View une colossale et régulière trésorerie de guerre.
Mais, ne nous leurrons pas : détenant plus de 90 % du marché de la bureautique personnelle et professionnelle, Microsoft a la dent très dure et a maintes fois prouvé qu’elle sait guerroyer. N’oublions pas comment Internet Explorer a vite pulvérisé Netscape Navigator. A Redmond, on s’élance vers un cloud computing centré autour de Windows, mais, somme toute, pas très original. Lors de l’Analyst Day 2007, c’est tout juste si les huiles de Microsoft n’avaient pas emprunté les démonstrations de leurs homologues de Google ou de Sun. La grosse difficulté pour eux consiste à emprunter ces couloirs nuageux sans sacrifier les universels et ultra-profitables Windows et Office.
Pour l’instant, l’univers online de Microsoft n’affiche pas autant de perfectionnement, de cohérence et de vision que celui de Google qui s’étendra bientôt on air (cf. l’article Autour du Google Phone).
Forte de sa plate-forme mobile linuxienne Android adoptée par l’Open Handest Alliance fédérant plus de trente fabricants, opérateurs de téléphonie mobiles et firmes techno - tels que HTC, Motorola, LG, Samsung, T-Mobile, China Mobile, Telecom Italia, Intel, Nvidia et Synaptics - la firme de Mountain View participera aux enchères fédérales de la bande spectrale des 700 Mhz face aux opérateurs télécoms AT&T, Verizon et Qwest. Le but final n’est pas de concurrencer âprement ce trioligopole, mais de révolutionner le paradigme actuel de la téléphonie mobile et d’éprouver le business model nuageux d’Android aux Etats-Unis avant d’aborder l’Asie et l’Europe.
Directeur de la division entreprises de Microsoft, Jeff Raikes juge les manoeuvres googléennes « aussi déplacées qu’arrogantes [...], visant surtout à nous nuire plutôt que comprendre et combler les attentes des consommateurs. » Jeff, si j’étais toi, je m’inquiéterais fortement pour Office et Windows Mobile.
Schmidt affirme que « contrairement à Microsoft, Google évolue dans le sens de l’Histoire. » Le jovial et bouillonnant googleur de 52 ans veut « offrir un super-ordinateur en ligne à chaque cybernaute. » N’ayez crainte : GBrother est votre ami, il ne demande qu’à être votre éternel confident et accompagnateur.
Axe du Mac
Toutefois, tel un léopard grimpant dans l’arbre à l’approche du lion, Eric Schmidt évite soigneusement le corps-à-corps avec Steve Ballmer - son homologue de Microsoft - et fricote avec ce guépard de Steve Jobs.
Membre du board des concepteurs du iPhone, Schmidt veut des plates-formes fiables et sexy. Jobs veut étendre son univers sur la toile et dans le spectre. En effet, Google et Apple élaborent conjointement une suite logicielle (Goopple ?) compatible Mac, iPhone et Android. Ici, il s’agit de combiner le savoir-faire dans les systèmes d’exploitation et les hyper-gadgets avec la puissance de feu de Google sur le web et l’internet mobile. D’ailleurs, l’augmentation récente du trafic de Google News, Google Video et Youtube doit beaucoup au flamboyant succès du iPhone. Le superbe et ultra-plat Mac Book Air n’est pas le fruit de quelque lubie stylistique : il s’agit clairement d’un concept transitoire dédié aux usages en ligne et de facto apte à voler dans les nuages.
Depuis peu, des Google PC sont disponibles pour 200 dollars dans quelques magasins Wal-Mart. Dotés d’une version Linux spécialement googlée (Gmail, Calendar, Picasa, Docs, Maps, Earth et divers logiciels open source comme OpenOffice), ces ordinateurs ne sont pas soumis à la taxe Microsoft. Point besoin d’une configuration musclée - processeur 1,5 Ghz, 512 Mo de RAM, 80 Go de disque dur : les « gPC » ont une vocation essentiellement nuageuse. S’agit-il d’une expérience isolée ou d’une expérience pilote ? Dans le second cas, les gPC seront-ils dotés de la suite Goopple ? La firme n’est pas très disserte là-dessus.
Microsoft ferait bien de considérer le iPhone, le Mac Book Air, le gPC et Android comme de sérieux coups de semonce : son meilleur ennemi sera cette redoutable alliance Google-Apple.
Premières armes
Traditionnellement, le cycle de conception-distribution d’un logiciel s’étale sur deux ou trois ans. Dans les googleplex, ce délai n’est que de cinq à six mois. Chaque développeur peut immédiatement tester ses démos et ses versions bêta dans des espaces virtuels professionnels librement accessibles à partir du domicile, d’un cybercafé ou du PDAphone. Après quelques hackatons impliquant aussi plusieurs développeurs indépendants, les concepts validés sont directement transférés dans les interfaces du personnel en réseau local et des utilisateurs en ligne, puis peaufinés collaborativement au fur et à mesure. L’entreprise gagne à la fois en vélocité opérationnelle et en immersion profonde dans la Matrice. Par exemple, les ergonomies et les options de Youtube, de Google Video, de Gmail et de Blogger à destination du iPhone et des autres mobiles sont améliorées quasiment chaque jour.
Au sein de la maison Google, on est parfaitement conscient que l’informatique nuageuse ne s’imposera guère du jour au lendemain, surtout auprès des grandes entreprises et des plus anciennes générations d’internautes. Par ailleurs, les utilisateurs devront accéder à leurs données à bord d’un avion, d’un train et même hors ligne. A ce titre, la firme de Mountain View parie sur la multiplication des mémoires Flash du type USB 3.0, véritables unités centrales mobiles dont on ne peut douter de l’imminente généralisation. C’est dans ces angles que l’approche Google PC ou Windows + cloud computing demeure très sensée.
Les PME et les particuliers - en d’autres termes, la grande majorité des cybernautes - pourraient s’engouffrer rapidement dans les nuages. Ainsi, ils réduiraient drastiquement leurs coûts, leurs quincailleries et les casse-têtes inhérents en adoptant la bureautique en ligne. D’ores et déjà, plus de 2 000 PME téléchargent quotidiennement la version gratuite de Google Apps. Après deux mois d’essai, la moitié d’entre elles souscrivent à Google Apps Premier Edition moyennant 50 dollars par an. Certes, cette suite n’est pas aussi poussée que Microsoft Office ou OpenOffice, mais combien d’entre nous utilisent plus d’une quarantaine de leurs fonctions dans le cadre pro ou perso ? La conquête du marché universitaire est un enjeu stratégique majeur dans l’émergence d’une killer application. L’Arizona State University, l’une des plus grandes facultés américaines avec ses 65 000 étudiants, a ainsi économisé plus de 500 000 dollars en adoptant les solutions en ligne de Google. L’avenir nous dira si d’autres campus lui emboîteront le pas.
Selon l’agence de veille concurrentielle Compete.com, si Google Apps/Docs a effectivement conquis plus de deux millions d’utilisateurs sur la seule année 2007, Microsoft Office (Word, Excel, Powerpoint, etc.) qui a deux décennies d’expérience et équipe plus de 500 millions de PC représente encore le choix le plus sûr pour la plupart des particuliers et des entreprises. En outre, pour peu qu’un concurrent établi ou une jeune pousse développe des solutions en ligne largement meilleures que celles googléennes, Schmidt aurait beaucoup de soucis à se faire.
Côté Microsoft, vu les traumatismes récurrents causés par les versions successives de Windows (Millenium, XP, Vista) dans les réseaux locaux d’entreprises, une drastique fiabilisation de ses futures solutions Windows + cloud computing est plus qu’indispensable. Faisant déjà preuve d’une adaptabilité et d’une stabilité remarquables, les Google PC seront appelés à s’améliorer du fait de leur teneur linuxienne. Un argument technico-commercial de poids auprès des administrateurs systèmes.
De nombreux analystes et industriels estiment qu’à moyen et long terme, l’informatique-service financée par la publicité sera le modèle e-conomique dominant. Nous le constatons aisément en surfant sur le web. Dès lors, maintes questions à propos de Microsoft émergent. Ses coûteuses solutions propriétaires, comme Windows Mobile et Office, tiendront-elles longtemps face à la concurrence tarifaire, voire gratuite, de Google Apps et Android ? Comment forgera-t-elle un périmètre de valeur hors de l’informatique-produit commerciale en adaptant ses marges à la nouvelle donne ? Même dans l’optimisation des coûts de revient de ses services en ligne, Google dame sévèrement le pion à Microsoft. Yahoo !, IBM, Amazon et Sun ambitionnant également de muer en prestataires de services nuageux, Steve Ballmer aura besoin de cours intensifs et quotidiens de yoga dans les mois à venir...
Jusqu’ici, le faucon pèlerin Google semble nettement plus prescient et plus agile que l’aigle royal Microsoft. Cependant, rien n’étant encore joué, ne lâchons pas nos jumelles.
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