La matière vivante, l’intelligence
Robin Offord, professeur de biochimie médicale à l’université de Genève, s’exprime à propos de la matière vivante, l’intelligence, et son activité scientifique.
Question :
-« M. Offord, vous avez commencé par suivre des études de physique, avant de passer à la biochimie moléculaire. »
Robin Offord :
-« Je m’intéressais à la physique. C’était l’époque de la physique quantique, de la physique atomique et nucléaire. Cela me semblait promettre de belles choses, en ce qui concerne le savoir.
Pourtant, j’étais également conscient du début de ce qui est la biologie moderne, au niveau moléculaire.
Je suis resté très peu de temps, dans ma carrière de physicien, avant de commuter sur la biochimie. »
-« Quand on étudie un organisme quelconque, à l’échelle atomique, qu’est-ce qui différencie un organisme vivant d’un organisme non vivant ? »
-« La différence entre la matière vivante et non vivante, si on compare deux objets - chacun pesant un kilo -, l’un étant un rocher et l’autre un lapin, c’est que le lapin bouge, le lapin va croître. De plus, si vous partez d’un couple de lapins, vous en aurez bientôt trente-six.
La matière vivante réagit aux circonstances. Elle prend des éléments de son environnement, pour les convertir, et elle peut se multiplier, alors que le rocher est toujours un seul rocher.
Structure physique et chimique
Pour rechercher l’origine de cette différence - qui est tellement banale qu’elle cesse de nous frapper -, on a comparé la structure physique et chimique des deux types de matière.
La première chose qu’on ait constatée, c’est que les mêmes corps chimiques se trouvent dans les deux objets. Les mêmes types d’atomes se retrouvent.
Les proportions sont différentes. Dans un rocher, vous aurez beaucoup plus de silice et beaucoup moins de carbone que dans le lapin, par exemple. Mais ce n’est pas ça qui compte.
L’organisation de la matière
Ce n’est pas dans la composition atomique qu’il faut chercher ; c’est dans l’organisation de la matière.
Chez le lapin, les différentes molécules - composées de tous les types d’atomes dont vous trouverez, au moins, quelques traces dans le rocher -, sont beaucoup plus complexes, beaucoup plus grandes que celles que vous trouverez dans le rocher ou n’importe quel objet non vivant.
Tout le monde connaît la formule chimique de l’eau : deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène. La plus petite particule d’eau se compose donc de trois atomes, tandis que les molécules qu’on trouve dans la matière vivante se composent très souvent de milliers d’atomes, voire, dans quelques cas, de milliards d’atomes...
Ce qui est étonnant, c’est que, pour une très grande partie de ces molécules géantes de la matière vivante, non seulement les structures sont très complexes, mais on n’a pas le droit à l’erreur...
La nature a appris comment assembler des dizaines de milliers - ou bien davantage - d’atomes, en liant chaque atome correctement à son voisin, selon un dessein initial. Chaque exemplaire de telle molécule géante, appelée à assurer telle fonction, dans la matière vivante, va - et doit - être identique.
Les mutations sont dues à des erreurs de construction qui se transmettent d’une génération à une autre et qui empêchent la molécule atteinte d’assurer sa fonction habituelle, au détriment du bien-être de la personne qui porte cette mutation.
Si vous disposez d’un microscope d’une énorme puissance, la matière vivante va apparaître comme une machine extrêmement complexe, bourrée de molécules elles-mêmes très complexes, dont les interactions organisées permettent le maintien de l’état vivant. »
-« Si on suppose une situation antérieure à l’apparition de la vie, de quelle manière, et en fonction de quoi, la matière non vivante parvient-elle à se structurer et à s’organiser, pour devenir subitement vivante ?
Comment se fait-il qu’à partir d’une structure élémentaire - du genre deux atomes de ceci et un atome de cela - on puisse aboutir à une organisation extraordinairement complexe, et de quelle manière l’intelligence apparaît-elle ? »
-« Ce sont des questions qui donnent le vertige...
Théories sur l’apparition de la vie
Depuis la formation de la Terre, il s’est écoulé un peu plus de 4 milliards d’années pendant lesquelles il n’est arrivé, sur la Terre, que la poussière du cosmos et quelques astéroïdes, quelques météorites. Il n’y a pas eu de grand apport.
Tout ce que nous avons, pour faire cette transition entre la matière non vivante et la matière vivante, ce sont ces atomes qui sont, d’ailleurs, littéralement, la poussière des étoiles.
S’il n’y avait pas eu les étoiles, pour cuire les atomes, il n’y aurait que l’hydrogène, un peu d’hélium - et c’est à peu près tout -, dans l’univers. Tout le carbone, tous les métaux et toutes les autres choses dont nous dépendons sont littéralement créés au milieu des anciennes étoiles, et notre planète les a ramassés, dans l’espace, sous forme de poussières.
Maintenant, un peu plus de 4 milliards d’années plus tard, nous voilà ensemble, l’un devant l’autre, des monceaux de poussières d’étoiles, en train de réfléchir sur de telles choses...
Il existe plusieurs types de réponses.
Certains scientifiques disent que cela doit être comme ça ; que c’est dans la nature de la chimie de pouvoir, spontanément, former des molécules un peu plus complexes, et que ces molécules-là vont, spontanément, aider à la formation de molécules encore plus complexes, au point qu’on arrive à la formation d’une molécule qui peut se reproduire ou se faire reproduire.
L’ADN, le fameux noyau des cellules, est certes une molécule qui se reproduit, ou qui se fait reproduire, mais cela se fait par d’autres molécules très complexes.
D’après certains, il suffirait donc de mettre ensemble tous les corps chimiques et attendre un ou deux milliards d’années, pour obtenir la matière vivante. L’organisation va se faire.
Pour ma part, je n’arrive pas vraiment à saisir cette idée au point où je peux juger si c’est vrai ou faux. Des scientifiques que je respecte tiennent fermement à ce point de vue. Ils n’ont pas de preuve, pour soutenir cette idée, mais il n’y a pas non plus de preuve pour l’infirmer. C’est une hypothèse légitime.
D’autres scientifiques disent que 4 milliards d’années ce n’est pas assez. D’autant moins que, dans les rochers les plus anciens exposés sur la surface de la Terre - les rochers ont été formés il y a 3,7 milliards d’années -, on trouve des fossiles de bactéries.
Bien qu’il s’agisse d’un organisme primitif, une bactérie est dotée d’une bonne partie des systèmes biologiques organisés qu’a l’espèce humaine.
Donc, l’intervalle de temps, pour parvenir à cette génération spontanée de molécules suffisamment complexes, capables d’aboutir au développement de la matière vivante, se limiterait à quelques centaines de millions d’années. Certains pensent que c’est insuffisant. Je n’ai pas de jugement à émettre.
Ces scientifiques pensent que les germes de la vie sont parvenus, sur la Terre, avec la poussière du cosmos, depuis une région plus âgée que notre système solaire.
Mais cette hypothèse ne fait que repousser sur une autre planète la question de l’apparition de la matière vivante.
Pour ce qui est de l’apparition de l’intelligence, c’est une question passionnante. Cependant, je ne pense pas que l’état actuel de nos connaissances permette de faire autre chose que des suppositions. Celles d’un scientifique n’ont pas plus de valeur que celles de tout autre personne. »
-« Ne peut-on pas objecter, à l’hypothèse d’une génération spontanée de la matière vivante due à la seule présence d’éléments chimiques, qu’elle équivaut à affirmer que, si on prend les pièces détachées d’un avion et qu’on les secoue assez longtemps on finira par obtenir un avion parfaitement assemblé, avec tous les éléments du cockpit, la décoration de la cabine, les rivets vissés, les ailerons articulés, le train d’atterrissage escamotable, etc., tout cela étant censé se faire automatiquement, par une sorte de fatalité ?
N’est-ce pas un peu gros, comme hypothèse ? »
-« C’est un peu gros, comme hypothèse, mais les gens vous répondront : » Nous, les êtres vivants, sommes présents sur la Terre !... Trouvez une autre explication ! « .
La métaphore que vous utilisez, avec les pièces détachées de l’avion, est presque identique à celle que j’utilise dans mes cours.
Cependant, c’est un peu ce qui se produit, de nos jours, parmi les espèces vivantes.
Une vingtaine de pièces détachées
Toutes vos protéines, dont vous avez plusieurs dizaines de milliers de types différents, sans lesquels vous ne pouvez pas vivre - molécules géantes très compliquées -, sont composées, grossièrement, à partir d’une vingtaine de pièces détachées : les acides aminés.
Ce qui différencie une protéine d’une autre, c’est le nombre de chaque pièce détachée utilisé dans les deux cas. Les pièces sont arrangées, comme des perles sur un collier, selon un ordre chaque fois différent, avec un choix de types chaque fois différent. Cela donne une grande variété de protéines et des structures capables d’assurer la plupart des fonctions de la matière vivante. Tout ça à partir d’une vingtaine de pièces détachées.
Mais ces pièces détachées ne sont pas secouées dans une éprouvette, ou une flaque d’eau, au bord de la mer. Ces pièces détachées se trouvent au milieu d’une machine - la machine la plus sophistiquée qu’on connaisse -, à savoir la cellule...
La cellule est faite pour prendre ces pièces détachées, les secouer et les assembler.
Si vous considérez l’industrie automobile, chaque marque compte des milliers de pièces détachées différentes, alors que, pour toutes les »marques« de protéines, il n’y a qu’une vingtaine de pièces détachées. Il suffit d’arranger différemment les pièces de la Rolls Royce pour obtenir une 2 CV... »
-« On constate que la vie se trouve dans des endroits complètement inattendus.
Dans des cavernes souterraines qui n’ont aucun accès à l’extérieur, des biotopes complets se développent, avec proies, prédateurs, etc., exactement comme dans le monde extérieur.
Cela s’organise toujours de la même façon. Il y a toujours des relations de cause à effet entre une espèce et une autre. C’est toujours un système complémentaire. Ce n’est jamais le chaos...
A priori, on pourrait avoir les pièces détachées, mais une logique de chaos ferait que ces pièces, bien qu’elles existent, ne pourraient jamais s’assembler d’une manière obéissant à une logique commune. »
-« Par logique commune, vous voulez dire une absence de conflits ? »
-« Je veux dire que les pièces détachées pourraient former aléatoirement des tas, mais sans que s’établissent des interactions constructives, sans que le pneu se mette autour de la jante, sans que les roues s’assemblent sur un axe commun, sans que les portières s’articulent à la carrosserie, sans que les vitres prennent leur place dans la portière...
Ou encore, à force de secouer le tas, on aboutirait à une situation où le pneu se coincerait dans le cadre du pare-brise, tandis que le siège du conducteur s’empalerait sur la barre de direction, et que les gonds de la portière s’accrocheraient à une quelconque aspérité du châssis...
Le résultat ne serait pas plus fonctionnel que si les pièces détachées étaient restées isolées l’une de l’autre, ou entassées de manière aléatoire.
Pour que la voiture fonctionne, il ne suffit pas que les pièces détachées s’assemblent ; il faut qu’elles s’assemblent intelligemment, selon une logique d’intérêt général.
Si on considère la matière vivante, chacun des éléments contribue au bien-être des autres. Il n’y a pas de conflit entre vos propres cellules.
Quand un conflit apparaît, il s’agit d’une situation de type cancer. C’est une situation qui obéit à une logique de chaos. Une situation a priori anormale ; pas comme elle devrait être pour qu’il n’y ait pas de problème.
Par contre, quand les choses s’organisent comme elles devraient être, pour que ça fonctionne bien, on constate que c’est le contraire du chaos. Chaque élément - qu’il s’agisse des bras ou des pieds - est utile aux autres. Il n’est pas en conflit avec les autres. L’ensemble obéit à une logique d’intérêt général. »
-« Tout dépend de ce que vous entendez par conflit.
Un équilibre dynamique
Si vous considérez un champ, dans la campagne, c’est effectivement un système organisé. C’est un système qui fonctionne. Mais il y a quand même des conflits : les oiseaux mangent les vers, les vers mangent les bactéries, des prédateurs mangent les oiseaux, et l’espèce humaine vient semer le désordre un peu partout. C’est un système qui est en équilibre, mais un équilibre dynamique.
Je dirais qu’il y a un équilibre dans les assemblages de matière vivante. Qu’il s’agisse d’une communauté de bactéries, dans une caverne ; qu’il s’agisse de tous les animaux du bassin amazonien ; ou qu’il s’agisse de tous les animaux, les plantes, les bactéries qu’on va trouver dans un champ de notre région.
Il y a conflits individuels, mais le système, dans son ensemble, est, normalement, à peu près en équilibre. Il semble exister une tendance au chaos, mais, si on laisse aller les choses, on obtient une sorte d’équilibre.
C’est un peu comme dans la cour de récréation d’une école. Si on introduit un nouvel élève, il faut qu’il trouve sa place, dans la hiérarchie qui s’est déjà formée avant son arrivée. À mon époque, on se battait, tout simplement. Une fois que la hiérarchie est claire - qui est en haut, qui est en bas -, il y a beaucoup moins de conflits.
C’est un peu comme ça, dans un système biologique. Quand vous le perturbez, quand vous remettez en cause la hiérarchie qui s’était établie, il en résulte, d’abord, une intensification des conflits. Puis les angles s’arrondissent à nouveau et les conflits s’atténuent.
Si vous prenez une photo aérienne d’une grande ville, ça semble être un chaos, une fourmilière, mais ce n’est pas du tout le cas. Les gens ont l’air de se déplacer dans tous les sens, sans raison, mais ce n’est pas le cas. On assiste à un système organisé. C’est la même chose, dans la nature. »
-« N’est-il pas frappant, à propos de l’approche scientifique, que vous sembliez faire complètement abstraction de l’esprit ?
Vous vous efforcez de tout expliquer en maintenant l’esprit hors du raisonnement. Vous essayez d’expliquer les choses d’un point de vue biologique, chimique ou atomique, mais vous faites comme si l’esprit n’existait pas, alors que nous sommes pourtant conscients du fait que l’esprit est derrière tout ça. Et d’ailleurs, en ce moment même, votre esprit n’est-il pas en train de communiquer avec le mien ? »
-« Nous ne faisons pas comme si l’esprit n’existait pas, mais nous cherchons à mettre les choses correctement à leur place.
En tant qu’êtres humains, ce qui est fondamental, ce qui est primordial, ce sont les valeurs humaines.
Ces valeurs humaines n’ont pas de signification, si on ne fait pas appel au concept de l’esprit. Donc, cela est au fond de tout ce que nous faisons.
Expliquer l’univers
Mais, pour mieux expliquer l’univers dans lequel nous nous trouvons, pour mieux expliquer comment, en tant que monceaux de poussières d’étoiles, nous arrivons à réfléchir sur ses origines, l’expérience démontre qu’il vaut mieux s’en tenir à ce qu’on voit, à ce qu’on peut établir de façon aussi objective que possible. Tout en sachant qu’il n’est pas possible d’être totalement objectif.
Ce que quelqu’un voit dans son microscope, sur l’écran de son ordinateur, ou dans son éprouvette, il le voit avec ses yeux. Il l’interprète avec son cerveau. Il relativise. Nous ne sommes pas des êtres totalement objectifs. Mais, dans la mesure du possible, nous cherchons à nous en tenir à ce qui peut être objectivement vérifié.
Au stade de la récolte et de l’interprétation des données, nous cherchons à éliminer, autant que possible, les »parasites« provenant de nos philosophies personnelles, nos croyances, nos idéaux. Il ne s’agit pas de faire comme si ça n’existait pas, mais il s’agit de les mettre de côté, afin de ne conserver que les données relativement fiables sur tel aspect de l’univers physique, tel que nous le constatons.
C’est à partir de ce moment-là que la science n’appartient plus aux seuls scientifiques. La science appartient à tout le monde.
Si on vous dit que nous sommes sur une petite planète, qui tourne autour du Soleil - un Soleil de troisième catégorie -, dans une peu importante banlieue d’une seule galaxie - dont il existe des milliers -, c’est la matière d’une réflexion, pour nous tous. Ce n’est pas du tout la chasse gardée des scientifiques.
C’est à ce moment-là que reviennent sur scène nos croyances, nos idéaux, notre droit - notre devoir -, en tant qu’êtres humains, de nous pencher sur les phénomènes de notre existence, avec tout ce que nous sommes, et pas seulement notre raisonnement scientifique.
Je dois également dire que, même lors de ces opérations de saisies d’observations, il y a des questions d’ordre moral et éthique présentes à tout moment. La science - qui fait partie de la culture humaine - est la recherche de la vérité, du savoir qu’on peut mettre à disposition d’autrui. Donc, la moralité et l’éthique ne sont jamais absentes.
Il est vrai que, depuis à peu près une centaine d’années, on voit disparaître, du discours des scientifiques, quelque chose qui était alors tout à fait banal : le nom de Dieu.
Il était autrefois acceptable, dans les milieux scientifiques, pour ceux qui étaient croyants, d’interpréter leurs données en fonction de la volonté et de l’intervention directe de Dieu. Actuellement, ce discours n’est plus considéré profitable dans la phase saisie de données et interprétation.
Cela n’empêche pas que bon nombre de scientifiques sont des croyants ; y compris celui qui vous parle en ce moment. La proportion de croyants, chez les scientifiques, est certainement plus élevée que dans la population dans son ensemble. Mais à chaque activité son domaine. Il faut garder un équilibre. »
-« Une molécule peut-elle mourir ? Qu’advient-il d’une molécule quand meurt l’organisme dont elle fait partie ? »
-« Une molécule peut être démantelée, soit spontanément, soit par des mécanismes cellulaires. Elle ne meurt pas davantage que ne meurt une voiture quand elle est détruite par la rouille ou par la broyeuse.
La mort
La mort cellulaire est normalement suivie, tôt ou tard, par le démantèlement de l’ensemble des molécules qui s’y trouvaient.
Lors de ce démantèlement, une partie des composants cellulaires part en dioxyde de carbone et en eau, tandis que le reste est recyclé par les bactéries et les vers qui s’attaquent au cadavre. »
-« D’un point de vue biochimique, qu’est-ce que la mort ? »
-« Grossièrement, il s’agit du moment où l’ensemble des activités cellulaires cesse d’être coordonné, organisé. »
-« Supposons qu’on filme, dans son intégralité, tout le processus, depuis l’arrêt de la vie jusqu’à l’ultime stade de la décomposition de l’organisme d’une souris.
Supposons qu’ensuite on fasse passer ce film à l’envers, depuis le moment de la décomposition jusqu’au moment où la souris est à nouveau vivante.
Supposons qu’on reproduise, grâce au génie génétique, le phénomène observé par l’inversion du film.
La souris se remettrait-elle à vivre ? »
-« Vous pouvez passer le film à l’envers, mais pas la réalité. Des principes de base de cette branche de la physique qui s’appelle thermodynamique vous en empêcheraient.
Par contre, je peux imaginer qu’un jour on puisse fabriquer toutes les molécules nécessaires de novo et les mettre dans leur bonne place. Ce n’est pas pour demain, mais j’imagine que la souris ainsi constituée pourra vivre. Entre-temps, la souris dispose d’une façon plus simple pour faire la chose... »
-« En intervenant sur les gènes, est-il théoriquement possible de faire repousser le membre d’une personne amputée ou de recréer un organe détruit ? »
-« Probablement. Il faudra de longues années de recherche pour y arriver. Les gens sont déjà à pied d’œuvre. »
-« Quand on regarde dans un microscope électronique, on ne voit pas l’intelligence.
À quel stade l’intelligence apparaît-elle ? À quel moment commence-t-on à discerner l’intelligence ? »
-« Il y a, au moins, un philosophe qui utilise le mot »intelligence« d’une telle manière que vous pouvez même dire que deux atomes qui se collisionnent et se mettent ensemble se sont servis de leur intelligence pour le faire, et deux autres atomes, ne pouvant pas former ce lien-là, ont eu l’intelligence de ne pas le former... Pour moi, il s’agit d’une exagération.
Définir l’intelligence
L’intelligence qui, pour bon nombre de personnes, est la capacité d’observer et interpréter les données que nous apportent nos sens, et d’en tirer des conclusions valables, cette intelligence, pour moi, est certainement présente chez tout organisme dit développé. Il y aura une certaine intelligence.
Quand je considère ce que fait un chat, pour mener son mode de vie, en tant qu’être humain j’y vois pas mal d’instinctuel - c’est clair -, mais je vois, également, la recherche et l’interprétation de données : »Si je sors par cette porte-là, je vais pouvoir attraper cette bestiole-là, alors que, si je sors par l’autre porte, ce sera plus long ; je ne le pourrai pas.«
Il me semble que l’intelligence est commune à une bonne partie des espèces vivantes.
Certains disent que les plantes ont une intelligence. Pour moi, il s’agit plutôt d’une croyance que quelque chose d’observé.
Pour moi, le fait que certaines plantes vont tourner leurs feuilles vers le soleil, pendant la journée, si vous voulez, c’est une saisie de données. Par différence de chaleur et intensité de lumière, la plante »sait« où est le soleil. En jouant sur la tension de certaines fibres qui constituent la plante, la feuille va se tourner vers le soleil. Donc, c’est la saisie et l’interprétation de données, mais d’une façon si simple que, pour moi, on irait trop loin en parlant d’intelligence.
On ne peut parler d’intelligence que dans le sens où s’en sert toute personne dans le parler populaire.
Donc, dans ce sens-là, les êtres humains sont intelligents. Il y a pas mal d’intelligence chez un singe. Il y en a chez un chat, chez un chien. Un peu moins chez un poisson. Les insectes ont une autre façon d’être, mais, par exemple, les abeilles, collectivement, ont une certaine capacité qui pourrait être de l’intelligence.
Moi, je ne vois pas d’intelligence chez une plante ou chez une bactérie, ni chez les organismes primitifs qui flottent dans la mer. Mais je n’ai pas des idées très arrêtées là-dessus.
La seule chose que je pense savoir, c’est que l’intelligence de l’être humain est d’un autre cours que celle de toute autre espèce.
Certains diraient que, parce que je suis un être humain, je fais l’erreur de penser que seuls moi et mes semblables ont droit à l’intelligence vraie, tandis que ce qu’on voit chez un gorille ou un orang-outang ne serait plus de l’intelligence. Il s’agirait d’une défectuosité de notre perception. Je ne suis pas de cet avis, mais je respecte ceux qui le soutiennent. »
-« M. Offord, ne peut-on pas soulever des objections, à ce que vous venez de dire ?
Certaines plantes sont pourvues de sortes de ressorts végétaux qui partent de la tige et explorent l’environnement immédiat de la plante. Aussitôt qu’ils saisissent une autre plante ou un support quelconque, ces ressorts s’y accrochent et la plante, en tirant sur ce ressort, se rapproche du support en question, pour prendre appui sur lui.
Il y a donc la faculté d’anticiper la présence éventuelle d’un corps étranger, anticiper le fait que ce corps étranger est utile à soi-même, partir à la recherche de ce corps étranger et, quand on l’a découvert, il y a tout un comportement d’adaptation à ce corps étranger, dont on se sert pour sa propre croissance.
N’est-ce pas un comportement intelligent ?
D’autre part, si on considère les espèces animales, on dit que l’être humain est intelligent ; on admet que les singes sont intelligents ; on admet que les chats sont intelligents... Alors, si on procède, ainsi, à une sorte d’élimination positive, à partir de quel moment pouvez-vous affirmer, par exemple, qu’une fourmi n’est plus intelligente ou qu’une bactérie n’est plus intelligente ?
À partir de quel moment peut-on affirmer qu’il n’y a plus d’intelligence ?
À partir de quel moment peut-on affirmer : »Cet organisme-là vit, se développe, s’organise, mais il n’y a aucune intelligence« ? »
-« La plupart des personnes, autour de nous, ont une idée instinctuelle de ce qu’est l’intelligence.
Si vous leur dites qu’une plante est intelligente parce qu’elle arrive à trouver un arbre et y grimper, on vous dira que ça n’a rien à voir avec l’intelligence.
Dans le parler commun, l’intelligence caractéristique, que nous considérons comme une valeur de notre société, est une chasse gardée de l’être humain. Là, si vous commencez à parler de l’intelligence chez une plante, vous allez brouiller la communication.
Le mot »intelligence« porte, avec lui, une sorte de bagage difficilement applicable à une plante. »Anticipation« est un autre mot qui a pas mal de bagage. Pour nous, anticiper signifie qu’on réfléchit, qu’on conçoit une possibilité et qu’on reste à l’affût de cette possibilité. Alors que, chez les plantes, il s’agit d’une machine qui s’autoconstruit à partir d’un germe.
Une plante carnivore est construite de telle manière que, si une mouche se pose sur une feuille, il se produit une certaine réaction pouvant - certains botanistes, d’ailleurs, le contestent - apporter un supplément nutritionnel à la plante. Mais dire que la plante anticipe l’arrivée de la mouche, je pense que c’est vraiment pousser à ses limites la signification du mot »anticiper« .
Pour moi, tout est là. Il faut rester conscient du fait qu’un mot peut avoir une définition relativement claire, mais que ce mot va également avoir un bagage culturel avec lui. Et c’est là que la confusion s’installe, à mon avis.
Je ne conteste pas la vérité de ce que vous dites, mais je pense que ça n’aide pas tellement dans la discussion de certains points d’importance. »
-« Considérons l’intelligence comme la faculté de comprendre son environnement et de se déterminer d’après la compréhension qu’on en a acquise. »
-« De se déterminer... Cela dépend de ce que vous entendez par intelligence, et où vous voulez en arriver.
Si vous voulez affirmer que, de ce fait, nous ne sommes que des animaux et qu’il n’y a pas une différence réelle entre nous et les animaux... »
-« Il y a une différence qualitative. »
-" Il y a une différence quantitative et qualitative. Je suis d’accord avec vous.
Certains parlent de la capacité de réflexion. Être conscient de sa propre existence. Être conscient du fait qu’on pense. Choses que nous n’avons pas pu observer chez les animaux.
C’est un débat qui est toujours en cours.
Par conviction personnelle, je crois qu’effectivement les êtres humains ont quelque chose que n’ont pas les autres animaux, dont la réflexion, dont une intelligence particulièrement développée - à tel point que certains contestent que les langages qu’on détecte chez certaines espèces soient vraiment des langages. Ce sont des choses qui nous marquent et qui nous permettent de nous exprimer, qui nous permettent d’être tels que nous sommes. Personnellement, je ne détecte pas ces aspects-là chez les autres espèces - pas même chez un orang-outang. Peut-être est-ce parce que je ne comprends pas ce que l’orang-outang est en train de me dire. "
-" Ne constate-t-on pas que certaines araignées préparent des pièges conçus pour tel type d’insecte ? "
-" Tout à fait. "
-" N’y a-t-il donc pas une capacité de comprendre comment l’insecte se comporte et de quelle manière on va pouvoir le piéger ? "
-" Darwin vous répondrait que, dans un tel cas, la compréhension n’est pas obligatoire.
La sélection naturelle
Tout ce qu’il vous faut, c’est une espèce d’araignées qui construisent leur piège.
Parfois, il se produit des erreurs, dans la construction des pièges. Supposons que cette tendance à l’erreur ne peut être évitée, mais qu’elle est dans les gènes. Vous avez toute une série d’araignées qui, au fil du temps, vont subir des mutations, lesquelles déformeront, moduleront la structure de leur piège. Dans ce cas, le piège le mieux adapté, pour attraper un type d’insecte existant localement, se montrera plus rentable que les pièges construits d’une autre manière. L’araignée qui a hérité de la capacité de faire ce piège-là se nourrira mieux. Elle pourra pondre davantage d’œufs. Sa progéniture sera plus nombreuse. Cette araignée va prospérer, tandis que les autres vont disparaître.
On peut dire qu’il n’y a jamais eu d’intelligence là-dedans. Il y a eu la sélection naturelle. A aucun moment un cerveau, en tant que tel, n’a opéré. "
-" Quand une araignée tisse sa toile, elle commence par faire le cadre. Certaines parties seront gluantes ; d’autres pas. Il y a une conception d’ensemble qui coordonne toute la structure.
Même si la sélection naturelle joue un rôle, d’autres phénomènes ne peuvent-ils pas, simultanément, intervenir ? Admettre leur intervention n’implique pas, pour autant, qu’on nie la sélection naturelle.
Au départ, lorsque la première araignée a construit son premier piège - même si ce premier piège n’était pas d’une efficacité absolue -, sa conception n’était-elle pas nécessairement basée sur la compréhension du fait que les proies potentielles ont un certain comportement et que ce comportement peut être mis à profit pour les piéger ? Peut-on nier qu’il y ait là la faculté de "se mettre à la place" de la proie potentielle et de comprendre la logique à laquelle obéit le comportement de cette proie ? Cette faculté n’est-elle pas la raison d’être de l’idée même de piéger autrui ?
Ce qui est stupéfiant, c’est ce parti pris de nier l’intelligence et de tout mettre sur le compte de réflexes, de gènes, de comportements purement mécaniques.
Cette tendance n’est-elle pas due au christianisme, qui a toujours voulu soutenir que seul l’être humain a une âme et que tous les autres êtres vivants appartiennent à des catégories complètement inférieures, étrangères, créées dans le seul but de permettre à l’homme d’en disposer pour son profit personnel ? Cette tendance ne se résume-t-elle pas au "complexe du peuple élu" ?
A l’époque de la traite des Noirs, on s’efforçait de soutenir que ceux-ci étaient dépourvus d’âme, parce que ça permettait de "justifier" moralement leur condition sociale en niant qu’ils soient véritablement des êtres humains. "
-" Avant de répondre, je me permets de vous rappeler que c’est justement l’Eglise qui a dû insister, auprès des colons du Nouveau Monde, sur le fait que les habitants qu’ils ont trouvés sur place avaient une âme et étaient des êtres humains.
Mais revenons aux araignées.
Si vous prenez un seul œuf de l’araignée, et que vous le mettez de côté, la bestiole qui en sort, sans jamais avoir été en contact avec un individu de son espèce, va vous construire exactement le même piège qu’ont construit ses ancêtres. Je ne vois pas d’intelligence là-dedans.
Et, d’ailleurs, l’araignée construira son piège même dans une situation inappropriée. Si c’est un piège en forme d’entonnoir, et que vous mettez l’araignée dans une situation où l’entonnoir est, de loin, la pire des constructions possibles, il ne faut pas espérer que l’araignée va se mettre à tisser une toile. Donc, je ne vois pas d’intelligence.
Je pense qu’un athée, un hindou, un musulman ou un bouddhiste vous répondra de la même manière.
On ne doit pas chercher à imposer, sur la nature, nos propres conceptions. C’est une tendance à l’erreur qu’on voit aussi bien chez les gens qui veulent nous mettre tous dans le même panier que chez les gens - comme moi - qui ont effectivement une conviction qu’il y a quelque chose de plus particulier chez l’être humain. C’est exactement la raison pour laquelle les scientifiques cherchent à faire des observations sans y mettre leur propre bagage culturel.
Au XIXe siècle, quand un riche mécène faisait un don à l’université d’Oxford ou de Cambridge, pour financer un professorat dans les sciences, il mentionnait, dans une charte, qu’il s’agissait de mieux établir l’existence et la nature de Dieu. C’était une erreur.
Si on est croyant, allons voir, en toute confiance, ce que l’univers nous dit de celui qui l’a créé et, une fois que nous sommes sûrs de ce que nous avons observé, nous avons le droit d’y mettre notre propre bagage. Etant catholique, je vais voir une certaine chose. Mes collègues juifs et musulmans vont voir à peu près la même chose, et mes collègues hindous, bouddhistes ou athées verront, peut-être, autre chose. "
-" M. Offord, si on vous présentait, l’une après l’autre, n’importe laquelle des cellules qui composent votre organisme - qu’il s’agisse d’une cellule musculaire ou cérébrale -, vous nieriez, à chaque fois, que cette cellule est intelligente. Dans chaque cas, vous affirmeriez que son comportement s’explique entièrement par des phénomènes chimiques ou mécaniques, et vous estimeriez abusif de voir là-dedans de l’intelligence.
Alors, si aucune des cellules de votre organisme, considérée individuellement, n’est intelligente, comment se fait-il que l’être formé par l’association de toutes ces cellules soit intelligent ? "
-" Tout simplement parce que l’ensemble est supérieur à la somme des parties dont il se compose. "
-" Cette réponse n’est-elle pas quelque peu indigente ?
Pour utiliser une métaphore, c’est comme si on vous présentait, un à un, mille verres de vin. A chaque fois, vous nieriez qu’il s’agisse de vin, tout en admettant que ça peut sembler en être. Vous diriez que c’est une combinaison de tel et tel élément chimique qu’on retrouve, effectivement, dans le vin, mais qu’il serait abusif de décrire comme du vin.
Pourtant, il suffirait qu’on vide tous ces verres dans un tonneau pour que, subitement, comme par miracle, vous affirmiez que le contenu du tonneau est le meilleur vin de la Terre, incomparablement meilleur que tous les autres vins qui existent.
C’est-à-dire que vous contesteriez d’autant plus farouchement la nature du vin qu’on vous le présenterait en plus petites doses... A la limite, vous diriez : " Si je bois le contenu du tonneau, ça me saoule. Par contre, si je bois le contenu d’un verre, ça ne me saoule pas ; et c’est là la preuve que le contenu du verre n’est pas vraiment du vin ! "
-" C’est très élégant, comme métaphore, mais vous détruisez votre propre argument...
Le contenu de votre tonneau a le même goût et ne fait que peser mille fois plus que le contenu de chaque verre. Il ne fait rien de neuf.
Par contre, votre cerveau fait incomparablement davantage que de peser quelques milliards de fois plus qu’une de ses cellules. Ceci à cause de l’organisation de sa structure et de son activité. "
-" Pouvez-vous nous parler de vos expériences en biochimie moléculaire ? "
-" Je travaille sur les protéines. L’élément moléculaire le plus complexe qui existe dans chaque corps. Elles sont très nombreuses et de types très variés.
Mon activité scientifique consiste à concevoir des améliorations du comportement des protéines et à élargir la gamme des protéines disponibles.
J’étudie comment les protéines fonctionnent, comment on peut modifier leur structure d’une manière que ne peut pas faire la nature, en sorte d’obtenir une protéine ayant des caractéristiques qu’on ne trouve pas dans la nature.
L’inflammation
Par exemple, à l’institut Glaxo, voici quelques années, des scientifiques m’ont invité à les aider dans une étude sur l’inflammation. On sait que les protéines jouent un rôle important.
En soi, l’inflammation est une bonne chose. C’est la mobilisation d’une défense contre un agresseur qui réussit à pénétrer dans notre organisme.
Les globules blancs "patrouillent" dans tout notre système circulatoire. Quand un corps étranger - par exemple une bactérie - infecte l’organisme, les globules blancs vont être attirés vers le site où des bactéries se multiplient, pour les manger. C’est comme une foule qui s’amasse autour du foyer de l’infection. D’où l’inflammation. Si les globules blancs ne sont pas appelés, il n’y aura pas une inflammation et l’infection continuera.
Mais il se produit une maladie inflammatoire, quand ce processus-là va trop loin, ou qu’il est déclenché sans qu’il y ait de cause. Pensez aux réactions allergiques. L’inflammation est aussi une mauvaise chose quand on veut éviter le rejet d’un greffon. Le greffon est perçu, par le système immunitaire, comme un corps étranger devant être éliminé.
Donc, on veut freiner le rassemblement des globules blancs autour d’un corps étranger. Pour ça, il faut savoir comment les globules blancs sont appelés.
Le récepteur
Les globules blancs sont appelés parce qu’ils ont, sur leur surface externe, ce qu’on appelle un récepteur. Une sorte de bouton. Comme le bouton d’une sonnette.
Quand certaines molécules tapent sur ce bouton - ou se collent sur ce bouton -, le globule blanc est activé pour se déplacer dans la direction d’où provient la molécule. Ces molécules sont sécrétées dans le foyer de l’infection et vont "recruter" les globules blancs en patrouille dans le corps.
La molécule que j’ai conçue et fabriquée est capable de se coller sur le bouton du globule blanc, mais sans le presser. La molécule bloque le bouton. Les autres molécules susceptibles de déclencher la sonnerie ne peuvent plus avoir accès au bouton, et elles ne peuvent donc plus activer le globule blanc. "
-" Comment avez-vous appelé cette molécule ? "
-" On l’a appelée AOP-RANTES. Ce nom barbare indique la structure chimique de la molécule.
L’AOP-RANTES est l’antagoniste d’une molécule qui s’appelle RANTES et qui est une protéine naturelle jouant un rôle très important dans l’inflammation. Le RANTES arrive à pousser sur le bouton après avoir atteint le globule blanc. L’AOP-RANTES colle tout aussi bien au bouton, mais n’appuie pas dessus.
On a estimé que c’est une molécule anti-inflammatoire intéressante et on prévoit d’autres développements dans cette direction. "
-" Cette molécule AOP-RANTES est donc une création.
A partir de quoi l’avez-vous créée et comment vous y êtes-vous pris ? "
-" Nous voulions disposer de la molécule RANTES à des quantités plus importantes qu’on la trouve normalement. D’habitude, vous devez prendre le sang périmé d’une transfusion et en extraire le RANTES en infimes quantités. Ce n’est vraiment pas facile.
En utilisant la technique du génie génétique, des scientifiques, chez Glaxo, ont persuadé des bactéries de fabriquer et sécréter cette molécule - chose que, normalement, les bactéries ne font pas, car le RANTES est une protéine des mammifères.
On a récolté cette molécule, pour nos expériences. On s’est aperçu que la molécule ne marchait pas. Ce qu’on obtient à partir du sang marche, mais la molécule supposée identique, obtenue par notre expérience, ne marche pas... Donc, la molécule n’était pas identique. La bactérie a fait une erreur de construction.
Une collègue, de chez Glaxo, a eu l’intuition de la nature de cette erreur. Et, en effet, elle a eu raison : la bactérie a fait une version déformée du RANTES, qui se collait moyennement au bouton et empêchait qu’on puisse le presser.
Je devais confirmer la nature de l’erreur de construction commise par les bactéries et expliquer pourquoi cette erreur pouvait avoir une telle incidence.
Après avoir examiné la structure moléculaire de l’erreur, j’ai conçu une autre structure moléculaire qui pouvait faire la même chose, tout aussi bien, et même mieux. C’était la partie qu’on appelle, maintenant, AOP. Nous avons donc réussi à fabriquer la protéine AOP-RANTES.
Applications dans le domaine du sida
Pendant que nous étions en train d’étudier tout ça, d’autres scientifiques, aux Etats-Unis, ont fait une découverte tout à fait inattendue : le virus du sida utilise ce même bouton pour se glisser dans la cellule et s’y multiplier...
Il s’est avéré que le virus du sida possède des structures qui parviennent également à se coller au bouton. Une fois qu’il a prise sur ce bouton, le virus plonge à l’intérieur de la cellule.
La question s’est posée de savoir si notre molécule, en bloquant l’accès à ce bouton, pouvait empêcher l’infection par le virus du sida. Et la réponse est oui...
L’AOP-RANTES bloque, avec une grande efficacité, l’infection des cellules par le virus du sida. On l’a constaté en éprouvette et des collègues, en Californie, procèdent à des expériences préliminaires chez l’animal.
Nous en sommes toujours au stade du laboratoire et nous ne pouvons pas encore dire si cette molécule AOP-RANTES sera jamais utilisée comme un médicament.
Ce que je peux affirmer, c’est que l’existence de cette molécule nous a permis de mieux expliquer le mécanisme de l’infection et, de ce fait, de concevoir, non seulement d’autres variantes de notre molécule - encore plus puissantes -, mais également d’autres types de molécule ayant la même fonction.
Je constate, avec plaisir, que d’autres scientifiques, autour du monde, se sont lancés là-dessus.
Il est tout à fait possible qu’on aboutisse à quelque chose de vraiment utile pour le malade. Mais ça nécessitera encore plusieurs années et je ne veux pas faire naître de faux espoirs chez les malades.
Actuellement, avec mon équipe, nous fabriquons d’autres variantes, avec d’autres éléments chimiques. Nous interprétons les différences de puissance antisida et, par étape, nous nous dirigeons vers une molécule plus puissante encore.
Nous en avons déjà une plus puissante, et qui fonctionne à des concentrations tellement faibles que je commence à nourrir l’espoir - bien que le coût de la molécule soit énorme - qu’on puisse mettre cette molécule à disposition du tiers-monde.
Nous essayons de concevoir la molécule la plus puissante, la moins nocive pour l’organisme, et la plus efficace contre le virus du sida. "
-" Le virus du sida est connu pour muter continuellement.
Comment parvenez-vous à vous adapter à toutes ces mutations ? "
-" Comme pour tout autre médicament, il y aura ce phénomène de résistance.
Le virus du sida a un mécanisme antimutation défectueux. C’est sa force ; la force d’avoir un défaut.
Bien que le thème soit toujours le même, il peut se passer n’importe quoi en matière de modification des structures.
Les photographies microscopiques de toutes les variantes du virus du sida se ressemblent fortement, mais il y a une grande variété dans le détail des molécules qui composent le virus. Cela fait que le virus va rapidement éluder les moyens qu’on utilise pour le combattre.
La trithérapie marche. Après trois ans d’application intensive, elle continue de marcher. Il y a des cas de résistance. Sans doute ces cas deviendront-ils de plus en plus fréquents.
Mais notre rôle est de trouver des molécules qui fonctionneront selon un autre principe et qui viendront en aide.
Il ne faut pas être trop pessimiste. Parce que, si on a une souche de virus du sida qui a développé une résistance à un médicament, cette souche-là ne sera pas nécessairement résistante à tout autre médicament. C’est donc la thérapie combinée qui est appelée à répondre à ce genre d’infection. "
-" Puisque le virus du sida se caractérise par des mutations continuelles, mais toujours à partir du même thème, ne faudrait-il pas travailler au niveau du thème ? "
-" Un des thèmes, qui semble être quasiment universel, dans la transmission de l’infection d’une personne à une autre, c’est que le virus appuie sur ce bouton. J’estime que nous travaillons vraiment sur un principe commun.
L’intuition et l’imprévu
Je voudrais me permettre un commentaire, à propos de ce que je viens de dire.
Les gens se représentent la science comme étant une activité totalement mécanique, totalement planifiée : on met le cap sur quelque chose et on y va.
Dans l’observation et l’interprétation des observations, nous devons rester objectifs. Mais, préalablement, le cap dépend de notre préférence, de notre fantaisie.
En discutant avec des artistes renommés, j’ai eu le sentiment qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre un scientifique et un artiste. Il met le cap sur quelque chose parce que c’est dans ses tripes : "On va faire ça ! Ne me soulevez pas d’objection ; j’ai le sentiment que ça va marcher !" Souvent, on se trompe, comme les artistes se trompent, mais, parfois, ça marche. Cela, c’est un aspect de la science sur lequel il faut insister.
L’autre, c’est l’imprévu. Je ne savais pas que j’allais travailler dans le domaine du sida.
Ce qui est passionnant, dans la science, c’est qu’on ne sait pas ce qui va arriver.
Il y a trois ans, je vous aurais dit que je n’ai rien à voir avec le sida, que ce n’est pas mon domaine. Le domaine est venu me chercher. Depuis trois ans, je ne fais que ça. La transition a duré trois semaines. Au début, je travaillais dans le diabète et le cancer. Je travaillais dans l’inflammation. Trois semaines plus tard, j’étais dans le sida. "
-" L’histoire des allergies n’a pas marché ? "
-" Pour le moment, plusieurs scientifiques étudient le problème, avec nos molécules. Les résultats sont positifs, mais le système est très compliqué. "
-" Ne peut-on pas utiliser les capacités mutagènes du virus du sida pour fabriquer une molécule qui aurait les mêmes capacités, s’adapterait à toutes les mutations et, chaque fois, neutraliserait le virus du sida ?
Dans la même logique, ne peut-on pas fabriquer une cellule qui aurait la capacité de proliférer au même rythme qu’une cellule cancéreuse et dont la mission consisterait à détruire les cellules cancéreuses ? "
-" Peut-être. Il faudrait des connaissances et des capacités techniques que nous ne possédons pas pour le moment.
Les dangers sont réels de faire une variante qui, de façon insoupçonnée, deviendrait un fléau pire que celui contre lequel on se bat. "
-" Le diabète est une maladie qui s’attaque au pancréas, aux reins, et elle aboutit, généralement, à la cécité.
Comment expliquez-vous le fonctionnement de ce processus ? "
-" Rappelons que le diabète est une maladie liée à l’utilisation des glucides - le sucre.
Le diabète
Quand la façon naturelle d’assimiler le sucre arrivé dans le sang est perturbée, il y a des dégâts. Parmi ces dégâts - ce sont des dégâts particulièrement sévères -, il y a le système circulatoire : les veines, les artères et les vaisseaux capillaires.
Chez certains diabétiques, les vaisseaux capillaires ont tendance à devenir malsains et fonctionner moins bien. L’apport du sang dans certaines parties du corps est moins bien assuré, à cause de ces dégâts. Parmi d’autres, deux tissus sont particulièrement sensibles à ce phénomène : la rétine - qui paie vraiment cher si l’alimentation en sang est défectueuse - et les reins.
Ce sont là les conséquences secondaires du problème primaire qui est un défaut, plus ou moins total, de la gestion du sucre en tant que nourriture de l’ensemble de nos cellules. "
-" Dans quel sens les recherches s’orientent-elles ? "
-" Les miennes ?
Je m’intéressais à l’insuline, qui est la molécule naturelle sécrétée par le pancréas pour gérer l’utilisation du sucre.
J’ai conçu des variantes d’insuline, pour étudier comment l’insuline se comporte dans le corps.
Je me suis tout particulièrement intéressé à l’insuline qu’on injecte. Les diabétiques qui développent la maladie au cours de leur jeunesse ne sécrètent plus l’insuline et on est obligé de l’apporter par injections.
Le pancréas est responsable de la sécrétion de l’insuline naturelle, selon les besoins. Si cette glande ne fonctionne plus, vous injectez l’insuline, mais vous n’avez pas l’habilité qu’avait votre pancréas pour savoir quand et comment doser exactement l’insuline qu’il faut libérer.
J’ai donc conçu des variantes d’insuline facilement traçables dans le corps. Après l’injection, on voyait où l’insuline était allée, à quelle vitesse, dans quels endroits.
J’ai commencé ces études à Oxford et je me suis trouvé en contact avec un groupe de diabétologues remarquable, à Genève, ce qui m’a déterminé à m’établir ici.
Après de longues années de collaboration fructueuse, j’ai dû restreindre la proportion de mon temps consacré à l’insuline. Il n’y a que vingt-quatre heures par jour. Cependant, je continue d’observer avec un grand intérêt ce que fait la diabétologie genevoise, qui reste, d’ailleurs, remarquable. "
-" Au cours des années qui viennent, quels sont les principaux progrès auxquels on peut s’attendre, dans votre domaine ? "
-" La mise en application, pour le bien-être du malade, des connaissances fondamentales que les scientifiques du monde entier sont en train de récolter ; des connaissances approfondies de la partie mécanique du corps - comment il fonctionne, quels sont ses composants - ; le système nerveux central - un grand domaine qui est toujours à ses débuts. "
-" On a souvent, du milieu scientifique, l’image d’experts qui travaillent, chacun dans un domaine hyper spécialisé - le plus souvent sans même savoir ce que font les collègues à l’autre bout du couloir -, et que, finalement, chacun regarde l’univers par le petit bout de la lorgnette.
Est-ce que cette image correspond à la réalité, ou pas ? "
-" Oui et non.
La nature est tellement complexe qu’il faut des années pour acquérir les connaissances et la méthodologie de travail pour faire quelque chose de valable.
Il y a tellement à apprendre... On ne peut pas - on ne peut plus - tout apprendre. Donc, effectivement, chaque chose qu’on étudie étant si complexe, on a tendance à être tellement occupé dans son coin qu’on n’a tout simplement pas le temps d’acquérir les connaissances permettant de regarder dans le coin des autres.
Mais nous sommes conscients de ce problème et nous nous employons à communiquer les uns avec les autres. Il y a les revues scientifiques, des séminaires interdisciplinaires, etc.
Depuis que je travaille sur le sida, j’ai de la peine à rester à la hauteur dans le domaine de l’inflammation, par exemple. Je n’ai qu’un seul cerveau. Si je voulais rester à la hauteur, dans toutes les branches de la science, je serais toujours au collège. Il faut qu’on se mouille. Une fois que c’est fait, on doit, forcément, laisser passer des perles à côté. Quelqu’un d’autre les récoltera. Tant mieux pour lui. "
-" Y a-t-il encore quelque chose que vous souhaitiez dire ? "
-" J’invite toute jeune personne qui s’intéresse à l’approfondissement du savoir et à la recherche de la vérité, et qui se sent attirée par la beauté des concepts scientifiques, par la joie que procure la réussite de quelque chose, à envisager une carrière dans la science ; qu’il s’agisse de recherche fondamentale, sans aucune application immédiate prévisible, ou qu’il s’agisse d’une science appliquée aux besoins humains.
L’essentiel est d’être passionné et d’oser se joindre à cette grande aventure qu’est la science. "
Propos recueillis par Frank Brunner
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