La République vendue à l’industrie culturelle
Bien des choses ont déjà été dites sur le récent « rapport Olivennes ». Il me paraît opportun, en complément, de souligner le phénomène inquiétant que révèle la comprommission du politique avec des puissances commerciales devenues folles...
Le 23 novembre dernier, le président de la République, Nicolas Sarkozy, recevait - et approuvait - le rapport dit « Olivennes », intitulé Le développement et la protection des oeuvres culturelles sur les nouveaux réseaux.
Il est dommage que la plupart des médias ne se soient que fort peu intéressés à cet événement, qui est un exemple-type de la conjonction de deux dangers graves, caractéristique de notre époque :
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la fuite en avant d’organisations commerciales incapables d’innover et cherchant avec rapacité à préserver les bénéfices qu’elles retirent d’un système condamné à l’obsolescence ;
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la collusion du politique avec les intérêts financiers privés, et l’abdication de ses prérogatives à leur profit.
Les affirmations hâtives du rapport Olivennes
Constatant que « La situation en France est marquée par une offre illégale très forte, et inversement une consommation légale encore très faible, notamment pour la musique », et rappelant ensuite qu’ « au premier semestre 2007, les ventes physiques ont baissé de - 20 % », le rapport Olivennes n’y va pas par quatre chemins, et assène que ce qui est en jeu, c’est carrément « la vitalité de la création » et « l’identité de la France et de l’Europe ».
Naturellement, la dramatisation ampoulée de la formulation n’est là que pour pallier la faiblesse de l’argumentation qui, en à peine neuf lignes, prétend poser la base théorique du diagnostic sur lequel va s’appuyer l’intégralité du rapport.
Il est tout d’abord intéressant de constater que le rapport n’ose pas expliciter le lien, se contentant d’annoncer la juxtaposition des deux faits en laissant au lecteur le soin d’interpréter cette juxtaposition comme une corrélation.
Et pour cause : cette corrélation est loin d’être prouvée. Au contraire, les études menées tendent à prouver que le téléchargement incite au contraire à l’achat : la découverte des fichiers en MP3 téléchargés gratuitement semble bien donner envie à bon nombre d’internautes d’acheter l’album correspondant.1
La mise en garde concernant une menace contre « la vitalité de la création » ne résiste guère mieux à la critique : le téléchargement via, par exemple, le peer-to-peer concerne essentiellement les productions les plus médiatisées, les plus connues, bref les plus vendues. Les artistes les plus indépendants, à la diffusion plus confidentielle, sont fort peu touchés par le phénomène (ne serait-ce qu’en raison du principe même du peer-to-peer, qui rend d’autant plus disponible un fichier qu’il a plus de succès).
Il n’est pas interdit de se demander si ce ne serait pas là la vraie motivation du rapport Olivennes : continuer à générer de gros profits en s’appuyant sur les vedettes les plus médiatisées, leur garantissant au passage de rester multi-millionnaires, quitte pour cela à s’arc-bouter sur une industrie des produits culturels devenue complètement obsolète.
La course au fric
L’acteur majeur de la culture, selon Olivennes, celui dont il faut défendre le magot, c’est donc la vedette multimillionnaire hypermédiatisée, que l’on aime comme une idole, bien plus que par admiration pour son oeuvre. Cette façon même d’envisager les choses est à mon avis révélatrice de l’obsolescence du modèle qui en découle : il me semble que l’exigence de qualité artistique est aujourd’hui bien plus forte que la demande d’idole nouvelle, qui prévalait autrefois (il suffit pour s’en convaincre de constater l’essor de la « nouvelle chanson française », basée sur des textes de qualité plutôt que sur des personnalités médiatiquement flamboyantes).
C’est en partie là qu’il faut à mon avis chercher l’explication de la baisse des ventes : de moins en moins de gens sont prêts à dépenser une vingtaine d’euros pour ceci, album de reprises effectuées par de sympathiques héros de télé-réalité qui ne savent chanter que depuis quelques semaines.
Pour le dire plus clairement, tant que le consommateur estimera que la musique qu’on lui propose ne mérite pas d’être achetée - surtout à ce prix-là, il ne l’achètera pas... Et il y a fort à parier que, s’il ne peut plus la télécharger gratuitement, ce n’est pas ça qui lui donnera envie de l’acheter...
La stratégie des « majors » semble toujours basée sur la théorie dépassée qui voudrait que le client soit prêt à payer le prix fort pour avoir le disque-vedette uniquement parce que c’est le disque de la vedette, ou le disque correspondant au phénomène médiatique du moment, sans se soucier de la qualité de l’exécution ni de l’originalité des oeuvres.
Tant que cette théorie sera considérée comme actuelle, tant que l’industrie culturelle restera incapable de s’adapter à un public beaucoup plus exigeant qu’il ne le croit, il y a fort à parier que la baisse des ventes continuera...
S’ajoute sans doute à l’obsolescence de cette stratégie un phénomène de rejet vis-à-vis de l’obscénité avec laquelle l’industrie culturelle joue sans complexe les pompes à fric, sur (au moins) deux points essentiels :
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20 euros la galette en plastique, c’est cher.
Beaucoup trop cher si l’on remarque que de vieux CD sont vendus une dizaine d’euros. Il est donc assez raisonnable de penser qu’un CD vendu 20 euros dégage (au moins) 10 euros de bénéfices purs.
Beaucoup trop cher si l’on considère en plus qu’il faudra racheter ladite galette si on la perd ou si elle s’abîme avec le temps, et donc payer une deuxième fois des droits d’auteur qui devraient être acquis pour toute la vie.
Beaucoup trop cher si l’on considère le cachet des artistes-stars. Est-il absolument indispensable qu’un artiste, même très connu, même très doué, soit multimillionnaire ? Le maintien de sa fortune énorme constitue-t-il une raison valable pour qu’un CD soit si cher ?
Beaucoup trop cher, de plus, dans l’exemple que j’ai choisi, puisque le CD est issu d’enregistrement effectués lors d’émissions de télévision qui ont elles-mêmes apporté leur lot d’espèces sonnantes et trébuchantes grâce aux recettes publicitaires générées : avant même que le consommateur ne l’achète, la musique contenue dans le CD a déjà apporté des bénéfices. -
Obscène aussi, la taxe de copie privée, prélevée sur chaque CD et DVD vierge acheté (1,59 euro sur un DVD vierge) et même sur les clés USB et les disques durs externes. Cette taxe a pour but de « compenser les pertes » qu’engendre la copie privée sur les droits d’auteurs.
Même si vous ne vous servez de ces supports que pour stocker vos données (documents, photos, vidéos de vacances...), vous paierez cette taxe, versant ainsi des droits d’auteurs alors que vous n’effectuerez jamais la moindre copie d’une oeuvre...
Comment admettre dès lors qu’on puisse faire payer au consommateur une taxe pour compenser un éventuel futur manquement aux droits d’auteurs, pour ensuite exiger qu’il ne commette pas le manquement pour lequel il a déjà payé une somme compensatoire ?
L’obsession de générer des profits démesurés a fait oublier aux industries culturelles leur vocation première. Ne sachant plus réellement quel est le but de leur existence, elles s’arc-boutent sur des modèles dépassés, et n’ont plus aucun respect pour le client, considéré comme une vache à lait, qu’il faut faire payer autant que possible, sous tous les prétextes possibles, quitte à faire appel aux raisonnements les plus fallacieux. Voilà le premier des deux maux emblématiques de notre époque que nous révèle le rapport Olivennes.
La compromission du politique
Je viens de tenter de prouver que le modèle défendu par le rapport Olivennes n’était guère défendable. Mais le plus inquiétant n’est pas dans cette erreur fondamentale, il est dans les moyens qui sont envisagés pour le défendre, avec la complicité active des institutions de la République.
L’un des fondements moraux de notre République - si fondamental en réalité qu’on en oublie qu’il n’a rien de naturel - est la conscience d’un bien commun, d’un destin commun, d’une société commune, bref d’une chose publique (Res Publica en latin, qui nous a donné le mot république). Se placer au-dessus des intérêts particuliers, tâchant de tous les prendre en compte, mais aussi de tous les dépasser au nom du bien commun, voici sans doute le changement intellectuel qui a fait passer de la loi du plus fort à l’idéal républicain.
Dans cette optique, il était hors de question, par exemple de laisser la force à qui pouvait la prendre : c’est ainsi qu’il a été convenu pour le bien de tous de définir une entité unique ayant seule la légitimité nécessaire pour faire usage de la force, ayant seule la légitimité nécessaire pour contraindre l’individu : cette entité, c’est l’Etat.
Les questions - essentielles - de savoir quand cette force est effectivement légitime, et quelle contrainte l’Etat est moralement en droit d’exercer ne m’occuperont pas ici, malgré leur importance. Ce qu’il m’importe de souligner pour le sujet qui nous occupe, c’est l’idée que la République, qui en France reçoit sa légitimité du peuple, cherche avant tout le bien commun, et est seule habilitée à déclarer qui a commis une infraction, qui doit être contraint, voire puni.
Le rapport Olivennes, approuvé en des termes flamboyants par le président de la République, pourtant théoriquement garant de l’intégrité de l’Etat, réclame clairement le droit pour les intérêts financiers privés de s’affranchir de ces principes.
On y trouve en effet la proposition de créer une « autorité », qui, une fois l’infraction constatée « aurait pour mission d’assurer la phase d’avertissement, soit avant de prononcer elle-même une sanction, soit en amont de l’intervention du juge ».
Par cette proposition, rappelons-le entérinée par le président de la République, la mission Olivennes remet gravement en cause les principes que je viens d’évoquer en s’arrogeant le droit de rendre « justice », de prononcer et de contraindre à des sanctions, droits que seul peut exercer un pouvoir judiciaire impartial et légitime. Le droit de contrainte et de sanction pour la défense de seuls intérêts privés revient ni plus ni moins à autoriser les acteurs de l’industrie culturelle à mettre en place leur propre milice, leur propre force de répression privée. C’est le premier principe républicain fondamental bafoué par la mission Olivennes avec la bénédiction du président de la République : seules les institutions légitimes de la République ont le droit de prononcer des sanctions et de les faire exécuter.
Cette prise de pouvoir sur une partie des pouvoirs de l’Etat fait d’autant plus froid dans le dos quand on relève la légèreté des solutions techniques proposées pour « dépister » le téléchargeur illégal : en réalité aucune des mesures préconisées ne permet d’obtenir la preuve qu’un téléchargement illégal a été effectivement commis par l’internaute2 . Dans la justice toute particulière confiée aux mains de cette « autorité », il n’est pas nécessaire que la culpabilité soit avérée pour qu’il y ait sanction (le but étant sans doute plus de faire peur que de rendre la justice). C’est le deuxième principe républicain fondamental bafoué par la mission Olivennes avec la bénédiction du président de la République : la présomption d’innocence.
Il y aurait bien d’autres choses à rajouter (notamment l’appel à pouvoir s’affranchir de la CNIL pour la collecte des adresses IP, également très grave), mais tout, finalement, découle de cette trahision du politique : le chef de l’Etat, garant de l’intégrité de l’Etat, vient d’accepter que deux principes fondamentaux de la République puissent être exceptionnellement ignorés pour asseoir le pouvoir d’intérêts financiers privés.
Oui, en réalité, il est bien dommage que ce rapport et son approbation chaleureuse par l’Elysée n’aient pas été plus amplement débattus, plus clairement montrés par les médias, tant il constitue un exemple parfait du cocktail explosif qui menace de plus en plus sérieusement l’avenir de la République : la compromission d’un pouvoir politique oublieux de l’idéal républicain avec des industries sans projet industriel lancées dans une course folle aux profits toujours plus obèses et injustifiés...
(NB : je ne prétends pas ici avoir fait le tour de la question, et avoir intégralement répondu à l’argumentation hâtive du rapport Olivennes. Mon but était seulement d’essayer de montrer en quoi cette question et l’attitude pitoyable de N. Sarkozy illustrent une tendance lourde qui nous menace. Pour plus d’informations sur le sujet internet+droit d’auteurs lui-même, voir par exemple le site eucd.info , et de nombreuses notes claires, synthétiques et documentées sur divers blogs, par exemple, celle-ci )
2Lire à ce sujet les réfutations de l’APRIL dans ce document, de l’APRIL intéressant à lire dans son intégralité, par ailleurs...
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