La résilience de la recherche en France
Les chercheurs ont été malmenés depuis plusieurs années et ceci a conduit bon nombre de disciplines à vivre une forme de désespérance chronique. Sciences humaines et sociales, science de la vie, mathématiques, tout serait là pour que la France redeviennent un leader incontournable.
Certains chercheurs disent : "On est mauvais", et se flagellent en ânonnant une série de phrases psalmodiées sans trop de conviction. D’autres veulent justifier leur bon droit et se réclament d’une race de scientifiques vertueux et excellents. Entre les deux se trouve sûrement la réalité.
Pourquoi devenons-nous apparemment moins "bons", ou moins "visibles" ? D’où vient cette perte d’énergie ? Que devons-nous remettre en question ? La structure du CNRS n’est-elle pas idéale, et n’avons-nous pas plutôt un problème sociologique et psychologique à traiter ?
Je pose le bilan de ceux qui s’expriment. Beaucoup d’unités souffrent d’un mal-être qu’on attribue au manque d’argent, mais n’y a-t-il pas autre chose ? De quoi dépend le bonheur du chercheur ?
A vrai dire, un chercheur devient heureux s’il peut avoir une liberté de chercher sans avoir de compte à rendre à une administration qui se comporte en sangsue. Ici on réclamera un rapport annuel, là un avis consultatif, ailleurs une vérification anodine. Le chercheur est donc pris dans un déluge de contraintes. Il doit justifier tout et son contraire, et ceci pourrit la production. C’est valable pour le chercheur confirmé comme pour le jeune chercheur débonnaire qui démarre un post-doc.
L’ambiance de la recherche est aussi un problème central. Combien d’unités souffrent du fait qu’une chefferie est malade "d’ambition" et impose des rythmes ou un harcèlement qu’on déguise sous le terme de coaching spécialisé ? Combien de cerveaux à ce jour ont le ventre noué à l’idée de savoir qu’ils vont rentrer dans leur labo et devoir passer une journée à la merci d’un tyran pathétique qui vise une distinction ou un grade supérieur ? Aussi est-il probable que parce que nous connaissons tous ce genre de problème d’ego, il faille faire évoluer la sélection des chefferies. La seule liste des publications est-elle la meilleure chose à statuer ? Ne doit-on pas évaluer la valeur humaniste, l’éthique et le fond de psychologie du chef d’unité ? Bon nombre de fois, la mise en fonction de quelqu’un d’humain à la tête d’un IFR permettrait de galvaniser une structure... Cela n’est pas encore le cas.
J’ai mentionné l’éthique. Bien souvent, ce n’est qu’à partir de soixante-cinq ans qu’on se préoccupe de l’idée éthique et de sa portée bienfaisante sur la recherche. Constituer des pôles éthiques dans les structures du CNRS permettrait d’éviter bien des tensions dues à des incompréhensions et à des soucis de communication (le chercheur étant malheureusement à l’image de ce que décrit C.- J. Jung, c’est-à-dire quelqu’un de très spécialisé et brillant, mais souvent handicapé dès qu’il s’agit de gérer l’humanité ou les conflits)... Eviter qu’un auteur soit évincé d’une publication permettrait par exemple d’annihiler des problèmes durs qu’on rencontre très fréquemment en sciences de la vie. Eviter cela par des dispositions concourra à entourer les chercheurs d’une meilleure "ambiance" et donc améliorera la productivité. Eviter aussi qu’un jeune docteur ne tombe dans le chômage de longue durée, voire au RMI, voire pire, serait aussi une bonne décision pour que le CNRS aille mieux (ainsi quel chercheur confirmé et honnête apprécie que sa création humaine et scientifique tombe dans la misère ? Ceci participe au fait que les chercheurs se " mésapprécient ").
Pour continuer, je ne crois pas qu’on puisse décemment demander la fin du CNRS, hormis parmi les conseillers stratégiques de l’Inserm qui peaufinent cette idée depuis 2003. Je rappelle que j’ai à l’époque été approché par la mission Griscelli, et que je connais donc bien les idées ultralibérales qui sont prônées pour briser le CNRS. Le CNRS doit seulement évoluer vers plus de flexibilité. J’entends par là vers une forme de relation de confiance d’une administration à l’égard de ses chercheurs. Cette administration doit lâcher du lest dans le poids des tâches non "scientifiques" qu’on demande sans arrêt. La flexibilité doit s’attacher à cela. Elle doit aussi permettre à n’importe quel statutaire de pouvoir lancer un projet blanc qui serait validé après regard d’un comité d’éthique. Cela éviterait qu’on fasse de mauvaises recherches, et de créer dans la population le terreau de l’antiscience.
Pour ajouter quelques digressions, je crois que les sciences de la vie pourront amener énormément de réponses au développement durable, et pour cela, il est crucial qu’on augmente les crédits. Ainsi, par exemple, je suis depuis plusieurs mois en train d’écrire sur les relations entre énergie solaire et développement durable. Casser certaines recherches d’interface entre chimie/bio/énergie constituerait pour un législateur une décision comme une autre. Mais à moyen et long termes, on brise peut-être de nouvelles générations de piles solaires, et donc on casse une opportunité géniale pour des pays qui ne pourront pas s’acheter du nucléaire. Donc, l’idée est que le CNRS, c’est comme les mathématiques... Son honneur est de ne servir apparemment à rien... Mais in fine, il est crucial et nécessaire pour que mon fils, mon petit-fils puissent vivre dignement et démocratiquement.
N’oubliez pas. Certains chercheurs parfois se méprisent eux-mêmes, et ceci est arrivé à nos icônes les plus valeureuses. Regardez donc le sort de notre chômeur le plus célèbre. Il se dénigrait, il se sentait mauvais, et avouait se culpabiliser souvent de ne pas être à la hauteur. Il était également vu ainsi par la profession qui le placardisa car il était mauvais... Mais ce "mauvais" a pourtant écrit "la relativité" et a conduit à des trouvailles remarquables....
Autre point, qui se trouve plus psychosociologique. J’ai souvent donné des cours à des gamins que les parents disaient être nuls ou mauvais. Mon premier réflexe a toujours été de leur redonner confiance par les mots, et le soutien, et une confiance. Aujourd’hui, ces gamins passent le bac et sont brillants... A force d’avoir entendu qu’ils étaient mauvais, ils se sont inconsciemment persuadés de cela... et cela les a poussés à l’échec. Pour les chercheurs, il faut désormais retrouver un jargon qui leur redonne la confiance en eux-mêmes et la foi en eux-mêmes.
Le malaise que j’ai explicité est malheureusement généralisable à beaucoup de partenaires sociaux. J’ai fréquemment aidé Génération précaire (Sois stage et tais-toi, Editions La Découverte) pour essayer de sauver quelques stagiaires totalement exploités par des boîtes privées, par exemple, qui ne fonctionnent qu’avec deux ou trois salariés et une vingtaine de jeunes surdiplômés et non payés.
Le malaise social est grandissant également dans la rue. Pendant que vous travaillez d’arrache-pied et avec une grande détermination pour faire avancer la connaissance, chaque matin je vois la précarité gagner du terrain. Je vois les petits vieux qui vont récupérer à dix-sept heures de la bouffe dans les poubelles des ED, Franprix et autres commerces. Je vois aussi les "chiffonniers de Paris" qui, au départ, étaient composés d’Asiatiques très courageux et qui, maintenant, sont composé de chômeurs. Le malaise est général, avec les 6,8 millions de pauvres que compte la France (article de Libération du 23/11/2006). Donc, je considère que les chercheurs font partie d’un lot de personnes qui ont été méprisées depuis plusieurs années et délaissées dans le but un jour de leur montrer qu’il faut qu’ils "changent". L’indépendance du chercheur dérange les politiques, les industriels, les lobbies financiers. On veut court-circuiter leur liberté et pour cela, on dynamite leurs acquis, qui ont été figés heureusement dans le marbre depuis les années 1980.
Mon dernier point sera plus ouvert. Je crois qu’il faut jouer sur la capacité de résilience des chercheurs. On les a traînés dans la boue malgré leur exemplarité démocratique. On a jeté au panier bon nombre des idées qui avaient fusé des Etats généraux. Ce sont des plaies rudes et dures qui doivent servir à la recherche. On nous a forgé depuis quatre ans une conscience collective de perdants ou de mauvais éléments. Certains le vivent profondément mal, au jour le jour. Mais il faut faire confiance en notre milieu. Surmonter cette crise majeure servira au CNRS à devenir plus fort à l’avenir. Il faut miser sur une nouvelle vision positive de "vivre la recherche". C’est alors que l’inconscient collectif jouera en la faveur des chercheurs au détriment des idées ultralibérales. Pour forger cette nouvelle donne de l’image du chercheur, il faut prendre conscience des quelques défauts qui jettent le trouble dans la sélection, la maintenance administrative des unités... et également des problèmes de communication qui font que le chercheur est vu comme un expert en désaccord avec d’autres experts. Cette prise de conscience doit amener à un réflexe quotidien qui devra conditionner tout chercheur à appliquer une idée humaniste de la recherche, si proche de ce qui émane de Sauvons la recherche, d’Euroscience (www.euroscience.org) ou du mouvement Pugwash International (www.pugwash.org).
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