Le darwinisme quantique mène-t-il à une impasse ontologique ?

Honnêtement, la science ne n’est pas remise du séisme épistémologique consécutif à l’invention de la mécanique quantique au début du 20ème siècle. Même les pères fondateurs en sont restés perplexes. Et pour calmer toute cette agitation intellectuelle, les quanticiens se sont réunis lors du célèbre congrès Solvay de 1927 qui restera dans l’histoire des savoirs au même titre que le non moins célèbre mais oublié colloque de Cordoue. Difficile de résumer en quelques lignes ce qui s’est passé et de raconter ce qui a changé dans la représentation et la compréhension de la nature physique des choses matérielles. C’est d’ailleurs la seule certitude que l’on a. On est sûr en effet que la mécanique quantique est une théorie de la « matière ». Et donc, que serait cette physique classique dont l’opposition au quantique est devenu une évidence enseignée dans toutes les facultés ? La physique classique étudie les masses, les forces et cette étendue qu’on appelle depuis Newton espace-temps. Figurez-vous que la mécanique classique permet de manipuler et d’étudier des phénomènes physiques extraits d’une Nature qu’elle ne comprend pas et dans laquelle nous sommes plongés. Et la mécanique quantique ? Eh bien c’est la même chose sauf que cette nouvelle physique permet de comprendre ce qu’est réellement la Nature, sous réserve que les exégètes des hiéroglyphes quantiques puissent accéder à la compréhension des choses. Et sur ce point, je peux vous assurer que nous n’en sommes pas encore là mais que la Nature que l’on veut penser ne va pas se dérober ad eternam et que des esprits avertis finiront par percer le secret de la « caverne quantique ».
La physique de Newton repose sur le principe d’une séparation entre l’ontologique et l’épistémologique (le nomologique). Avec comme conséquence le postulat que les états du monde existent indépendamment de l’information sur ces états que les scientifiques peuvent acquérir. Tout ce passe comme si l’information sur le monde naturel n’était pas physique, permettant au physicien de se positionner en dehors de la nature en extrayant des données sans que le cours du monde en soit changé d’un seul iota. La théorie quantique a aboli cette séparation. Ainsi s’exprime Wojciech Zurek dans l’un de ses derniers articles consacré au darwinisme quantique dont il est l’un des pères fondateurs (W.H. Zurek, arXiv : 1412.5206, 2014). L’un des enjeux du darwinisme quantique est d’expliquer comment à partir d’une description quantique portant sur une nature irréductible à notre univers classique, notre univers émerge de ce monde quantique pour autant qu’un tel monde existe. Le lien physique entre quantique et classique est très particulier. Il se dessine notamment à travers la décohérence, phénomène dont l’étude expérimentale n’a pu être réalisée que dans les années 1990 alors que la théorie de la décohérence, dont Zurek est aussi un père fondateur, a été élaborée dans les années 1980 après avoir été imaginée en 1970 par Heinz-Diter Zeh.
Le darwinisme quantique constitue une épistémologie permettant d’expliquer comment un état est observé avec le processus décohérence, au même titre que la correspondance fut une épistémologie introduite par Bohr pour raccorder les deux mécaniques, quantique et classique. La décohérence n’explique pas le mécanisme de l’effondrement de la superposition des états mais pourquoi c’est tel état qui est observé. Zurek insiste à maintes reprises sur l’information dans l’univers quantique. Il ne fait aucun doute que l’information sera l’enjeu du 21ème siècle, comme la technique était celui du 20ème siècle selon Ellul (et l’est resté car non élucidé).
Revenons en 1927. Que disait au juste l’interprétation devenue orthodoxe de la mécanique quantique ? Elle postule qu’il existe deux descriptions, l’une portant sur la formalisation des états quantiques et l’autre sur la description classique de l’appareil de mesure et devons-nous ajouter, du physicien qui l’utilise dans son laboratoire. Il n’y a plus de bloc ontologique séparé comme dans le monde newtonien mais deux blocs nomologiques (épistémologiques si vous voulez) étrangers l’un à l’autre. Les physiciens ne s’accordent pas sur ce qu’est un état quantique mais à supposer que ces états existent alors imaginons-les comme des minuscules pièces de puzzle en papier. Le monde classique est alors imaginé comme une fresque faite de céramique. Lors de la mesure classique, tout se passe comme si un morceau de papier (qui est décrite par un vecteur d’état ce qui signifie qu’un état est fait d’une superposition de feuilles de papier possédant une qualité chacune) vient faire une tache sur la fresque en céramique. Cette tache est une information ; elle n’est plus en papier mais en céramique. Le projet du darwinisme quantique, c’est de comprendre comment ces pièces de « papier quantique » peuvent se combiner pour former une « céramique classique ».
Les tentatives visant à raccorder les deux physiques ne datent pas d’hier puisque Louis de Broglie, l’un des pères fondateurs de la mécanique quantique, avait imaginé l’idée d’une onde pilote, ce qui pour un épistémologue averti, réintroduit une causalité dans la physique quantique mais ne résout pas le problème du raccordement. Depuis près d’un siècle, aucune tentative n’a abouti et d’ailleurs, un autre problème paraît dans l’impasse, celui de la cosmologie quantique qui vise à articuler la gravité. Pour être précis, signalons que le darwinisme quantique laisse la gravité de côté mais que la physique quantique a un rapport avec la question de l’espace-temps. Ce qui se comprend aisément puisque cet espace-temps, qu’un philosophe désigne comme étendue, n’est autre qu’une propriété de notre monde classique, lequel utilise une description avec des notions primitives (comme espace, temps ou alors environnement).
Un nouveau langage quantique ! Si la physique classique use de notions primitives (espace, forces, masses…) la physique quantique utilise des notions spécifiques qui font partie du vocabulaire des physiciens. Or, ce vocabulaire n’est pas resté figé par plus que le corpus théorique quantique et comme le précise Zurek, des notions nouvelles sont apparues depuis quelques temps, avec des implications théoriques et empiriques découvertes longtemps après les années 30 fondatrices. Parmi ces avancées figurent le théorème de Bell concernant l’intrication quantique, la décohérence ainsi que le théorème sur l’impossibilité du clonage quantique. Ce théorème formulée par Zurek et ses confrères en 1982 montre qu’on ne peut dupliquer un état inconnu car il faudrait pour cela le mesurer ce qui réduit le système à l’un de ses états propres et abouti à une perte d’information de l’état qu’on veut cloner. J’insiste sur ce théorème car il place l’information comme une notion centrale dans la physique quantique. De plus, cette information accentue le schisme entre le classique et le quantique. En effet, dans le monde classique, le clonage est aisément réalisable. C’est ce que je fais du reste en reproduisant des données scientifiques pour mes lecteurs. C’est aussi ce qui se passe dans un banal photocopieur ou bien une imprimerie ou une usine qui presse des disques vinyles. De l’information est clonée pour ainsi dire.
Les philologues savent pertinemment que les mots du langage évoluent avec l’expérience humaine et la compréhension du monde. Cela s’est vérifié lors de la transition de l’époque homérique à la Grèce classique de Platon. Le grec de Homère n’est pas le même que le grec de Platon ou même Sophocle. Ce phénomène de « dérive linguistique » se produisit également de la transition depuis l’Inde védique à l’Inde du védanta qui signifie achèvement. Avec deux textes fondateurs, les Upanishad et la Baghavad-Gita. En même temps que les Grecs élaboraient une physique du monde avec Démocrite, Anaxagore et quelques autres présocratiques, le tout étant achevé avec Platon et Aristote, les hindous faisaient de même, avec des notions inédites comme purusha, prakriti ou bien les trois qualités de l’énergie désignées par les gunas. Dans le même ordre d’idée, on peut penser que l’avènement de quelques notions clé inédites en physique quantique livre un accès à une compréhension nouvelle du monde. Trois de ces notions ont un lien avec l’information et cette question du raccordement que je vais exposer avec la métaphore du papier et de la céramique. Ainsi, l’intrication quantique, la décohérence et non clonage sont spécifiées comme étant absentes de la physique des pères fondateur (Zurek)
On notera également l’usage de néologismes introduits par Zurek pour présenter la décohérence dans le cadre du darwinisme quantique. La notion de « einselection » désigne un mécanisme par lequel l’environnement classique effectue un tri sur les états quantiques accessibles à l’observation, ces états étant alors définis comme « pointer states ». Ces notions sont centrales chez Zurek qui n’hésite pas à utiliser cette autre notion encore plus fondamentale qu’est l’information. Lorsque l’expérience quantique livre un résultat, le phénomène est alors interprété comme la transmission d’une information utilisant une voie de communication reliant le monde des états quantiques décrit dans l’espace de Hilbert et le monde macroscopique classique qui selon l’hypothèse du tri sélectif ne laisse subsister que les « îlots classiques », autrement dit les « pointer states » qui eux sont bel et bien localisés dans « notre espace ». Et qui de plus existent dans l’univers sous une forme redondante, c’est-à-dire avec des copies multiples. Pour Zurek, l’environnement classique fait plus que produire la décohérence (la réduction du vecteur d’état) ; cet environnement est une voie de communication, mais qu’on ne peut considérer comme la voie classique comme dans la théorie de l’information de Shannon. C’est d’ailleurs toute la difficulté que de définir l’information au niveau quantique sans prendre le risque d’une confusion avec l’information classique que l’on trouve en thermodynamique statistique ou dans la théorie de Shannon. Ce détail n’a pas échappé à Chris Fields lorsqu’il a livré la recension critique d’un ouvrage important écrit par Ruth Kastner et portant sur l’interprétation transactionnelle de la physique quantique. Dans cet ouvrage, la notion d’information est relativement contournée alors qu’elle a toute sa pertinence. La communauté des physiciens est face au mur de l’information. La physique contemporaine est à la moitié du chemin conduisant vers l’énigme et même le mystère de l’univers.
Mais vous ne souhaitez peut-être pas en savoir plus, l’ignorance est le confort des masses à l’ère hypermoderne
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