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Le « Marché du siècle »

Sommes-nous tous pris dans « la Toile », « tracés » et "pucés" ? Voire "téléguidés" ? Nous sommes une « ressource naturelle humaine » pour le « capitalisme de surveillance » dont Shoshana Zuboff analyse les ressorts liberticides. Ce qui nous a été vendu comme une promesse d’émancipation par des informaticiens imprégnés de « contre-culture » s’est mué en une industrie lourde de la surveillance et de la collecte de données à des fins mercantiles. Désormais, cette industrie opaque entend aussi « orienter, modifier et conditionner tous nos comportements ». Un pouvoir invisible entendrait-il "décider à notre place" ? Le futur peut-il être « numérique »... et humain ?

La « Toile » nous a fait basculer du rêve d’émancipation par la « démocratie en réseau » à une dystopie orwellienne qui ne recâble pas le moins du monde les cerveaux « en connexion » dans le sens de la communion des âmes voire d’une intelligence collective... Cette dernière n’aurait-elle pas été d’ores et déjà confisquée par des monopoles privés géants aux buts bien peu « égalitaires » qui ont fait basculer l’Etat providence en Etat de surveillance sur la pente périlleuse d’un « traçage » numérique « sans limites » ?

Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School et professeure associée à la Harvard Law School, analyse la mutation d’un capitalisme qui a renversé la « souveraineté du peuple » au profit de cette industrie toute-puissante dont « l’ avidité » menace tous nos fondamentaux en s’étendant à toutes les sphères de la vie.

Ainsi, une « nouvelle forme de marché revendique l’expérience humaine privée comme matière première dont elle se sert dans des opérations secrètes d’extraction, de production et de vente » : c’est le « capitalisme de surveillance ». Il s’agit là rien moins que d’un « capitalisme voyou » qui prospère sur le vide juridique de sa période d’émergence pour créer un « monde sans issue avec de graves conséquences pour l’avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir  » ... Tant pis pour les orphelins de l’idéologie libertaire d’un « Internet libre » : ils devront s’a-dap-ter à cette « intrusion anti-démocratique et anti-égalitaire  » qui tient du « coup d’Etat guidé par le marché », c’est-à-dire d’un « renversement non de l’Etat mais du peuple »...

C’est ainsi qu’elle définit le capitalisme de surveillance : un « coup d’en haut » voire un coup d’avance, un « renversement de la souveraineté du peuple » - et une « force prédominante dans la périlleuse dérive vers la déconsolidation qui menace aujourd’hui les démocraties libérales occidentales »... Tout ça parce que Google aurait décidé de "monétiser" son moteur de recherche ? C'est bien ainsi que c'est arrivé : "Google a découvert que nous avons moins de valeur que les paris sur nos comportements futurs"...

 

Le meilleur des mondes en ligne

En experte de cette transformation structurelle et en vigie, Shoshana Zuboff attire notre attention sur notre « condition historique » au XXIe siècle : « Nous avançons nus dans le siècle numérique sans les institutions, sans les chartes de droit, les cadres juridiques, les paradigmes réglementaires et les formes de gouvernance nécessaires à la création d’un futur numérique compatible avec la démocratie ». Le capitalisme de surveillance, « autoréférentiel et parasitaire », transforme unilatéralement dans sa tuyauterie numérique l’expérience humaine, sa matière première gratuite, en « données comportementales » monétisables à merci. Le pouvoir des « capitalistes de surveillance » opère dans un espace incontrôlé par « l’illisibilité inhérente des processus automatisés » qu’ils ont mis en place ainsi que par « l’ignorance qu’entretiennent ces processus et par le sentiment d’inévitabilité qu’ils favorisent  ». Tandis que le « débat démocratique » biaisé s’épuise dans son hypervolatilité, de puissants intérêts poussent leur avantage et tous les feux d’une machine infernale au moyen d’asymétries sans précédent : « Nous sommes les sources du surplus crucial du capitalisme de surveillance : les objets d’une opération, technologiquement avancée et de plus en plus inéluctable, d’extraction de matière première. Les véritables clients du capitalisme de surveillance sont les entreprises qui achètent les comportements futurs sur les marchés. »

Ces asymétries « dans le savoir et le pouvoir qui en découle » permettent au capitalisme de surveillance de tout savoir de nous, « alors que ses opérations sont conçues pour que nous n’en sachions rien ». Ainsi, il « accumule de vastes domaines de nouveaux savoirs à partir de nous, mais non pour nous  ». Il prédit même notre avenir « pour que d’autre en tirent profit, et pas nous  ». Voilà qui peut nous coûter toute perspective d’un devenir véritablement humain : si la civilisation industrielle a « prospéré aux dépens de la nature et menace désormais de nous coûter la Terre  », la civilisation dite de l’information « façonnée par le capitalisme de surveillance et son pouvoir instrumentarien sans précédent prospérera aux dépens de la nature humaine et menacera de nous coûter notre humanité  ».

Avec ce nouveau « marché des comportements futurs », la détention de ces nouveaux moyens de modification des comportements « éclipsera la possession des moyens de production comme source de la richesse et du pouvoir capitaliste »... Qui consentirait à la réduction d’une « nature humaine » en « matériau pour créer une nouvelle marchandise  » ? Là est bien le « nouveau projet de marché du siècle »...

 

L’impératif d’extraction

Ce capitalisme de surveillance n’est pas une technologie, « c’est une logique qui imprègne la technologie et la met en oeuvre ». Il prospère sur les « actes de dépossession numérique », exproprie l’expérience humaine transformée en « prédictions comportementales  » et impose un « nouveau type de contrôle sur les personnes, les populations et des sociétés entières  ». Shoshanna Zuboff rappelle que « le message des entreprises capitalistes de surveillance diffère à peine des thèmes jadis glorifiés dans la devise de l’exposition universelle de Chicago en 1933 : « La science découvre, l’industrie applique, l’homme se conforme  »

Avons-nous bien conscience que notre addiction à la technologie et à la matière focale, fût-elle de très basse intensité, mène à notre abdiquation face à ces « forces mêmes du capital que nous avions fuies dans le monde « réel  » ? Celles-ci « n’ont pas tardé à revendiquer la propriété de la sphère numérique élargie »... Les « capitalistes de surveillance  » ont bien compris que leur prospérité dépendait de l’extension des opérations d’extraction et de nouvelles voies d’approvisionnement étendues à la vie réelle. Cette extension a besoin de notre circulation sanguine comme de nos conversations présumées privées et de bien d’autres « petits secrets » que nous pensions inviolés jusqu’alors, faute d’avoir vu venir... Ainsi, l’activité du vrai monde est en permanence transférée de notre appareillage électronique comme de nos voitures et nos corps pour trouver une « seconde vie sous forme de données prêtes à être transformées en prédictions ». Devrions-nous consentir au remplacement de notre société par des « actions automatiques dictées par des impératifs économiques » ? Il s’agit là de ce qui s’appelle un « décontrat » : il « désocialise le contrat, il fabrique de la certitude en substituant des procédures automatisées aux promesses, au dialogue, au sens partagé, à la résolution des problèmes, au règlement des conflits et à la confiance – soit les expressions de solidarité et d’interaction humaine que l’on a au cours de quelques milliers d’années progressivement institutionnalisées dans le concept de contrat »...

Shoshanna Zuboff met en garde contre cette si peu résistible intégration numérique de l’ensemble de la société et du vivant : « Dans le futur que le capitalisme de surveillance nous prépare, ma volonté et la vôtre sont une menace pour le flux des revenus de surveillance »...

 

La vie sous verre

Lorsque « l’informatique remplace la vie politique d’une communauté en tant que socle de la gouvernance  » et que « le marché nous réduit à notre seul comportement transformé en une autre marchandise fictive et empaquetée pour atterrir dans d’autres paniers  », comment « affronter des machines ubiquitaires sans foi ni loi  » qui colonisent jusqu’à nos battements de coeur ? Comment faire respecter le droit à l’intimité, à la souveraineté sur sa propre vie, à un refuge dans son intériorité voire un « sanctuaire » ? Pour l’instant, chaque destruction d’une possibilité de trouver refuge à laquelle nous consentons par un acte de dépossession numérique « laisse un vide comblé aussitôt et sans heurts par les conditions nouvelles du pouvoir instrumentarien  ».

Le totalitarisme, défini comme une « transformation de l’Etat en un projet de possession totale » n’était pas pensable en son temps. Aujourd’hui, « l’instrumentarisme et Big Other, signe d’une transformation du marché en un projet de certitude totale, une entreprise que l’on ne pourrait imaginer réaliser hors de l’outillage numérique » ne sont pas davantage imaginables. Du moins pas sans avoir bien compris « la logique d’accumulation qu’est le capitalisme de surveillance ». Ni sans avoir saisi que chacun de nos actes de dépossession numérique épaissit les murs de notre prison de verre jusqu’à la spoliation de nos droits constitutionnels.

Shoshanna Zuboff en appelle à une « qualité d’action collective pour remplacer l’absence de lois par un appareil juridique qui réaffirme le droit au sanctuaire et au temps futur comme essentiels à la vie humaine accomplie ». Pour elle, « seul « nous, le peuple » pouvons inverser ce cours, d’abord en nommant le sans-précédent, puis en mobilisant de nouvelles formes d’action collective : la friction décisive qui réaffirme la primauté d’un avenir humain épanoui comme fondement de notre civilisation de l’information. Si le futur numérique doit être notre chez soi, alors c’est à nous de faire en sorte qu’il le soit  ».

Norbert Wiener (1894-1964), l’inventeur de la cybernétique, avait averti : « Le monde de l’avenir sera une lutte de plus en plus serrée contre les limites de notre intelligence, et non un hamac confortable dans lequel, paresseusement étendus, nous seront servis par nos esclaves mécaniques  ».

L’issue de cette lutte sans merci au coût humain, mental et écologique hors de prix dépendra-t-elle de notre capacité à faire le vide numérique, histoire de nous réapproprier notre temps, notre vie et... notre cerveau d’avant l’emprise de ces grands systèmes numériques ? Tout tiendrait-il à ce fil ténu d’un Je(u) capable encore de s’enrichir et de se réarmer en conscience jusqu’au « nous » résonnant comme vagues sur l’océan libre ?

Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 864 pages, 26,50 €


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3 réactions à cet article    


  • Bendidon ... bienvenue au big CIRCUS Bendidon 4 janvier 2021 10:50

    EXCELLENT sauf que je remplacerai le mot capitalisme par totalitarisme de surveillance que la technologie permet maintenant

    D’ailleurs cette dame Catherine Austin le décrit parfaitement :

    https://youtu.be/Gb9UtHXyXZ0


    • lephénix lephénix 4 janvier 2021 12:38

      @Bendidon
      merci pour le lien, effectivement il n’est plus temps d’euphémiser à mort...


    • cilaos 4 janvier 2021 17:08

      « le capitalisme de surveillance » je me demande si c’est dans cette catégorie que doivent se situer les 32 milliard d’euros de sous marins de guerre vendus récemment à l’Australie sans oublier les dizaine de rafales vendus ça et là et autres vedettes. 

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