Le Titan d’OceanGate : chronique d’une tragédie annoncée
« Nous avons trouvés cinq éléments de débris, qui nous ont permis de dire qu'ils appartiennent au Titan. » (John W. Mauger, le 22 juin 2023).
C'est en début de soirée, vers 21 heures, ce jeudi 22 juin 2023, que le communiqué terrible mais prévisible du contre-amiral John W. Mauger, commandant de district des gardes-côtes américains chargées, parmi d'autres, de retrouver le submersible d'OceanGate, le Titan, a annoncé la triste nouvelle. Cinq débris ont été retrouvés sur le sol, au fond de l'océan, à 500 mètres de l'épave du Titanic, des débris provenant assurément du Titan, ce qui signifierait que le submersible aurait implosé.
On aura probablement des précisions plus tard, mais le scénario d'une implosion peu avant la fin de la descente à 3 800 mètres de fond semble la plus probable, donc, dès la fin du signal, le dimanche 18 juin 2023. Cela signifierait que les cinq passagers, d'une part, n'auraient pas pu voir l'épave du Titanic, et d'autre part, n'auraient pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, loin de ce qu'on pouvait craindre initialement, à savoir qu'ils allaient mourir par manque d'oxygène au bout de quatre jours.
La cause de l'implosion est encore très difficile à déterminer, le hublot qui n'aurait pas résisté aux fortes pressions ? la structure de fibre de carbone qui n'aurait pas tenue aux fortes pressions ? l'étanchéité de la "porte d'entrée" ? etc. Le titane est un matériau très dur mais léger, la fibre de carbone aussi est un matériau très léger. En revanche, peut-être manquait-il un matériau ductile, plus mou pour permettre certaines contraintes au sein du matériau ? Mais ces considérations techniques importent peu à cette heure : c'est d'abord une tragédie humaine qui a fait cinq victimes avec la douleur et l'émotion qu'impose la mort à leurs proches.
On peut citer le cofondateur d'OceanGate, un baroudeur, Stockton Rush (61 ans), un Américain qui n'avait peur de rien, dont la femme était une descendante, l'arrière-arrière-petite-fille d'un couple de personnes très aisées, Isidor et Ida Straus, qui ont perdu la vie lors du naufrage du Titanic. Dans le film de James Cameron, ce couple a été romancé par l'homme qui refusait d'aller dans un canot de sauvetage tant qu'il y aurait des enfants sur le pont ; alors sa femme, qui était déjà monté sur le canot, en est descendue et a rejoint son mari, et les deux sont morts ainsi. On a retrouvé très rapidement le corps d'Isidor, mais pas celui d'Ida. On peut comprendre que la passion de Stockton Rush était ancrée jusque dans la chair. Son épouse était d'ailleurs déjà descendue plusieurs fois voir l'épave du Titanic et est la responsable de communication de l'entreprise. Stockston Rush était le pilote de la mission, avec une double formation d'ingénieur de l'aérospatial à la Princeton University (1984) et un MBA à l'University of California, à Berkeley (1989).
On peut citer aussi l'ancien capitaine de frégate Paul-Henri Nargeolet, né à Chamonix il y a 77 ans, plongeur sous-marin à l'IFREMER (Institut français de recherches pour l'exploitation de la mer) et directeur des programmes de recherches sous-marines sur l'épave du Titanic dont il est l'un des plus grands spécialistes. Sa mort affecte toute la profession car il était une référence (on l'appelait monsieur Titanic). Il a fait beaucoup de recherches d'épaves de navire ou d'avion en mer. Avant son expédition dans le Titan, il considérait l'engin peu sûr, sans certification, notamment pour le hublot beaucoup plus grand que ce qui se fait (diamètre de 60 centimètres adapté seulement jusqu'à 1 300 mètres de profondeur), mais il ne pouvait pas ne pas y aller, car il était fasciné par le Titanic. D'ailleurs, si on a souvent évoqué la mémoire des passagers très riches du Titanic, lui, il voulait aussi s'attarder sur les passagers de la troisième classe, et c'était la raison pour laquelle il revenait souvent autour de l'épave, pour collecter quelques éléments de ces vies dont la mémoire s'est évaporée.
Les trois autres passagers étaient les "clients" à 250 000 dollars par personne, le britannique Hamish Harding, qui allait avoir 59 ans samedi, patron d'Action Aviation et lui aussi baroudeur, il a été touriste spatial sur le Blue Origin le 4 juin 2022, mais avant, du 9 au 11 juillet 2019, à la tête d'une équipe de plus de 100 collaborateurs, il a obtenu le record de rapidité du tour du monde en passant par les pôles Nord et Sud au bord d'un jet d'affaire Golfstream G650ER (en 46 heures et 40 minutes). Il a aussi visité en 2016 le pôle Sud avec Buzz Aldrin, l'un des trois astronautes de la mission Apollo 11 (et le seul survivant, il a actuellement 93 ans). Les deux autres sont l'homme d'affaire britannique et pakistanais Shahzada Dawood (48 ans) et son fils Suleman (19 ans), un étudiant de l'University of Strathclyde, à Glasgow en Écosse.
James Cameron, le réalisateur du célèbre film "Titanic" qui est sorti le 19 décembre 1997 (avec Kate Winslet et Leonardo DiCaprio), a déclaré le 22 juin 2023, une fois la triste nouvelle annoncée, qu'il y avait une comparaison à faire entre le capitaine du Titanic Edward John Smith qui n'avait pas voulu réduire la vitesse malgré les avertissements de présence d'icebergs, et Stockton Rush qui pilotait le Titan et qui considérait qu'il fallait prendre des risques pour accélérer l'innovation.
Il faut par exemple noter que le Titan était commandée par une manette de jeu vidéo assez classique... et il n'y avait à bord même pas une manette de rechange. Bertrand Sciboz, fondateur de la société CERES spécialisée en recherches marines, expliquait ce jeudi soir que même si on lui donnait 250 000 dollars, il ne serait pas allé dans le Titan, tant sa sécurité était incertaine à son avis.
Le tarif de 250 000 euros aurait été loin de compenser le coût réel de cette expédition, si elle avait réussi. Avec son échec, le coût est bien plus important (de l'ordre de 100 millions de dollars pour l'arrivée des secours qui n'ont malheureusement pas pu empêcher la perte des vies humaines).
Néanmoins, il y a un marché et OceanGate se voulait visionnaire sur ce marché, celui de petits submersibles, souples, faciles à manœuvrer et à amener sur les lieux de plongée. Un marché aussi juteux que celui des jets d'affaires pour permettre à des personnes riches de faire du tourisme sous-marin. On pense bien sûr à Tintin et surtout au professeur Tournesol qui avait conçu et réalisé un petit submersible en forme de requin pour visiter les fonds marins et trouver le fameux trésor de Rackham le Rouge. Mais Hergé, qui avait aussi songé à la fusée pour aller sur la Lune (à l'instar de Jules Verne), n'imaginait pas faire descendre l'appareil aussi profondément que le Titan, car c'est bien de cela qu'il s'agit, l'arrêt du contact a eu lieu peu avant la fin de la descente, et donc, le submersible a dû dépasser une pression seuil qui a dû pulvériser la coque en titane et en fibre de carbone ou un élément de celle-ci.
Plus généralement, le tourisme, qu'il soit spatial ou sous-marin, aussi fou soit-il, a aussi un objectif louable : celui d'investir dans l'innovation là où les États, déjà surendettés, ne peuvent plus aller (on le voit clairement pour l'exploration spatiale aux États-Unis et même la pour recherche de nouveaux vaccins en France, lors de la crise du covid-19). Et au-delà de l'investissement sur le projet lui-même, les répercussion technologiques sont impossibles à imaginer précisément (par exemple, aller sur la Lune a permis de développer de nouveaux matériaux et et surtout, de nouveaux isolants thermiques). Même les opérations, d'abord de sauvetage (initialement) puis d'investigations sur l'implosion de Titan (on a envoyé des robots inspectés le sol marin pour retrouver d'autres débris) auront probablement leur utilité scientifique comme à chaque enquête à la suite d'une catastrophe (en particulier celles de Tchnernobyl, et Fukushima, etc. qui ont permis de renforcer les mesures de sécurité nucléaire).
Venons-en à ce qui m'apparaît comme une fausse polémique mais d'une réelle sincérité, déjà naissante avant la connaissance de la triste tragédie : pourquoi mettre autant de moyens pour cinq passagers seulement qui ont voulu faire les ploucs dans les fonds marins et rester indifférents quand des centaines de réfugiés meurent noyés à la suite du naufrage d'un bateau qui a tenté la traversée de la Méditerranée ?
La réponse est pourtant connue : tous les moyens sont mis en œuvre pour sauver des vies humaines, quelles qu'elles soient. C'est la règle des marins d'aller sauver ceux qui sont en difficulté. S'il y a moins de moyens pour les réfugiés, c'est parce que très vite après le naufrage, il n'y a plus d'espoir de retrouver une personne vivante, au contraire des passagers du Titan pour lesquelles on devait faire l'impossible pour les repêcher (probablement que moins de moyens auraient mis en œuvre si on avait su dès le départ qu'il n'y avait plus aucun espoir de les sauver).
Des sauvetages en mer, c'est une activité en elle-même, et la spécialité de quelques entreprises, et partout, dans toutes les mers, dans tous les océans. Paul-Henri Nargeolet était l'exemple justement d'homme qui a consacré sa vie à retrouver des épaves de bateau ou d'avion. Et à récupérer des objets voire des corps.
La vrai différence, ce n'est pas les moyens de sauvetage mis en œuvre, mais l'écho médiatique des sauvetages. Celui du Titan rassemblait au moins trois éléments : il s'agit de la vie des personnes riches (pour certains passagers) et malgré tous les slogans anti-riches (du moins en France), la richesse fascine ; le Titanic fascine également, et pas seulement depuis le film de Cameron ; enfin, je l'ai évoqué plus haut, l'idée que cinq personnes puissent se retrouver piégées dans une sorte de grosse marmite sans avoir plus d'air (ni d'eau ni de nourriture) pendant plus de quatre jours avait de quoi angoisser tout le monde, par le simple phénomène d'identification : on se met à leur place et on veut savoir si on peut les sauver (hélas, ici, la réponse est non).
J'ai déjà, ici, évoqué, encore hélas récemment, le naufrage de centaines de réfugiés dans la Méditerranée, qui était déjà un cimetière il y a dix ans, et qui continue à l'être, sans arrêt même si c'est avec moins de victimes. C'est scandaleux, révoltant, la conscience humaine est heurtée à chaque naufrage, et heureusement, on cherche à agir pour éviter que cela recommence, avec plus ou moins de succès sur du long terme. Oui, les victimes sont des centaines, souvent perdues dans l'anonymat, au contraire des cinq passagers dont on peut mettre des noms, des visages, des existences.
C'est le cas aussi des attentats terroristes, on a pu évoquer personnellement chacune des victimes des attentats de janvier 2015, mais pas celles, trop nombreuses, des attentats du 13 novembre 2015 à Paris ou du 14 juillet 2016 à Nice. On pourra dire de même sur l'anonymat des centaines de milliers de victimes de la guerre en Ukraine (dans les deux camps), et pourtant, on ne peut pas dire qu'on passe sous silence médiatique cette tentative d'absorption de tout un pays ratée.
Ce triste dénouement, qui était, je le regrette et répète, prévisible, me fait penser aussi à une autre catastrophe. J'avais hier évoqué le naufrage du Koursk qui, après des explosions, a eu 24 rescapés dont la vie a finalement été sacrifiée par Vladimir Poutine en les laissant tomber au nom de la raison d'État. J'avais aussi évoqué l'explosion de la navette Challenger, un petit détail qui n'a pas collé et il est fort probable que pour le Titan, ce soit aussi un petit détail qui a provoqué l'implosion.
Avec cette annonce du jeudi soir, je ferais aussi une troisième comparaison avec le massacre de Katyn qui a coûté la vie à environ 22 000 militaires et civils polonais en avril et mai 1940 près de Smolensk sur ordre de Staline et Beria. Après la fin de l'URSS, la Russie a reconnu les faits. Le 7 avril 2010, Vladimir Poutine, Premier Ministre de la Russie, et Donald Tusk, Premier Ministre de la Pologne, se sont rencontrés à Katyn pour commémorer le soixante-dixième anniversaire du massacre (Poutine a alors déclaré, très sagement : « Un crime ne peut être justifié d'aucune manière. Nous sommes tenus de préserver la mémoire du passé. Nous n'avons pas le pouvoir de changer le passé, mais nous pouvons rétablir la vérité et la justice historiques. »).
Trois jours plus tard, le 10 avril 2010, devait rejoindre les deux Premiers Ministres une grande délégation d'officiels polonais, en particulier le Président de la République de Pologne, Lech Kaczynski, le dernier Président du gouvernement polonais en exil Ryszard Kaczorowki, et 94 autres passagers et membres d'équipage (dont des parlementaires, des généraux, un évêque, des représentants des familles des officiers morts au massacre de 1940, etc.) qui ont tous été tués car leur avion s'est écrasé à l'arrivée à l'aéroport de Smolensk.
On peut ainsi évoquer, dans les deux cas, une double tragédie, l'une se surajoutant bien plus tard à la première et en raison de la première : le naufrage du Titanic pour l'un, le massacre de Katyn pour l'autre ; l'implosion du Titan venu observer l'épave du Titanic cent onze ans plus tard pour l'un, la catastrophe aérienne de Smolensk d'une délégation venant acter la reconnaissance du massacre par la Russie pour l'autre.
Dans une tribune publiée par "Les Échos" le 22 juin 2023 (avant de connaître l'horrible dénouement), Jacques Attali a évoqué effectivement les bateaux de réfugiés (« Qui a cherché à entendre des cognements dans la carcasse de ce misérable bateau de pêche, où on savait qu’avaient été enfermés des centaines de femmes et d’enfants ? ») et en a profité pour sensibiliser les médias sur le naufrage climatique actuel de la planète : « Nous n’avons pas encore coulé. Ni comme le Titanic, ni comme le Titan, ni comme ce bateau de pêche anonyme. Nous ne sommes pourtant pas loin de la catastrophe. C’est une affaire de deux décennies, c’est-à-dire rien. Nous avons encore le temps de faire ce que je nomme "le Grand Virage". Nous ne sommes absolument pas en train de le faire. On se contente de rassurer les vivants d’aujourd’hui avec quelques mesures de façades qui n’empêcheront pas le monde de devenir, à très court très terme, un enfer invivable. Il faut l’assumer. ».
Auparavant, pour commenter la disparition du Titan, il a écrit : « Tous les travers de notre époque s’y trouvent rassemblés : la fascination pour le spectacle de la mort, le goût illimité des plus riches pour la consommation la plus luxueuse et pour les sensations fortes, la panne d’une machine à qui on a trop demandé, la passion des médias pour la vie des riches, la folie dispendieuse des puissants faisant tout pour sauver leurs proches, l’usage de tout, même du pire, pour créer des sources de spectacle et de profit. Comme un nouveau Titanic refaisant les mêmes erreurs mortelles que le précèdent. Et dont certains se préparent déjà, d’ailleurs, sans doute à faire des films. (…) N’oublions pas d’ailleurs que le nom du Titanic fut justement choisi en référence orgueilleuse aux Titans, nom générique des fils de Gaia et d’Ouranos, dont Chronos qui fut combattu par le seul de ses fils qu’il n’avait pas dévorés ; Zeus qui finit par vaincre son père et le noyer (…). ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu
(Les trois illustrations ont été dessinées par Hergé et proviennent de l'album des aventures de Tintin "Le Trésor de Rackham le Rouge", éd. Casterman).
Pour aller plus loin :
Le Titan d'OceanGate : chronique d'une tragédie annoncée.
Après le Titanic, le Titan d'OceanGate ?
Éric Tabarly.
Jean-François Deniau.
La Méditerranée, mère de désolation et cimetière de nos valeurs ?
La Méditerranée, rouge de honte (2015).
Méditerranée orientale : la France au secours de la Grèce face à la Turquie.
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