Les yeux olympiques de Pékin
Dans la perspective des Jeux olympiques 2008, la Chine investit massivement dans des technologies américaines de vidéosurveillance intelligente et se forge une technosurveillance impériale.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L275xH161/videolympique_2008-0b85e.jpg)
Vidéolympe
Les autorités chinoises sont obsédées par l’éventualité d’un attentat lors des Jeux olympiques de Pékin en août 2008, de l’Exposition universelle à Shangaï ou des Jeux d’Asie à Guangzhou en 2010. Aux yeux du Parti communiste (= l’Etat chinois), le retentissement médiatique d’un tel incident serait littéralement catastrophique pour l’image, pour le tourisme et pour l’économie de la Chine.
Le ministère de l’Intérieur a estimé qu’il faudrait plus de 300 000 caméras pour des métropoles comme Pékin, Shangaï, Guangzhou et Shenzen. Il compte également équiper plus de 600 villes et a dressé une liste de sites religieux, touristiques, commerciaux... et de cybercafés à vidéosurveiller ! A titre de comparaison, Londres comptabilise à elle seule plus de 500 000 caméras dont une moitié est contrôlée en circuit fermé par Scotland Yard et les administrations, et l’autre par le secteur privé (banques, supermarchés, hôtels, etc.) ; le Royaume Uni représentant à lui seul plus de 10% de la vidéosurveillance mondiale. Un cruel manque de personnel vidéosécuritaire et des motivations nettement bigbrothériennes pesant significativement sur la balance, le gouvernement chinois a donc opté pour des technologies intelligentes de vidéosurveillance.
Alléchées par ces prolifiques appels d’offres, plusieurs firmes américaines dépêchèrent leurs armadas d’ingénieurs, de consultants et de commerciaux en Chine. A l’automne 2007, lors de la convention technosécuritaire de Shenzen réunissant plus de 1000 entreprises très majoritairement nord-américaines et asiatiques, Honeywell, United Technologies, General Electric et IBM prirent la mesure de leur avance technologique sur leurs rivales orientales.
Vidéodrome
En collaboration étroite avec la police et les municipalités chinoises, Honeywell et United Technologies développent des systèmes d’interconnexion de toutes les caméras privées et publiques en circuit fermé de Pékin, Shangaï, Guangzhou, Shenzen, Nanjing, Tianjin, Kunming et Xian, conformément aux exigences du gouvernement très à cheval sur une approche intégrative de la vidéosurveillance.
Dans les rues, sur les sites olympiques et dans le Centre des médias de Pékin - qui rassemblera les journalistes et les reporters du monde entier - General Electric implante sa solution VisioWave de transmission vidéo numérique via intranet-internet. Au départ, il s’agissait d’un fleuron technosécuritaire franco-suisse, ensuite racheté en 2005 par la firme américaine au groupe français Bouygues-TF1. Par ailleurs, la start-up avait brillamment contribué à l’élaboration de la norme MPEG-4 SVC devenue quasi universelle dans la télévision numérique terrestre, la vidéo à la demande et la téléphonie mobile. Grâce à ses multiples applications (suivi des mouvements de foule/des actes de violence, détection automatique d’accident/d’incendie, sécurité des tunnels, contrôle du trafic, reconnaissance minéralogique, surveillance des croupiers et des joueurs, etc.), VisioWave figure toujours parmi les best-sellers de la vidéosurveillance : aéroports de Toronto et Zurich, métros de Paris, Londres et New York, transports ferroviaires d’Espagne, du Portugal et de France, autoroutes et zones urbaines françaises et suisses, casinos et centres commerciaux en Amérique, en Europe, en Asie...
L’autre vedette de la technosécurité chinoise est une oeuvre de IBM nommée S3 (Smart Surveillance System). Doté de remarquables analyseurs morphobiométriques, interconnectant plusieurs réseaux analogiques/numériques de vidéosurveillance déjà existants, le S3 prévient et oriente automatiquement les équipes de sécurité lorsqu’il détecte une intrusion dans une zone sécurisée ou « un comportement suspect ». De plus, il orchestrera probablement les différentes infrastructures technosécuritaires - concurrentes, privées et publiques - présentes à Pékin, à Shangaï, à Guangzhou et à Shenzen. Ce système qui n’était encore qu’un projet de recherche à la fin 2006, sera testé pour la première fois en grandeur nature à Pékin et deviendra bientôt la clé de voûte du futur « Bouclier Virtuel » de la ville de Chicago.
A Shenzen, agglomération disposant déjà de plus de 180 000 caméras en circuit fermé, chaque officier de police est équipé d’un récepteur GPS interagissant constamment avec un logiciel cartographique de gestion des patrouilles qui archive aussi l’historique des trajets. Lorsque l’officier ne peut être géolocalisé correctement par sa hiérarchie, il est automatiquement relocalisé sur la carte grâce à la triangulation de son mobile de service. Conçu conjointement par Microsoft et China Public Security Technology, ce dispositif sera peu à peu généralisé à toutes les grandes villes.
On le voit, les firmes américaines ont trouvé dans l’Empire du Milieu un immense champ d’expérimentation et un formidable levier de trésorerie pour leurs technologies de sécurité.
Encre de Chine
Trop souvent, les médias internationaux ne regardent la Chine qu’à travers sa flamboyante réussite économique. Toutefois, l’envergure du dragon dissimule à peine un magma en pleine fusion.
Dans cette vaste nation où rien n’est simple, ont lieu plus de 70 000 émeutes, grèves et manifestations pacifiques ou violentes souvent durement réprimées, selon les associations de défense des Droits de l’Homme. Dans n’importe quel autre pays, un volcanisme équivalent mènerait tout droit à la guerre civile. Concomitamment, des propensions revendicatives bouillonnent au sein des classes moyennes montantes qui, aidées par un éruptif marché de la téléphonie mobile et de l’internet, s’adonnent aux joies incendiaires de la protestation en ligne. Malgré une censure foudroyante et l’interdiction d’ouvrir de nouveaux cybercafés depuis l’été 2007, les ma boke, fameux blogs de la colère, se chiffrent actuellement par cinquantaines de millions. J’avais analysé les sulfureuses ambiances de la blogosphère chinoise dans La Cybercité presque interdite, article publié ici quelques mois plus tôt.
Perdant presque pied contre les dragonautes, confronté à une mobilité géographique croissante de ses administrés et désemparé face à un trafic de drogue et à une criminalité sans précédent - bienvenue dans le capitalisme ! - l’Etat chinois corsette sa technosurveillance tous azimuts et ne cache point sa ferme intention d’intégrer à moyen terme vidéosurveillance, encadrement policier et fichage électronique à un niveau encore inégalé dans le monde.
Depuis août 2007, l’administration délivre des cartes biométriques d’identité - élaborées par China Public Security Technology - aux 11 millions de Shenzenois. Les données inscrites dans la puce portent sur l’histoire familiale, géographique et résidentielle, le parcours scolaire et universitaire, la confession religieuse, l’appartenance ethnique, la catégorie socio-professionnelle, le casier judiciaire, les coordonnées détaillées des propriétaires successifs, les polices d’assurances, les dossiers médicaux, fiscaux et bancaires, ainsi que d’éventuelles infractions au code de la route ou à la politique de l’enfant unique... Environ deux millions de Shenzenois, essentiellement du troisième âge, ne sont pas concernés par cette mesure dragonesque : l’administration estime en savoir suffisamment sur eux !
En outre, l’obtention d’un permis de résidence, l’accès aux cybercafés et l’attribution de droits sociaux et salariaux seront strictement conditionnés par la détention de cette super-carte d’identité. D’ici 2012, le Parti communiste veut étendre ce programme à 660 villes, à plus de 300 millions d’urbains et aux 10 millions de ruraux migrant chaque année vers les villes.
Oeil de dragon
Depuis plusieurs décénnies, les architectures informatiques et réseautiques de nombreuses administrations chinoises sont codéveloppées par Huawei, Cisco, Hewlett-Packard, IBM et Microsoft. Mais, il s’agit de technologies et d’applications civiles, non sujettes à interdictions ou à controverses dont la République populaire est acheteuse depuis fort longtemps à des fins de compatibilité et de continuité techniques.
Après le massacre de la place Tien An Men en 1989, les Etats-Unis avaient instauré un embargo sur le matériel technosécuritaire et/ou militaro-policier à destination de la Chine. Le Département du Commerce affirme que « la vente de technologies civiles ou industrielles de surveillance et de contrôle » ne viole en rien cet embargo. Les firmes directement concernées ne sont évidemment pas disertes sur ces questions. En outre, toutes ont mondialement externalisé maints segments de leurs productions, échappant au besoin à la législation américaine. China Public Security Technology est l’une des plus controversées car immatriculée en Floride, ouvertement et solidement liée à IBM, Cisco, Microsoft et HP, grassement financée par des capitaux anglo-saxons : Plano au Texas, Roth Capital Partner en Californie, Oppenheimer & Company à New York, First Asia Finance Group à Hong-Kong (cf. ce document statutaire du Security Exchange Commission, le gendarme boursier américain)...
Les associations de défense des Droits de l’Homme sont férocement critiques envers ces exportations et ces joint-ventures technosécuritaires, vecteurs majeurs d’une surveillance hautement orwellienne. Selon elles, pour peu que les systèmes morphobiométriques soient fiables et sécuritairement justifiées pendant les JO, elles serviront surtout à traquer les dissidents, les journalistes et les blogueurs un peu trop rêches. Parallèlement, elles accusent les autorités chinoises de recourir abusivement à l’écoute téléphonique, à la triangulation et à la géolocalisation des mobiles de citoyens suspectés de « subversion ». Pour finir, elles ajoutent qu’à l’été 2008, Pékin sera sûrement la ville la plus fliquée sur Terre, suivie de près par Shangaï, Guangzhou et Shenzen.
Chantre d’un usage éthique des technologies, le représentant démocrate Tom Lantos n’a pas mâché ces mots en déclarant que « les sociétés américaines font fi de la décence lorsqu’il s’agit de contourner la réglementation et de capitaliser les opportunités offertes par les Jeux olympiques ». Président du Comité des Affaires Etrangères au Congrès qui avait auditionné Google, Yahoo !, Microsoft et Cisco suite à leurs dénonciations électroniques de journalistes et de dissidents auprès des autorités chinoises, il avait qualifié les quatres firmes de « géants sur le plan financier, pygmées sur le plan moral ». Les peuples pygmées qui, en ma connaissance, n’ont jamais dénoncé électroniquement qui que ce soit auraient-ils apprécié cette analogie ? Tom Lantos ajoute qu’il poursuivra son investigation dans ce qu’il considère comme « une assistance américaine privée à la répression politique ». En 2006, le Département US du Commerce avait quelque peu révisé à la baisse sa liste noire d’exportations technosécuritaires vers l’Empire du Milieu.
Longtemps après les Jeux, l’oeil du dragon conservera jalousement sa flamme olympique.
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON