Petite mythologie : Apple

C’était un dimanche, il y a 5 ans environ. En première année, à l’école de design, je n’avais pas la possibilité d’avoir Internet à mon studio. Cela m’obligeait parfois de venir travailler dans les locaux le week-end. Il était relativement agréable de venir le samedi ou le dimanche car le calme de ces jours particuliers contrastait avec le reste de la semaine où l’école se retrouvait pleine comme un œuf. Un élève en 3e année se trouvait régulièrement là. Toujours bien habillé à la dernière mode urbaine et très propre sur lui, il avait ce curieux réflexe d’emporter son ordinateur portable Mac sous le bras pour prendre un café au distributeur alors que le bâtiment était pratiquement vide. De là, je me fis malheureusement une caricature en partie erronée d’Apple en considérant simplement cette marque comme l’archétype des produits tendances et branchés. Je me trompais. Apple signifie bien plus dans l’imaginaire collectif que le haut de gamme de l’informatique.
On pense à tort qu’Apple est simplement une entreprise avec derrière ses employés, ses clients et ses valeurs. En réalité, Apple peut être vue comme une religion étant donné le rapport ambigu qu’elle entretient avec son public. Une religion certes, mais une religion dans un sens résolument contemporain où un ensemble de signes fait coïncider des attraits théologiques avec la société de consommation actuelle.
Dans un premier temps, il convient de souligner l’aspect messianique et très réducteur dans lequel baigne le monde de l’informatique. Apple représente naïvement le Bien par la simple opposition à Microsoft, l’incarnation du Mal. Acheter Windows est imposé alors qu’acheter Apple résulte d’un choix voulu de la part du consommateur, tout comme on se réclame d’une appartenance minoritaire quelconque (religieuse, politique...) en réaction à une appartenance majoritaire forcée. De plus, la marque à la pomme est dirigée par un personnage qui oscille entre le héros américain et le messie. Steve Jobs est d’origine syrienne, abandonné par ses parents à la naissance, il est parti de presque rien pour fonder le groupe industriel que nous connaissons. De plus, il est le PDG le mieux payé des Etats-Unis en touchant seulement 1 dollar symbolique comme salaire (il est rémunéré uniquement en stock-options). Tous les éléments sont réunis ici pour évoquer le mythe du rêve américain. Comme tous chefs spirituels, Steve Jobs a acquis son statut de messie aux travers d’une longue série d’épreuves. Il a rapidement créé un empire en aidant la démocratisation de l’ordinateur au début des années 80 mais fut évincé d’Apple en 1985. L’entreprise se mit alors à afficher des pertes records durant les années 90 avant le retour en 1997 de Steve Jobs. Il relança la firme par la commercialisation d’objets devenus aujourd’hui cultes : l’iMac, l’iBook puis l’iPod. Comme le coureur cycliste Lance Armstrong, Steve Jobs a triomphé du cancer en 2004 pour revenir une fois de plus sur le devant de la scène. S’ajoutent à cela les rencontres périodiques à travers le monde. On peut mentionner le rendez-vous annuel MacWorld de San Francisco où Steve Jobs prêche la culture Apple en présentant les nouveautés de la marque devant un public de fidèles convaincus d’avance.
Ainsi, quoi de mieux qu’une marque érigée par une partie de sa clientèle comme une religion pour proposer non pas de simples produits de consommation mais des icônes populaires ? L’objet ne fait plus l’icône mais la marque seulement, d’autant qu’il y a une véritable attente dans cette direction de la part de leurs consommateurs. Aujourd’hui, il est de plus en plus facile pour Apple de lancer des produits iconiques car la machine semble dorénavant lancée. Médiatiquement, Apple fait constamment référence à son histoire en évoquant la souris, l’interface graphique Mac ou le baladeur numérique iPod puisque ces innovations ont eu à l’époque un véritable impact.
Rafi Haladjian expliquait récemment sur son blog que "la montre Swatch Once Again est la mère de toute les montres". Ce sémiologue de formation et pionnier d’Internet en France argumente en expliquant que la couleur, la taille, la matière et les fonctions particulières de cette montre en font une référence parmi les autres. Selon lui, la Swatch Once Again atteint sa valeur de référence en étant simplement une "répétition de tous les motifs universels de la montre". Je pense que la même analyse peut se faire avec certains produits du catalogue d’Apple. L’ordinateur portable par exemple est soumis à une contrainte formelle très forte. Du fait de sa portabilité et de la technologie qu’il doit inclure, l’objet se voit imposer un encombrement, une taille et donc une cinématique universelle : il s’ouvre en deux pour laisser apparaître l’écran et le clavier.
Prenons le MacBook. Les couleurs proposées par Apple sont le noir et le blanc, soit toutes les couleurs et en même temps aucune. En synthèse additive, où la lumière est la base de la couleur, le blanc en est l’addition de toutes alors que le noir en est l’absence. A contrario, en synthèse soustractive à base de pigments, le blanc est l’absence de couleurs quand le noir en est l’addition de toutes. La forme lisse du MacBook n’offre aucune aspérité. C’est simplement un pavé droit dont les bords sont arrondis. Une forme tellement simple qu’elle suggère la filiation directe avec tout autre portable, comme une base formelle à partir de laquelle une machine quelconque est fabriquée. Les tailles proposées sont également dans les standards mais sans entrer dans l’excès : le 13 pouces de la diagonales de l’écran du MacBook se situe entre les plus petits de 10 pouces et les plus grands de 17 pouces, voire plus... L’objet laisse peu transparaître sa provenance : le mot "Apple" n’est pas visiblement inscrit et seul le symbole de la pomme est présent sur la coque extérieure, comme une appartenance. Une fois ouvert, on trouve en revanche sous l’écran le nom de la machine. Le mot "MacBook" inscrit cet outil dans la continuité de l’objet culturel par excellence : le livre ("book" en anglais). En effet, c’est un livre mais proposé par Apple via son système d’exploitation Mac, comme pour offrir un nouveau standard culturel. Ainsi, le MacBook n’est pas seulement une référence, il est aujourd’hui le degré zéro de l’ordinateur portable.
Aucune marque au monde ne jouit du rayonnement d’Apple pour imposer un produit comme une référence (à part dans certains pays asiatiques où la culture de l’entreprise est très forte, je pense notamment au Japon et à la Corée du Sud, pays où justement Apple est peu présent). Apple a tout d’une religion mais avec un côté actuel et sensationnel qui le caractérise. Pour simplifier, Apple est la religion rock’n’roll du consumérisme : Steve Jobs, en étant le PDG le mieux payé de son pays, représente son entreprise habillé en jean et en baskets et promet d’offrir un iPhone à tous ses employés. Récemment proposé à la vente sur le marché américain, l’iPhone est le téléphone mobile selon Apple qui fut rapidement surnommé le "Jesus Phone". Et oui, tout allait si mal dans la téléphonie mobile avant l’arrivée d’Apple...
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