Poussières sur l’autre Reeves
« Il faut vivre avec cette menace [du covid-19]. Mais n’oublions pas de vivre ! Par exemple : ne cessons pas d’être curieux. La curiosité : il faut l’attiser comme on le fait du feu. Et alors que de découvertes ! La curiosité ? Faites-en votre seconde nature ! Cultivez cette ambition ! La curiosité ? C’est vital ! » (Hubert Reeves, le 4 février 2021).
Cet hymne à la curiosité pour faire oublier les mauvaises nouvelles ? Car sale jour que ce maudit vendredi 13 octobre 2023, à croire à la superstition du vendredi 13 : un professeur assassiné à Arras par un terroriste islamique de nationalité russe, l'annonce d'une quinzième victime française dans la boucherie innommable des terroristes du Hamas... et l'astrophysicien Hubert Reeves qui s'est envolé dans les étoiles depuis Paris, à l'âge de 91 ans (il est né le 13 juillet 1932 à Montréal).
Comme il l'expliquait dans l'une de ses dernières chroniques, le 4 février 2021, évoquant le covid-19 qui sévissait encore méchamment à travers le monde, il faut vivre avec, et l'une des merveilles de la nature, c'était la curiosité. En fait, ce qu'Hubert Reeves citait est plutôt une caractéristique de la personnalité, on est curieux ou on n'est pas curieux, et on a même appris aux enfants que la curiosité est un vilain défaut, alors qu'au contraire, c'est la source de toute création, la curiosité amène l'intuition, la soif d'apprendre, la soif de savoir et la soif de constituer un savoir. En clair, la curiosité est l'une des conditions clefs d'un scientifique. Si vous n'êtes pas curieux, évitez de naviguer dans les sciences.
Hubert Reeves était un scientifique, tout ce qui pouvait être ordinaire, ardu même, mais il s'est peu à peu métamorphosé en un "savant", ce qui est très rare de nos jours, on les imaginerait plutôt au XVIe siècle, avec le look associé, celui du vieillard bienveillant, un peu chauve et très barbu, une barbe blanche typique du Père Noël. Mais il se distinguait de ce personnage festif par sa parole : on le reconnaissait à son accent québécois souriant.
Hubert Reeves a fait ses études en astrophysique nucléaire à Montréal, au Canada, à l'Université de Montréal (francophone) et à l'Université McGill (anglophone), puis à l'Université Cornell, à Ithaca dans l'État de New York, aux États-Unis, où il a croisé quelques célébrités de la physique mondiale (dont Richard Feynman) et où il a soutenu sa thèse de doctorat en 1960. Il a commencé une carrière d'enseignant-chercheur d'abord à Montréal puis aux États-Unis, puis en Europe, à Bruxelles en 1964 et enfin, il a été nommé directeur de recherches au CNRS à Orsay à partir de 1965, travaillant également pour le CEA de Saclay (après avoir travaillé pour la NASA). Il travaillait alors sur la production de lithium, béryllium et bore dans la nucléosynthèse des étoiles (à l'époque, c'était novateur, on connaissait l'hydrogène et l'hélium d'un côté, et le carbone, l'azote, l'oxygène de l'autre, et ces atomes intermédiaires dans le tableau périodique n'étaient pas encore très connus dans l'étude des étoiles).
Un peu par hasard, c'était en vacances, au début des années 1970, alors qu'on lui posait des questions sur son métier et sur la science en général, qu'il en est venu à devenir l'un des vulgarisateurs les plus connus de la physique, une science dure parfois difficile à comprendre au profane. L'idée d'expliquer la science aux non scientifiques nécessite bien entendu un don, le talent pédagogique et un sens du dialogue, car il faut savoir expliquer le fondamental et laisser de côté le formalisme mathématique (les équations, en d'autres termes).
Ses débuts publics n'ont pourtant pas été immédiats. Le manuscrit de son premier ouvrage "Patience dans l'azur" (le titre reprenant un poème de Paul Valéry) n'a pas réussi à trouver un éditeur. L'une de ses premières interviews a eu lieu aussi à l'époque : le 5 septembre 1972, Radio Canada l'a enregistré... mais la qualité du son était tellement déplorable que finalement, l'entretien n'a pas été diffusé.
Pourtant, Hubert Reeves, qui venait d'avoir 40 ans, disait déjà des choses intéressantes. Par exemple, il disait que l'astrophysique, « ça remet en question des tas de choses, ça a un impact philosophique et poétique très important ». Ce fut d'ailleurs un peu vers là où il est allé : la philosophie dans son combat militant pour l'écologie, la sauvegarde de l'environnement et de la planète, et la poésie où il n'a jamais cessé de décliner les étoiles et la beauté. Et cette tendance à la poésie, c'était l'émerveillement : « Je crois que les découvertes de l'astrophysique et de la physique et de la biochimie et tout ça, ont mis au contraire en valeur la position de l'homme dans l'Univers, pas qu'on la comprenne mieux qu'avant, mais certainement qu'on soit plus émerveillé que jamais de la complexité de l'homme en tant que tel. ».
Et à l'époque, il s'inquiétait déjà de l'avenir de la planète, ce qui était très fort de sa part : « Je suis tout à fait d'accord avec ceux qui protestent contre ce qu'on en a fait, en fait, le fait qu'on a utilisé la science pour rendre la planète de plus en plus invivable, si elle arrive à survivre, si elle n'arrive pas à se démolir elle-même par un cataclysme nucléaire. Et à ce point de vue, je suis tout à fait d'accord avec les analyses des gauchistes et des anarchistes qui disent : au train où vont les choses, si on continue comme on va, bientôt, la Terre ne sera plus habitable. (…) Je ne suis pas très optimiste. Je ne suis pas tout à fait certain que l'humanité prendra conscience à temps des problèmes qu'elle s'est créés elle-même pour arriver à les dépasser. Il me paraît que maintenant, l'ennemi numéro un du genre humain, c'est l'homme lui-même, qui, par manque de prévoyance, par manque de soins ou de planification, est en train de se détruire. ». C'est terrible d'imaginer qu'Hubert Reeves envisageait déjà une planification écologique pour sauver la planète dès il y a cinquante ans ! Mais il doutait de pouvoir convaincre toute l'humanité de la nécessité de celle-ci.
Finalement, amélioré par le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, "Patience dans l'azur" fut un énorme succès éditorial en 1981. Le livre s'est vendu à plus d'un million d'exemplaires, son auteur était l'invité d'une émission très courue, "Apostrophes" animée par Bernard Pivot (qui boostait les ventes des libraires), et l'homme public était né, le grand public a découvert un savant sympathique, et il a parcouru la France et le monde, a tenu de nombreuses conférences, participé à des spectacles, a été l'invité de nombreuses émissions à la télévision et à la radio, a rédigé des chroniques pour la presse écrite, et cela pendant une quarantaine d'années. Il a sorti de nombreux ouvrages de vulgarisation par la suite (environ trente-cinq livres, soit quasiment un par an !).
La surmédiatisation de l'astrophysicien m'avait, au début, rendu réticent à lire "Patience dans l'azur", si bien que j'ai mis plusieurs années avant d'ouvrir le livre, et sur recommandation d'un ami, et effectivement, loin du simplisme déjà très en vogue dans les émissions de vulgarisation, ce livre m'avait paru très solide, qui ne se moquait pas de ses lecteurs, qui faisait appel à leur intelligence, qui pouvait être un livre à la fois de référence mais aussi de poésie, car pour Hubert Reeves, l'essentiel, c'était que connaître le monde, c'était prendre conscience de sa beauté et de la chance que nous avons de pouvoir l'admirer. Visionnaire, humaniste, sage, intelligent.
J'ai eu plusieurs fois l'occasion de le croiser, en conférences ou dans des événements livresques, et ce qui me frappait, malgré sa célébrité cathodique, c'était qu'il était resté humble, surtout passionné et pour lui, la télévision n'était qu'un moyen d'amplifier l'écho des connaissances. Il était émerveillé par la nature et voulait simplement faire partager son émerveillement... et ses alertes sur la planète.
Car depuis une vingtaine d'années, Hubert Reeves avait résolument adopté le combat des militants écologistes, pour sauver la planète, et il militait donc inlassablement (parfois aux côtés d'autres scientifiques, comme le regretté Jean-Marie Pelt). Il pensait ainsi que la grave crise du covid-19 aurait dû être l'occasion d'un changement radical de notre mode de vie, il l'écrivait dans "Le Point" le 25 mai 2020 : « L’épidémie du coronavirus, covid-19, nous apparaît maintenant comme un chamboulement de grande dimension, propice à d’importantes et favorables innovations. (…) À cause de l’impact majeur de cette pandémie, ce temps présent est particulièrement propice à une évolution majeure de notre façon de coexister avec la nature pour garder notre planète habitable et agréable. Même si une urgence sociale prédomine et doit être prise en compte, puissions-nous ne pas rater cette occasion ! ». Il avait vite compris l'opposition des revendications entre les fins de mois (le social, court terme) et la fin du monde (l'environnement, long terme) qui risque de structurer toute la vie politique dès maintenant et pour les prochaines décennies.
Dans la vidéo de 1972, le sage Hubert évoquait Dieu :« Je ne sais pas si Dieu existe ou non, mais s'il existe, je ne sais pas qui il est, et j'aimerais bien savoir qui il est. » avant de faire remarquer que la religion aurait eu surtout un rôle historique négatif sur l'homme (il était catholique pratiquant quand il était jeune) au point de dire : « À ce point de vue, moi, je suis assez fâché, quoi, j'aime autant qu'il n'y en ait pas et que tout ça soit une invention des êtres humains et qu'on puisse penser sans avoir à tenir compte de l'aspect surnaturel. ». Désormais, il sait, là-haut...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Site officiel d'Hubert Reeves.
5 podcasts de Radio France : entretiens avec Hubert Reeves (juin 2019).
Hubert Reeves.
Prix Nobel de Physique 2023 : les lasers ultrarapides, la physique attoseconde... et la France récompensée !
Des essais cliniques sauvages ?
John Wheeler.
La Science, la Recherche et le Doute.
L'espoir nouveau de guérir du sida...
Louis Pasteur.
Howard Carter.
Alain Aspect.
Svante Pääbo.
Frank Drake.
Roland Omnès.
Marie Curie.
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