Sciences sociales quantiques
Dans un ouvrage qui vient de paraître sous le titre de Quantum Social Science, Cambridge University Press, deux chercheurs en sciences sociales, Andrei Khrennikov de la Linnaeus University à Kalmar, Suède et Emmanuel Haven de l'Université of Leicester, UK, proposent d'appliquer le formalisme de la mécanique quantique (MQ) à ces mêmes sciences sociales. 1)
Les travaux qui cherchent à étendre au monde dit macroscopique de la science ordinaire les acquis de la MQ ne sont pas nouveaux. Nous avons ici même relaté les nombreuses expériences dont certaines ont été couronnées de succès, visant par exemple à rechercher le rôle que pourraient jouer des particules en état de superposition, dites q.bits, dans le fonctionnement d'organes biologiques chez les animaux. Certains avaient même suggéré qu'au sein du cerveau humain, de telles particules pouvaient expliquer les propriétés élusives de la conscience. Mais à notre connaissance, il a été moins fréquent de chercher à utiliser les acquis méthodologiques de la MQ dans la compréhension des phénomènes sociaux.
« Quantum social sciences » va plus loin. Le livre donne de nombreux exemples dans lesquels cette approche pourrait selon les auteurs apporter une meilleure compréhension de phénomènes collectifs dits complexes tels que la formation des prix sur un marché ou des prises de décisions ne faisant pas appel à une stricte rationalité, rationalité impensable dans le monde économique ou politique quotidien, où l'homo economicus est un mythe.
Ils proposent par exemple d'éclairer avec le formalisme quantique le comportement de joueurs décrits par le paradoxe d'Ellsberg. Il s'agit d 'un concept issu de la théorie de la décision. Il montre que, face à un choix comportant risque et incertitude, l'esprit humain tend à écarter l'incertitude, quitte à prendre successivement des décisions incohérentes (Voir http://www.senat.fr/rap/r11-286-1/r11-286-168.html). Ceci surprend les économistes et les psychologues, car de tels choix violent la formule des probabilités totales, modèle classique pour calculer la probabilité d'un événement (pour détails, voir Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Formule_des_probabilit%C3%A9s_totales). Or cette même formule des probabilités totales est aussi violée dans l'expérience des fentes de Young, quand cette dernière montre qu'un électron interfère avec lui-même. Pour expliquer cela, un facteur dit terme d'interférence est utilisé. Celui-ci peut expliquer les résultats " surprenants " décrits par le paradoxe d'Ellsberg.
Les auteurs de Quantum Social Sciences montrent que, dans le même esprit, des décisions paradoxales de la vie économique peuvent s'expliquer en faisant appel aux lois de probabilité de la MQ.
Nous n'avons pas ici le loisir de les suivre dans toutes leurs démonstrations.Nous ferons une analyse plus détaillée du livre ultérieurement. Certains des cas évoqués peuvent paraître dans de nombreux cas relever du simple bon sens. On peut d'ailleurs se demander pourquoi les chercheurs en sciences sociales n'y avaient pas pensé plus tôt. Cela tient en grande partie à l'ignorance de la physique, et plus encore de la physique quantique, où se trouvent la plupart d'entre eux. Ceci devrait changer, puisque Google (toujours lui) et la Nasa viennent de lancer un Quantum Artificial Intelligence Lab (voir https://www.nas.nasa.gov/projects/quantum.html )
Aller plus loin
Le commentaire d’un lecteur du NewScientist à la suite de l'article précité de Andrei Khrennikov et Emmanuel Haven « While rigorous mathematical modelling of social phenomena is self-evidently a good thing, sticking "Quantum" in front of anything other than the interactions of subatomic particles seems to always result in pseudoscience », nous a paru injuste. Il est certain qu'aujourd'hui les publicitaires n'hésitent pas à affirmer que tel ou tel produit de consommation tire ses qualités de mystérieuses propriétés quantiques, mais faut-il pour autant renoncer à élargir au domaine de la science macroscopique les acquis méthodologiques ayant fait leur preuve dans le monde subatomique ? La réponse est évidement négative, comme nous l'avions montré précédemment dans divers articles. Encore faut-il le prouver.
Nous voudrions pour cela faire appel à l'ouvrage que vient de publier sur Arxiv 2) la physicienne Mioara Mugur-Schächter, ouvrage dont nous avions signalé la parution dans un article du 13 octobre. Il s'agit d'un travail très ambitieux dans lequel l'auteure poursuit deux objectifs. D'une part elle veut y préciser les substrats épistémologiques, opérationnels et méthodologiques de la MQ. D'autre part, sur la base de ces substrats, elle s'efforce de purger la formulation mathématique dite Hilbert-Dirac de la MQ de ce qu'elle considère comme des insuffisances majeures. Il s'agit d'abord de l’absence de toute représentation formelle, déclarée et systématique des entités et actes individuels qui interviennent dans la conceptualisation. Il s'agit ensuite de l’absence, autrement importante, d’une théorie des mesures qui soit performante et formellement acceptable. Elle affirme avoir réussi à éliminer ces diverses insuffisances.
Donnons ici quelques précisions pour les lecteurs non spécialistes. L'ambition de Mme Mugur-Schächter a toujours été de montrer que la MQ devrait se présenter sous une forme la rendant plus intelligible qu'elle ne l'est, afin d'être plus largement utilisable. Or elle pense avoir dorénavant réalisé ce but, par voie constructive : D’abord en termes qualitatifs mais formalisés, et ensuite en termes mathématiques, à l’intérieur du formalisme Hilbert-Dirac. Dans un cadre mathématique complété de points de vue sémantiques (significations) grâce à l’élaboration qualitative préalable à laquelle elle s'est livrée, elle estime avoir doté la MQ d’une représentation où le niveau de conceptualisation individuelle est pleinement exprimé et clairement séparé du niveau statistique-probabiliste. De plus la MQ se trouverait ainsi dotée d’une nouvelle théorie des mesures, à la fois intelligible et cohérente.
Il en résulterait une 2ème Mécanique Quantique où la représentation des microétats bénéficierait désormais d’ « un cadre rigoureusement organisé du point de vue factuel, conceptuel, sémantique et épistémologique, tout autant que du point de vue mathématique ». L'ambition est considérable. Mais, vu la technicité de la question, il ne nous appartient pas de juger du résultat.
Notons toutefois que cette 2ème Mécanique Quantique devrait permettre de donner des réponses élégantes aux questions posées par l'extension de la MQ aux sciences sociales, objet du livre Social Quantum Science. Madame Mugur-Schächter affirme en effet dans le dernier chapitre du travail publié sur Arxiv qu'il existe une frontière nette entre ce qui est spécifique exclusivement des entités représentées, à savoir des microétats, et d’autre part, ce qui est spécifique universellement, en relevant du formalisme Hilbert-Dirac en tant que tel.
Autrement dit, ce formalisme devrait permettre une représentation particulièrement efficace de prévisions statistiques probabilistes concernant tout phénomène du "réel macroscopique", qu’il soit physique, social, psychologique ou autres. Si ceci était exact, il serait plus adéquat de parler, par exemple, de "Hilbert-Dirac Social Science", plutôt que de "Quantum Social Science" . Ainsi pourrait-il être répondu à l'observation précitée du lecteur de l'article sur le NewScientis. Mais on pourrait craindre que l'apparente technicité de ce titre n'en éloigne le grand public.
Une preuve expérimentale dans le domaine social ?
Cependant, puisque comme toujours en sciences, les exposés théoriques ne prennent toute leur portée que s'ils sont appliqués à des cas expérimentaux, nous pourrions souhaiter pour notre part que soit présentée une preuve expérimentale de la 2ème Mécanique Quantique de Madame Mugur-Schächter. Celle-ci affirme dans son travail que de telles expériences pourraient être réalisées, notamment, à partir de microétats d’interférence. Mais nous voudrions suggérer aussi, soit à l'auteure, soit à des lecteurs ayant pris la peine de pénétrer les apports innovants des travaux de Mme Mugur-Schächter, de proposer d'autres expériences, et pourquoi pas dans le domaine des sciences sociales étudiées par Andrei Khrennikov et Emmanuel Haven ?
Cette démarche permettrait d'éviter les cas tirés de la physique quantique, qui exigeraient un minimum d'équipement de laboratoire et dont les termes demeureraient ésotériques pour beaucoup de personnes. Nous proposons donc de montrer l'intérêt de la 2ème Mécanique Quantique à propos d'un exemple cas relativement simple inspiré par les nouvelles sciences sociales « quantiques » ? Le Paradoxe d'Ellsberg, mentionné au début du présent article, pourrait semble-t-il être utilisé à cette fin. Nous serions évidemment heureux de publier ici un résumé de la démarche visant à traiter le dit Paradoxe (sans mathématiques) en utilisant l'approche de Mioara Mugur-Schächter.
Enfin, en relation avec les informations et les considérations qui précèdent, nous voudrions aussi saluer ici un ouvrage important du physicien Franck Laloë, Comprenons nous vraiment la Mécanique Quantique ? EDP Sciences 2011. Dans cet ouvrage – sur lequel nous reviendrons – sont très clairement discutées les différentes et très nombreuses interprétations auxquelles a donné naissance à ce jour le formalisme de la MQ. Notons qu'à notre connaissance, Franck Laloë ne met nullement en doute la formulation mathématique Hilbert-Dirac actuelle de la MQ. Il choisit de montrer seulement à quel ensemble étonnamment riche d’ "interprétations" différentes cette formulation a conduit. Ce qui, en soi, est d’ores et déjà intrigant et sans doute fertile.
Notes
1) Un article des auteurs de Quantum Social Science paru dans le NewScientist du 11 juillet 2013 résume leur approche. Nous nous en sommes inspirés.
2) Cf Mugur-Schächter. Arxiv http://arxiv.org/abs/1310.1728 ainsi que le travail proprement dit en .pdf http://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1310/1310.1728.pdf « Principes d'une deuxième Mécanique Quantique. Construction des fondements d’une formulation Hilbert-Dirac intelligible »,
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