Un prix Nobel français en physique quantique... oui mais ensuite ?
- Serge Haroche, David Wineland
Depuis plusieurs années nous soulignons l'importance stratégique de telles recherches (2) permettant de manipuler des particules quantiques sans les détruire. Elles sont déjà utilisées dans des horloges atomiques précises ou en cryptologie. Mais leur intérêt sera considérablement augmenté dans les futurs calculateurs quantiques, dont des versions plus évoluées, utilisant semble-t-il plusieurs dizaines de q.bits, existent déjà (3) (le domaine est fortement protégé). Au fur et à mesure des développements, de tels calculateurs pourraient rendre obsolètes tous les calculateurs classiques (4), fournissant un pouvoir de calcul quasi illimité aux entreprises et aux Etats qui sauront résoudre les problèmes pratiques posés par le maintien en état d'indétermination de milliers de bits quantiques.
Dans ces conditions on peut se demander pourquoi les recherches correspondantes ne font pas l'objet de financements massifs ?
L'une des réponses pourrait-elle tenir au fait que - outre ce thème demeurant difficile à comprendre par les décideurs - les firmes et les Etats dominant le secteur des calculateurs électroniques et des réseaux numériques ne tiennent pas vraiment à ce que de telles recherches aboutissent ? Elles rendraient obsolètes des centaines de milliards (sinon plus) d'investissements et de pratiques. De plus elles nécessiteraient le recrutement de nouvelles équipes de recherche qui ne seraient pas forcément si faciles à trouver. Les seuls organismes pouvant s'y intéresser à titre opérationnel seront dans l'avenir les militaires et les quelques entreprises high-tech prêtes à prendre des risques sans commune mesure avec ceux relevant de la Recherche/développement traditionnelle.
Il n'étonnera donc personne d'apprendre que la DARPA et l'agence d'investissement In-Q-Tel, qui sont les bras armés du Pentagone en matière d'innovation, financent des entreprises telles que la firme canadienne D-Wave, capables de faire réaliser de substantiels progrès dans ce domaine essentiel. Le fondateur d'Amazon, Jeff Bezos, qui a sans doute des choses à se faire pardonner en matière de "concurrence libre et non faussée", les a rejoints. Un article de la Technology Review, "The CIA and Jeff Bezos Bet on Quantum Computing" ["La CIA et Jeff Bezos parient sur le calcul quantique], paru sous la plume de Tom Simonite, vient fournir des éléments pointants les progrès en marche.
Les Européens devraient prendre garde. Une percée rapide, toujours possible dans le domaine du calculateur quantique, rendrait les Etats-Unis scientifiquement, militairement et économiquement indépassables – sauf sans doute par la Chine qui n'aurait pas manqué d'espionner quelque peu les recherches américaines. Or l'Europe, grâce notamment à des laboratoires et chercheurs du gabarit de Serge Haroche, pourrait développer ses propres voies. Les crédits correspondants ne seraient pas très importants. L'Europe dispose en fait de toutes les ressources nécessaires pour devenir un acteur indépendant et performant dans l'ensemble du domaine, scientifique, militaire et économique.
Pourquoi ne le fait-elle pas ? Sans doute d'abord du fait d'un manque d'engagement des gouvernements et des décideurs industriels. Sans doute aussi pour ne pas disputer à l'Amérique une prédominance qui rassure tous les esprits inquiets. Sans doute peut-être également parce que l'Europe est atteinte d'un mal mystérieux, mais ravageur, que l'on pourrait nommer "apoptose" (5).
Serge Haroche peut donc accrocher son prix Nobel dans son laboratoire ou son salon, afin de montrer que la science française eut sa grande époque. Ce sera la seule conclusion que les visiteurs pourront en tirer.
(1) A la différence d'un bit classique de la physique traditionnelle, un bit quantique (qbit) peut être soit un 0, soit un 1, soit simultanément les deux (on parle ici d'états superposés). Ceci permet d'accélérer drastiquement la vitesse de calcul au point que certains problèmes par principe insolubles jusqu'ici pourraient se résoudre facilement.
(2) Voir notre article du 29 janvier 2004 : Pour un grand programme européen, l'ordinateur quantique
(3) Voir notre article du 3 mars 2007 : Un ordinateur quantique commercialisé dès 2008 ? A cette époque, la société D-Wave annonçait la réalisation d'un prototype utilisant 16 qbits. Le 11 janvier 2012, elle annonçait avoir mené des calculs impliquant... 84 qbits (voir Technology Review)
(4) Du moins pour les calculs liés aux problèmes d'optimisation.
(5) Terme utilisé en biologie, qui signifie "suicide programmé des cellules".
Pour en savoir plus
-
World's largest quantum computation uses 84 qubits http://www.kurzweilai.net/worlds-largest-quantum-computation-uses-84-qubits
- D.Wave Systems http://www.dwavesys.com/en/dw_homepage.html
Note
Des recherches européennes ont débuté à partir de 2000 (voir site Cordis)
Deux centres de recherche existent : un en Allemagne, l'autre à Oxford. Mais à notre avis, faute d'incitations, ils végètent.
En France, pourrait être créé un centre équivalent, sur le modèle de l'INRIA, en faisant appel aux meilleures compétences. Au moins pour proposer des programmes et des moyens. Mais ceci devrait au départ être initialisé au plan gouvernemental le plus élevé, avec beaucoup de travail de communication.
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