La Chine était effectivement très fermée à l’époque, en 1977, et j’ai eu la chance de visiter Canton, Shanghai et Pékin en franchissant la frontière entre Hong Kong et Canton. Déjà à cette époque, donc, la Chine considérait l’espéranto comme respectable, et manifestement, comme le confirme l’article, cette opinion se ne fait que se renforcer. Si au lieu d’être à plat ventre devant les Etats-Unis on regardait davantage ce qui se passe en Chine par exemple, on verrait les problèmes linguistiques sous un jour différent.
Déjà en 1977, quand j’ai franchi la frontière chinoise, la première revue que j’ai vue sur les présentoirs était en espéranto. Et, dans la rue, les passants savaient ce qu’était l’espéranto. Alors qu’en France, l’idée même qu’il puisse y avoir une alternative à l’anglais est tellement peu répandue que tous nos dirigeants sont déjà à plat ventre devant cette suprématie anglo-saxonne. J’ai assisté à un débat du MEDEF où quelqu’un a risqué la question : "mais est-ce que nous ne misons pas sur le mauvais cheval ?". En tout cas, la mise est importante, car nous payons énormément aux pays anglo-saxons.
Je n’ai pas suivi la totalité de la discussion, mais je voudrais dire un mot suite à l’intervention de funram « comme tous les spécialistes utilisent le même terme ». Il est clair que les terminologues ont encore du pain sur la planche ! Non seulement on ne maîtrise pas nécessairement le domaine dont on parle, et la terminologie utilisée n’est pas toujours adéquate, mais même lorsqu’on maîtrise bien le domaine, la terminologie dépend non seulement de la langue, mais aussi de la « culture d’entreprise » : deux entreprises concurrentes développant les mêmes technologies n’utiliseront pas nécessairement la même terminologie. Même en mathématiques : récemment nous discutions d’un ouvrage intéressant et non traduit en français, et un enseignant suggère de demander les fichiers informatiques de sorte qu’on n’ait plus qu’à traduire les phrases elles-mêmes en laissant inchangées les formules et les figures. Instinctivement, je me suis demandé : « est-ce réellement suffisant ? ». Traduire, ce n’est pas « transcoder », c’est reconstruire le texte dans la langue cible, et certaines différences culturelles peuvent affecter également les formules et les figures.
Toujours est-il qu’il y a donc un réel besoin de normalisation, déjà à l’intérieur d’une même entreprise, puis entre les entreprises travaillant dans la même langue... et répondre à ce besoin suffisamment vite pour suivre l’évolution technologique n’est pas une mince affaire. Ce problème est universel, et si l’espéranto était utilisé comme langue de travail d’entreprises concurrentielles, il n’y a pas de raison que ce même problème ne se pose pas en espéranto. Marginalement, on peut rencontrer en espéranto des traces de « culture d’association » qui font que telle manière de s’exprimer s’utilisera davantage dans telle association que dans telle autre. Mais ce problème concerne des langues utilisées pour communiquer entre individus de même culture. Pendant longtemps, la culture était essentiellement attachée à un territoire car les voyages étaient rares. Puis se développent toutes sortes de cultures de spécialités : les internautes, par exemple, n’ont pas de territoire. Or la question qui se pose de plus en plus actuellement, c’est : comment communiquer avec des personnes qui n’ont pas la même culture que nous ?
Une première solution, c’est de décréter : « puisque les Etats-Unis sont le pays le plus riche du monde, il suffit d’admettre que la culture Etats-Unienne est désormais la culture universelle ; on remplace tous les restaurants par des McDonalds, et le tour est joué ». Il n’y a pas que les espérantistes qui ne soient pas satisfaits d’une telle solution. D’une part, même à supposer que la richesse commerciale soit la véritable richesse, les Etats-Unis ne resteront pas éternellement le pays le plus riche du monde. D’autre part, il s’agirait là d’une communication fondée sur la discrimination. Mais les diverses protestations qu’on voit surgir de part et d’autre ont leur portée limitée par le fait qu’elles ne répondent pas au fond du problème : comment communiquer avec des personnes qui n’ont pas la même culture que nous ?
C’est sur ce point que l’espéranto apporte une réponse originale : ce qui légitime l’emploi de tel ou tel terme ou expression, ce n’est pas le fait qu’il ait été déjà utilisé et approuvé par une autorité compétente, c’est le fait qu’il soit dans la logique de la langue. Cette logique de la langue est fondée sur quelques règles simples et peu nombreuses, qui permettent de construire tout un tas de termes et expressions qui n’ont peut-être jamais encore été utilisées, l’important étant que quelqu’un d’une culture différente reconstruise la signification du terme de la même manière que nous. C’est dans ce but que la logique de la langue est fondée sur très peu de règles, ce qui la rend plus universelle que la culture des langues nationales reposant sur un grand nombre de règles ayant donné leur légitimité à un grand nombre d’idiotismes.
Cela dit, le problème n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît : récemment nous avons eu une discussion sur le mot « saké », l’alcool de riz japonais. Instinctivement, les espérantistes ont traduit par « sakeo », en ajoutant la désinence substantive -o à la racine empruntée telle quelle. Mais certains estiment que pour quelqu’un qui ne connaît pas le Japon, ce mot est totalement incompréhensible. Ils proposent par exemple « rizalkoholajho », alcool de riz, qui présente un double inconvénient : tant pour ceux qui ne connaissent pas le saké que pour ceux qui le connaissent, cela ne décrit que partiellement la boisson, car il existe bien d’autres alcools de riz. Vaut-il mieux une description incomplète pour tout le monde qu’une description complète pour certains et incompréhensible pour d’autres ? Cela rappelle l’anecdote de Jean-Marie Pelt faisant une conférence en Iran, et qui remarque que chaque fois qu’il citait une plante, l’interprète traduisait par le même mot (le mot générique « plante »). Il lui a fait comprendre que s’il ne connaissait pas le nom de ladite plante dans sa langue, mieux valait utiliser le mot français que de nommer toutes les plantes par le même mot. Ces problèmes sont réels et intéressants, et les espérantistes n’ont pas la solution miracle ; mais ils ont une approche de la question différente plus mûre que la plupart des gens, car la notion de « communication par delà les différences culturelles » est depuis toujours leur préoccupation première, ce qui n’est évidemment pas le cas de ceux qui veulent imposer l’anglais comme langue mondiale (quel anglais, au juste ?), ni même de ceux qui cherchent à défendre le français (combat auquel, toutefois, nous nous associons dans bien des circonstances).