Je souscris entièrement concernant Bastiat : cet
auteur, bien que d’un autre siècle, continue d’être éclairé et éclairant. Je me
permets de reproduire ici un extrait de ses écrits, afin d’illustrer la critique
de Pierre-Marie faite au libéralisme :
« Mais, par une déduction aussi fausse qu’injuste,
sait-on de quoi on accuse les économistes [à
propos de la nécessité où non des dépenses de l’Etat] ? C’est, quand nous
repoussons la subvention, de repousser la chose même qu’il s’agit de
subventionner, et d’être les ennemis de tous les genres d’activité, parce que
nous voulons que ces activités, d’une part soient libres, et de l’autre
cherchent en elles-mêmes leur propre récompense. Ainsi, demandons-nous que
l’État n’intervienne pas, par l’impôt, dans les matières religieuses ? Nous
sommes des athées. Demandons-nous que l’État n’intervienne pas, par l’impôt,
dans l’éducation ? Nous haïssons les lumières. Disons-nous que l’État ne doit
pas donner, par l’impôt, une valeur factice au sol, à tel ordre d’industrie ? Nous
sommes les ennemis de la propriété et du travail. Pensons-nous que l’État ne
doit pas subventionner les artistes ? Nous sommes des barbares qui jugeons les
arts inutiles.
Je proteste ici de toutes mes forces contre ces déductions.
Loin que nous entretenions l’absurde pensée d’anéantir la
religion, l’éducation, la propriété, le travail et les arts quand nous
demandons que l’État protège le libre développement de tous ces ordres
d’activité humaine, sans les soudoyer aux dépens les uns des autres, nous
croyons au contraire que toutes ces forces vives de la société se
développeraient harmonieusement sous l’influence de la liberté, qu’aucune
d’elles ne deviendrait, comme nous le voyons aujourd’hui, une source de
troubles, d’abus, de tyrannie et de désordre. »
Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, Frédéric Bastiat, 1850. Extrait de la partie IV : « Théâtres, Beaux-Arts ».
On le voit, la question « où faut-il placer le curseur de
l’interventionnisme de l’Etat ? » peut se réduire à celle de la foi
qu’on a dans le privé pour atteindre une société « cible » ou, de
manière plus générale, de la confiance qu’on accorde à la capacité de l’Homme à
s’organiser en société.
Pour ma part, je suis sceptique quant à la qualité de la
gestion que peut faire le privé de certains biens que je qualifierais de fondamentaux (« biens » au sens large, en
incluant santé, sécurité, éducation et défense). Par exemple, on remet beaucoup
en question la légitimité du privé pour la gestion de l’eau. N’a-t-on pas vu
des villes où le prix de l’eau diminuait après un retour en régie publique ?
Par ailleurs, je doute que le secteur privé soit le mieux à
même de penser à long terme, puisque les impératifs de profits portent l’intérêt
des acteurs sur les temps courts. Je vous l’accorde cependant, cet argument
trouve un équivalent du côté public : les priorités politiques ne
sont-elles pas dépendantes du rythme électoral ?
Pour illustrer ce dernier point, j’aimerais évoquer la
question des externalités environnementales, question qui semble vous tenir à cœur
Karash. Si l’Etat se désintéressait entièrement de cette question (ce qui n’est
pas loin d’être le cas d’ailleurs), les Hommes parviendraient-ils à s’organiser
en anticipant convenablement un prochain dérèglement climatique ?
Encore plus concrètement : le renouvellement thermique
des bâtiments doit-il être porté par le privé ou par le public (par le truchement
de la Banque Publique d’Investissement) ? Dans les deux cas, les
investissements se font-ils au détriment d’autres investissements ou en faisant
tourner la planche à billets ? (ce qui n’a pas la moindre chance d’arriver,
vu l’opposition systématique à cette pratique de l’intelligencia économique).
Pour ne pas être réduit à un grain de sable dans une tong, je
ne me contente pas de laisser la question ouverte et vous livre le fond de ma
pensée concernant ce point : il me semblerait sain que dans un pays
comptant plus de 3 millions de chômeurs, le pouvoir soit donné à la BPI de
créer de la monnaie pour financer ces travaux de 20G€ annuels (1 million de logements par an
* 20k€ pour le coût moyen de rénovation thermique, ce sont les ordres de
grandeur qui circulent). On se soustrairait à une éventuelle inflation (si tant
est qu’il faille s’en prévenir), en alignant la création monétaire avec la
création de valeur économique : la réduction des dépenses énergétiques. Monnaie
+ valeur économique, afin de ne pas créer de « déficit », comme ce
que nous conseillerait Jacques Rueff (si toutefois j’ai correctement compris ses
propos) : garder « un équilibre acceptable entre le volume global du
pouvoir d’achat et la valeur globale des richesses offertes pour le remplir ».
Le parallèle est immédiat avec le sophisme de la vitre cassé de Bastiat (encore lui !) : que l’on casse des vitres, cela emploiera des vitriers pour les remplacer. Mais cette organisation économique ne serait pas viable car globalement elle s’alimente sur une destruction qui ne trouve pas de contrepartie créative. A contrario, la rémunération pour l’isolation de nos maisons s’alimente sur les économies d’énergie étalées dans le temps (on achètera moins d’énergie primaire sur le marché mondial, c’est la balance commerciale qui sera contente).
Pour en finir avec les objections que je fais au
libéralisme, je prendrai un exemple plus prosaïque : si l’Etat se refuse à
toute politique fiscale sur les rémunérations (et laisse les négociations
sociales se faire sans qu’il n’intervienne), comment garantir que le rapport de
force entre patrons et salariés ne soit pas biaisé par le fait que l’argent
et le pouvoir des premiers l’emportent sur le nombre des seconds ?
En aparté :
Karash, vous écrivez : « Aujourd’hui, l’état des finances publiques est tel
qu’il est fortement probable que ce rééquilibrage des comptes publics doive
passer par un défaut de paiement total ou partiel. Mais plus longtemps les gouvernements
tentent de retarder le retour à l’équilibre, plus le choc du rééquilibrage sera
violent. »