Madame Woerth, « on lui donnera de l’argent, parce que
c’est trop dangereux »
Après la publication, mercredi 16
juin, de notre enquête sur les « secrets
volés de l’affaire Bettencourt », Mediapart a décidé de publier
des verbatims détaillés issus des enregistrements pirates réalisés,
entre mai 2009 et
mai 2010, au domicile de Liliane Bettencourt par son ancien maître
d’hôtel.
Quelques heures après nos révélations, le domestique a été placé en
garde à vue par la police judiciaire, chargée par le parquet de Nanterre
d’une enquête préliminaire pour « atteinte à la vie privée ». « Je
ne pouvais plus supporter ce que je voyais (...), de voir Madame se
faire abuser par des gens sans scrupules », a déclaré au Point
le maître d’hôtel-espion, dont l’identité n’a pas été dévoilée.
Aujourd’hui, nous publions des verbatims détaillés portant sur les
troublantes relations de la femme la plus
riche de
France
et de son entourage avec le pouvoir politique en place.
♦ Conversation du 3
juillet 2009
entre Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, le gestionnaire de
fortune de
l’héritière de L’Oréal, et Fabrice Goguel, son ancien avocat fiscaliste.
La
discussion porte sur la procédure judiciaire intentée par Françoise
Bettencourt, la fille de Liliane Bettencourt, contre le photographe
François-Marie Banier, qu’elle soupçonne d’avoir profité de la
dégradation
progressive de l’état de santé de sa mère pour la déposséder au fur et à
mesure
de ses biens, via des libéralités de toutes sortes (participations dans
des
SCI, remises d’espèces, dons de tableaux de maîtres, souscription de
contrats
d’assurance-vie, etc.). Le tout pour un montant proche du milliard
d’euros.
— Fabrice Goguel : « Je sors du
bureau du procureur de la République, Monsieur Courroye, pour lui parler
du
dossier. J’ai voulu lui expliquer pourquoi vous refusiez qu’il y ait une
nouvelle expertise (médicale, NDLR) (...) »
— Liliane Bettencourt : « Est-ce
qu’il a compris ? »
— FG : « Je pense qu’il a
compris, mais ça l’ennuie. En réalité, il voudrait faire juger l’affaire
par
l’expert. Pour lui, l’expertise c’est une façon de ne pas avoir à
prendre de
décision lui-même. Donc, il est déçu que vous n’acceptiez pas une
nouvelle
expertise. (...) Je lui ai dit qu’il y avait une question de dignité de
votre
part. (...) Il va réfléchir au dossier. Et il ne m’a absolument pas dit
s’il
allait arrêter l’affaire ou s’il allait saisir le tribunal (...) »
— Patrice de Maistre : « J’ai
été appelé, pendant que Me Goguel était chez le procureur,
par l’Elysée et donc
j’y vais cet après-midi. Je ne sais pas ce qu’il va me dire. Mais enfin
tout le
monde suit ce cas. »
— LB : « Qui vient me voir ? »
— PdM : « Non, moi, je vais à
l’Elysée cet après-midi puisque le conseiller de Sarkozy m’a appelé ce
matin –
je ne lui avais rien demandé – pour me dire : “Je sais que Me
Goguel est chez le
procureur et je veux vous voir.” (...) Peut-être que cet après-midi,
j’aurai
quelque chose de nouveau. »
— LB : « C’est quand même plutôt
bon signe, non ? »
— PdM : « Oui, il suit l’affaire. Ils
font ce qu’ils peuvent. Mais c’est Courroye qui est le nœud du truc.
C’est pas
Sarkozy, c’est Courroye. »
— LB : « Il est gêné aux
entournures. »
— FG : « Courroye, aussi, est
très gêné. Il a très peur de devoir prendre une décision. Il pense qu’il
y a
des risques. C’est pour cela qu’il aurait préféré l’expertise, qui lui
aurait
évité le risque. »
♦ Conversation du 12
juin 2009 entre
Liliane Bettencourt et l’avocat Fabrice Goguel, où il est question d’un
certain
rendez-vous à l’Elysée...
— FG : « Ce qu’il (Patrice de
Maistre, NDLR) a fait pour l’instant a très mal tourné. C’est-à-dire
que de
vous avoir emmené voir Sarkozy, finalement, cela a été une très mauvaise
chose.
C’est à cause de ça que le procureur ne veut plus régler le dossier,
pour
montrer qu’il est indépendant de Sarkozy. »
— LB : « Oui, je comprends. »
♦ Conversation du 21
juillet 2009
entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, porteur de bonnes
nouvelles
annoncées par un conseiller de Nicolas Sarkozy.
— Patrice de Maistre : « Je suis très
content pour vous. Il faut vraiment que ça parte pas vers François-Marie
(Banier, NDLR), ce que je vais vous dire. J’ai eu l’Elysée et l’Elysée
m’a
dit... »
— Liliane Bettencourt :
« Qui ? »
— PdM : « L’Elysée. Le palais de
l’Elysée. Le conseil de Nicolas Sarkozy. Il m’a appelé il y a... »
— LB : « Sarkozy ? »
— PdM : « Non, son conseiller
juridique, à l’Elysée, que je vois régulièrement pour vous. Et il m’a
dit que
le procureur Courroye allait annoncer le 3 septembre, normalement, que
la
demande de votre fille était irrecevable. Donc classer l’affaire. Mais
il ne
faut le dire à personne, cette fois-ci. Il faut laisser les avocats
travailler.
Voilà. Il vaut mieux que j’entende cela qu’autre chose. Donc je suis de
bonne
humeur. »
♦ Conversation du 27
octobre 2009,
toujours entre Liliane et son gestionnaire de fortune, Patrice de
Maistre.
Cette fois, c’est le nom d’Eric Woerth qui surgit dans la conversation,
où il
est question de la construction d’un auditorium “André Bettencourt”.
— Patrice de Maistre : « Ils ont
obtenu un bâtiment de l’Hôtel de la Monnaie, qui est derrière
l’Institut. Et
ça, c’est mon ami Eric Woerth dont la femme travaille pour nous, qui
s’en est
occupé. Et maintenant, il faut faire des travaux pour faire un
auditorium (...)
Ça va être sensationnel. (...) Là, vous vous engagez pour donner au
maximum 10
millions. (...) J’ai demandé au ministre Eric Woerth, qui est un ami,
d’être là,
parce que c’est grâce à lui qu’il y a eu l’Hôtel de la Monnaie. »
♦ Conversation du 29
octobre 2009
entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre.
— Patrice de Maistre : « J’ai
fait venir le ministre Eric Woerth (à une visite pour le futur
auditorium
“André Bettencourt”, NDLR) »
— Liliane Bettencourt : « Qui
c’est celui-là ? »
— PdM : « Alors, c’est le mari de Mme
Woerth que vous employez, qui est l’une de mes collaboratrices, qui
n’est pas
très grande... Mais lui est très sympathique et c’est notre ministre du
budget.
Et c’est lui qui a permis à l’Institut de récupérer le bâtiment dans
lequel on
va faire l’auditorium. Il est très sympathique et en plus c’est lui qui
s’occupe de vos impôts donc je trouve que ce n’était pas idiot. C’est le
ministre du budget. Il est très sympathique, c’est un ami. »
— LB : « Elle aussi ? »
— PdM : « Moins. Elle se pousse un
peu. Elle me fatigue un peu. Elle se trouve un peu femme de ministre.
(...) Lui
est un type très simple. » (...)
♦ Le
23 avril 2010, il sera de nouveau question de Florence Woerth entre
Patrice de
Maistre et Liliane Bettencourt.
— Patrice de Maistre : « Je me suis trompé quand je l’ai
engagée. C’est-à-dire quand en fait avoir la femme d’un ministre comme
ça, ça n’est pas un plus, c’est un moins. Voilà. Je me suis trompé.
Pourquoi ? Parce que comme vous êtes une femme, la femme la plus riche de
France. Le fait que vous ayez une femme de ministre, chez nous, tous
les journaux, tous les trucs disent, euh, oui tout est mélangé, etc.,
bon.
J’avoue que quand je l’ai fait, son mari était ministre des finances
(du
budget, NDLR), il m’a demandé de le faire. »
— Liliane Bettencourt : « Ah »
— PdM : « J’l’ai fait pour lui faire plaisir. Mais c’est
une femme intelligente, c’est pas une imbécile. Aujourd’hui, ça fait
trop de bruit ; elle s’est fait nommer chez Hermès sans me demander. »
— LB : « Qu’est-ce qu’elle fait ? »
— PdM : « Elle s’est fait nommer chez Hermès. »
— LB : « Oui, bah oui. »
— PdM : « Sans me demander. C’est pas normal. C’est
comme si moi je vous disais demain, tiens, j’ai été nommé chez LVMH.
C’est, ce n’est pas sérieux. Bon, alors maintenant... »
— LB : « Vous allez lui dire ? »
— PdM : « Je lui ai déjà dit, je lui ai écris (...) Et
donc si vous voulez,
aujourd’hui, sans faire de bruit, je pense qu’il faut que j’aille voir
son mari
et que je lui dise que avec le procès et avec Nestlé, il faut qu’on soit
trop
manœuvrants et on peut plus avoir sa femme. Et puis on lui, on lui, on
lui
donnera de l’argent et puis voilà. Parce que c’est trop dangereux. »
Invité à réagir au micro de RTL, Eric Woerth a déclaré, jeudi
17 juin : « Je ne sais même pas de quoi il s’agit. Si son nom
apparaît, c’est parce que mon épouse travaille tout simplement
dans
le family office de Mme Bettencourt. Elle
ne le dirige pas, elle y travaille. »Jeudi soir, il a publié
un communiqué dont on peut trouver le
texte intégral en cliquant ici (le PDF de ce communiqué est
téléchargeable ici).
♦ Conversation du 6
janvier 2010
entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, où il est question de
l’avenir
du groupe L’Oréal et des velléités supposées de Nestlé de le contrôler.
— Patrice de Maistre : « Pour le
moment, ni Nestlé ni nous ne pouvons bouger à cause du pacte. Mais on
m’a dit
que Sarkozy pouvait être très important dans tout cela. Parce que si
Sarkozy
dit à Nestlé : “Je vous préviens, je ne suis pas d’accord.” Ça sera très
difficile. (...) Il a l’intention d’aller lui en parler (à Lindsay
Owen-Jones, le
patron de L’Oréal, NDLR). »
♦ Conversation du 4
mars 2010 entre
Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre. Ce dernier paraît faire
signer des
autorisations de paiement à la milliardaire. Soudain, le nom de
politiques
surgit.
— Patrice de Maistre : « Valérie
Pécresse, c’est la ministre de la recherche. Elle fait la campagne pour
être
présidente de Paris. Elle va perdre mais il faut que vous la souteniez
et c’est
des sommes très mineures, des petites sommes. Elle va perdre mais il
faut que
l’on montre votre soutien. Le deuxième, c’est le ministre du budget. Il
faut
aussi l’aider. Et le troisième, c’est Nicolas Sarkozy. »
— Liliane Bettencourt : « Bon
alors, il faut donner pour Précresse... »
— PdM : « Mais ce n’est pas
cher. »
— LB : « C’est elle qui a demandé
cette somme là ? »
— PdM : « Non, c’est le maximum
légal. C’est 7.500, ce n’est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il
faut que
l’on ait des amis. Ça, c’est Valérie Pécresse. Ça, c’est Eric Woerth, le
ministre du budget. Je pense que c’est bien, c’est pas cher et ils
apprécient. »
— LB : « Et Nicolas Sarkozy ? »
— PdM : « C’est fait, c’est dedans. »
♦Conversation du 23
avril 2010 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, où apparaît,
une nouvelle fois, le rôle de l’Elysée.
— Liliane Bettencourt : « Est-ce qu’on a des indications ou
quelque
chose ? (concernant la procédure judiciaire, NDLR) ».
— Patrice de Maistre : « Je n’ai qu’une
indication. C’est que j’ai vu, euh, l’ancien conseiller de Nicolas
Sarkozy pour
les affaires juridiques et judiciaires, Patrick Ouart, qui n’est plus à
l’Elysée mais qui n’a pas été remplacé et qui travaille chez Bernard
Arnault,
et qui m’aime beaucoup. Et il a voulu me voir l’autre jour et il m’a
dit, M. de
Maistre, le président continue de suivre ça de très près... (...) Et en
première
instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu’en
cour
d’appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur. Donc
c’est
bien. Voilà. Ça date de la semaine dernière. Je ne l’ai pas dit à
Kiejman,
voilà. »