Votre mise au point sur certains aspects qui m’avaient semblé déroutants, par un côté tranchant présupposant chez le lecteur le partage d’évidences restant non-dites, me semble à la fois éclairante et bien argumentée. Je saisis mieux le sens et la bonne foi de votre travail.
En effet, un point qui m’a frappé dans de nombreuses critiques concernant cette controverse, est l’alignement dans chaque "camp" -comme autant de pièces d’artillerie argumentatives- de concepts, d’allusions, de clins d’oeil, de noms prestigieux, enfin d’éléments bibliographiques de portée encyclopédique, que peu pourraient se targuer de dominer à fond, quand on connaît le degré de spécialisation auquel chaque discipline est parvenue. Le savoir requis pour participer au débat devient alors à ce point exponentiel, qu’il semble pour le moins intimidant d’aller se perdre dans cette jungle de disciplines pointues, représentant chacune, à elle seule, des efforts d’érudition assez confondants. (Il devient bien entendu tentant, car plus aisé, de s’affranchir de tout cela et de suivre alors la pente idéologique avec laquelle on se sent le plus d’affinités ; c’est la tendance générale, du reste.)
Votre travail, tel qu’éclairé et nuancé par vos dernières observations, semble donc tenter d’éviter ces écueils.
Je ne pourrai hélas vous dire mon opinion sur le livre en question car je ne l’ai pas lu. C’est pourquoi d’ailleurs mon intervention ne se situait pas sur le fond de la controverse, mais sur la rhétorique à laquelle la recension du livredonne lieu, qui me paraît en soi passionnante et révélatrice d’une foule de clivages actuels. J’ai lu à peu près toutes les critiques qui sont parues depuis le début de l’affaire. J’ai certes trouvé le sujet du livre intéressant, mais également aussi éloigné de mes compétences critiques que ne le serait une étude sur la physique des particules. J’ai beau avoir un diplôme du troisième cycle en histoire, avoir fait du grec ancien et du latin, avoir lu par plaisir des textes médiévaux en moyen français … Je n’ai néanmoins aucun moyen de comparaison pour juger le travail de cet historien : il faudrait pour cela maîtriser au moins quelques sources primaires et secondaires en la matière. De surcroît, toute nouvelle critique sérieuse du livre ne fait que me conforter dans le sentiment de mes insondables lacunes à ce sujet, puisqu’elles élargissent le champ des domaines de connaissances à explorer (sans parler d’être à jour sur l’état de la recherche) - la vôtre, avec ses intéressants aperçus sur le monde byzantin et sur l’historiographie espagnole, en est un bon exemple.
Il est un autre point qui me paraît épineux dans votre article très bien informé. Il me semble que dans le domaine de la linguistique, on ne peut pas montrer une trop grande hauteur à l’encontre des théories anciennes, qui n’utilisent aucunement, et pour cause, les catégories et la terminologie des dernières décennies. Le concept de « génie de la langue » n’est certes pas une notion universitaire recevable aujourd’hui, mais ceux qui s’en sont servis dans les siècles passés avaient une maîtrise littéraireparfois si fine de la langue (et ont laissé d’ailleurs une oeuvre estimée), qu’il serait peu humble de les railler (aussi peu humble que de railler le jargon universitaire actuel, parfois filandreux, mais adapté). Même observation à propos de certains historiens du dix-neuvième siècle. Sachant que la qualité et la précocité de la formation en langues anciennes de l’époque donnaient une maîtrise des sources médiévales dont on aurait du mal à trouver l’équivalent chez nombre d’universitaires contemporains, on se doit, non pas d’approuver, mais de prendre au sérieux certains aperçus de ces historiens (à la façon dont les politistes continuent à lire Tocqueville, par exemple).
Je partage votre avis sur le fait que toutes les thèses ne se valent pas. Les "stratégies externes" qui sapent l’autonomie d’un champ -pour vous citer- "argument d’autorité", "pouvoir administratif", se sont maladroitement, mais notoirement, invitées dans ce débat précis, sous forme de pétitions et de mises en cause institutionnelles et ad hominem, qui parasitent une controverse qui méritait mieux que cela. Votre article traite au contraire le sujet par le haut.
Je persiste toutefois -sans aucun irénisme- à voir dans le terme de "régression" un présupposé non argumenté, qui fait appel à une sorte de consensus extérieur (précisément la doxa et l’opinion dominante dont vous parlez ci-dessus), qui lui même peut affaiblir l’argumentation solide que vous proposez, argumentation qui devrait pouvoir se passer de ce genre de catégories normatives ("c’est une régression" ressemble à ces jugements à l’emporte-pièce, typiquement journalistiques, du genre "c’est un retour au Moyen Âge" - encore lui !)
La notion de "régression" en histoire me paraît délicate. Elle suppose une sorte d’anthropomorphisme ou de personnification d’une Histoire avec majuscule, Histoire qui connaîtrait une enfance immature, puis un âge adulte, une maturité parfaite, et éventuellement une régression. Régression sent un peu trop la psychologie et un optimisme idéologique que les Anglais qualifieraient de "whig vision of history" ; c’est-à-dire une vision de l’histoire toujours en progression positive sur une ligne imaginaire ascendante, où le passé n’a d’autre raison d’être que de nous présenter, dans une belle architecture a posteriori, les éléments constitutifs du progrès idéal que le présent prétend avoir édifié, et que des démolisseurs menacent. D’où la "régression" - (pas de régression sans progression préalable ; qui, et à quel titre, décrète cette progression ?).