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Commentaire de Patrick Adam

sur Ségolène compte sur le soleil pour sauver l'Afrique


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Patrick Adam Patrick Adam 2 septembre 2006 10:10

@Jer

Vous m’avez mal compris. Je ne prône pas une urbanisation effrénée de l’Afrique mais, qu’on le veuille ou non, cette urbanisation est en train de se réaliser et rien, je dis bien rien, ne l’arrêtera. C’est là que se concentre la misère de ce continent. Il n’est pas bon de se fermer les yeux et de croire que par un coup de baguette magique nous pouvons inverser la tendance.

Dans un précédent article consacré à la conférence de Rabat sur l’immigration, j’avais évoqué ce sujet. Je vous en communique un long passage :

"Croire que l’émigration africaine est essentiellement motivée par des nécessités économiques est une erreur grossière, et revient à ne prendre en compte que la masse émergée de l’iceberg, c’est-à-dire les pauvres hères qui, après des mois, voire des années de dérives, s’entassent à Tanger, Sebta et Melilla, ou qui tentent leur chance sur la côte africaine pour atteindre les Canaries (sans oublier ce qui se passe du côté de Tunis, Bizerte ou Tripoli). Et c’est taire une réalité plus douloureuse encore pour les pays de départ : à savoir qu’une part de plus en plus importante de leurs classes moyennes - ou supposées telles - est désormais candidate à l’exil. Bien sûr, ceux qui, au péril de leur vie, s’embarquent sur des pateras du côté de Nouadhibou ou de Dakhla n’ont pas grand-chose de personnel à perdre, et ils portent généralement l’espoir d’améliorer le sort de toute une famille ou d’un clan. Il en va de même pour les jeunes garçons qui hantent les abords des ports de Tanger ou de Nador avec l’espoir de se cacher entre deux containers et pour ceux qui, acrobatiquement, cherchent à se glisser sous les bâches des poids lourds ralentis par les encombrements sur l’autoroute traversant Casablanca. Mais considérer que l’immigration n’est le fait que ces desperados, c’est oublier la masse de plus en plus importante des cadres, médecins, professeurs, comptables, infirmiers, qui cherchent à échapper à une impression d’asphyxie personnelle et n’ont de perspective de vie que celle d’un ailleurs, quel qu’il soit.

"Nombre de candidats à l’émigration fuient désormais des systèmes culturels archaïques qui ne leur donnent que peu de chances de s’épanouir. Dans trop de pays africains, hommes et femmes restent confinés à leur simple rôle de reproducteurs et d’outils de production. Elevés depuis l’enfance dans l’optique d’une procréation sacralisée par des lois et des textes « divins » (le mariage étant le but principal de la vie), ils réalisent de plus en plus cruellement que ce code de conduite leur vole une bonne partie de leur jeunesse, l’essentiel de leur parcours d’adultes, et qu’il les accompagne inexorablement à des résignations de plus en plus amères, quand le reste du monde profite, de façon plus ou moins agréable, d’une vie ouverte sur le monde et sa complexité. La société se coupant insidieusement en deux, avec, d’un côté, ceux qui ne songent qu’à fuir (et ne peuvent en parler ouvertement, de peur de passer pour des traîtres) et, d’un autre, ceux qui, n’ayant à leur disposition qu’une revendication identitaire souvent mal étayée, se réfugient dans des valeurs morales d’un autre temps et, de ce fait, encouragent l’envie de fuir chez ceux qui auraient à subir les effets les plus néfastes de cette morale inquisitoriale...

"Ce déphasage culturel est à comparer à celui que l’Europe occidentale a connu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Car, contrairement aux importants déplacements de population qui avaient suivi la mise en route de la société industrielle au XIXème siècle, l’exode rural qui a bouleversé la France dans les années 1950 et au-delà n’est pas à impliquer au dépérissement de la condition paysanne que la terre n’aurait plus été en mesure de nourrir. La société de cet après-guerre brusquement américanisé s’inventait de nouveaux modes de vie auxquels la plupart des couches de la société voulaient pouvoir goûter : la mobilité pour oublier l‘immobilisme de l’occupation, la parole pour oublier la peur de se confier à un voisin, la musique pour oublier le silence, les couleurs pour oublier la grisaille, le piquant pour oublier la fadeur, les achats utiles ou inutiles pour oublier les restrictions... Combien d’hommes ont alors troqué l’assurance et la relative souplesse du travail de la campagne et s’en sont allé trimer en ville, derrière un patron plus ou moins accommodant, pour conquérir un début d’indépendance et échapper à un destin familial aussi étriqué que programmé ?

« L’Afrique est désespérément bloquée sous le poids de traditions qui étouffent toute possibilité de changement consistant et, devant ces blocages de plus en plus criants, elle n’a souvent à sa disposition que le discours de ceux qui cherchent à rajouter encore plus de traditions à la lourdeur du passé. Pesanteur de la famille, du clan, des chefferies. Enchaînement au tribalisme et aux castes sociales. Foi dans les temps anciens. Pouvoir des « vieux sages ». Administrations favorisant le népotisme. »

Vous dites : « Fixer ces gens dans leur habitat traditionnel, leur village, développer ces villages est certainement beaucoup plus facile dans le court terme que de faire une politique d’urbanisme et d’éducation que nous n’arrivons pas à faire chez »nous« correctement.. »

Mais toute l’histoire de la coopération avec l’Afrique montre que c’est impossible. Faut-il alors continuer dans cette voie par idéologie ? Un jeune Africain a droit lui aussi à la modernité, c’est à dire à s’extraire d’un carcan familial et tribal qui l’empêche de vivre sa vie prpre, et non la vie de la tribu, c’est à dire des autres. La vie en brousse ou bled, c’est fini, sauf pour les touristes qui veulent voir des danses folkloriques. L’histoire des civilisations anciennes nous apprend que dès qu’une société « réussit » et se développe, elle se retrouve systématiquement à devoir envahir ses voisins, et toujours pour répondre à une poussée démographique. Je ne connais pas l’Afrique Noire mais je vis dans une région qui n’est pas sans références communes avec la Mauritanie, le Mali, ou le Niger. J’ai visité pas mal de campements nomades ou de villages fantômes où le gouvernement aimerait bien fixer une population « rurale », ne serait-ce que pour occuper l’espace. C’est une fiasco total. Vous êtes-vous parfois imaginé la vie d’un berger ou d’une bergère qui passe sa vie dans le désert avec une quinzaine de chêvres ou dans la savanne et qui pense que, pendant ce temps, un frère, un ami, un cousin, sont dans une ville où ils profitent de tous les mirages qu’elle distribue avec tous les apparences de la gratuité, le bruit, les couleurs, les rencontres, la musique, le cinéma, la télé. Et j’insiste comme vous sur la notion de « mirage », mais à moins d’arracher ses rêves à un enfant (les intégristes religieux et nationalistes s’en chargent très bien), comment peut-on le fixer à une terre qui ne lui apprend plus la vie de tous les hommes, mais qui lui enseigne chaque jour l’injustice criante de sa condition.

Alors oui, la vie en ville est dure, injuste, et souvent cruelle, mais c’est la vie. Ce n’est pas la morte lente au bled ou en brousse, dans des régions du globe où la seule occupation possible est de regarder le temps passer...

Vous dites en parlant des parents « voir leurs enfants rester à leur côté dans l’espace rural ». Mais c’est loin d’être leur souhait, car c’est loin d’être la conception d’une famille africaine. Vous raisonnez en européen habitué à une famille nucléaire. En Afrique, la famille, ce n’est pas ça. C’est un destin collectif où se mêle des générations successives (avec turn over du pouvoir en fonction de l’âge et de la lignée et non des qualités humaines) et des êtres (je ne dis pas des individus) qui participent à ce destin en éléments interchangeables et souvent corvéables à merci. C’est pour cela que je pense que le problème africain est avant tout un problème humain et donc d’éducation, car tant que cette vision effectivement archaïque du monde ne changera pas, elle génèrera toujours le même type de société. Qu’est l’histoire de l’Afrique sinon un jeu continuel de tribus, ou de peuples qui se sont refoulés les uns les autres de territoires soumis à des conditions climatiques difficiles ? a l’exemple des Dogons, les seules « civilisations » africaines qui demeurent ce qu’elles ont toujours été, sont celles qui ont été refoulées le plus loin possible des zones de passage et d’échange.

Vous dites avec raison : « la ville africaine, tout comme la ville européenne n’est pas l’eldorado envisagé. » Mais les hommes sur terre ont besoin d’un eldorado, quel qu’il soit. L’homme est né en quittant les arbres pour la savanne, puis l’agriculture l’a libéré (plus ou moins) des contraintes climatiques et l’invention de la cité lui a offert des possibilités de spécialisations toujours plus étendues. La vie en brousse ou au bled est monocorde. Bien sûr, quand on la découvre juste pour quelques temps, on peut la trouver séduisante, mais à long terme... Voyez donc chez nous au Larzac... Combien de familles s’y sont réinstallées depuis 30 ans, à peine une une poignée. Pourtant le mythe semblait mirifique... Et vous pensez que c’est avec ça qu’on peut sauver des familles africaines qui ont de 8 à 10 enfants ?

Pour moi, seule une vision réaliste du terrain permet de travailler à des solutions réalistes. Je puis vous assurer, car j’en ai vu des dizaines, que la plupart des rapports élaborés par les administrations locales et destinés aux grands organismes internationaux ne sont que du copier-coller bricolé à la hâte pour obtenir, par des canaux bien huilés, un financement destiné avant tout à satisfaire des statistiques et à couvrir ceux des petits malins qui savent se servir d’un ordinateur pour dessiner les plus beaux graphismes en couleur.

Bien à vous. Patrick Adam


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