Cher Pierref,

Outre votre âge et votre profession que je partage tous deux, je ne suis pas loin de me découvrir une certaine parentée spirituelle avec vous. Je suis de gauche, je suis éduqué, j’ai le temps de me tenir informer, je crois être raisonnablement doté de sentiment humain, eh bien j’ai beau me concentrer, le mot « Darfour » a du mal à éveiller en moi autre chose qu’un piteux « crématoire » assorti d’une ricanement coupable. Et permettez que je renchérisse.

Car sérieusement, comment voulez-vous qu’on se passionne pour des gardiens de chèvre dont personne n’avait jamais entendu parler avant qu’ils ne se fassent massacrer, au fin fond d’un pays de sauvages tout aussi nébuleux dans nos esprits, pour des raisons parfaitement inconnues mais qui, vraisemblablement, ne nous concernent en rien ? Je n’en connais aucun, ils ne consomment rien de ce que je produis, ni ne produisent rien de ce que je consomme. Ces gens ne vivent pas dans le même espace-temps que le notre. Songez, par exemple, que les Romains ont massacré les Daces en 110, mais qui donc se répand en larmes sur ce peuple qui avait sans doute bien des qualités ? Personne, bien sûr. Que nous importent donc les darfouristanais (tiens, on ne sait même pas comment ils s’appellent) ? Pourquoi devrais-je me sentir proche de ces va-nu-pieds des brousses africaines plus que de ces pauvres Daces, qui eurent au moins l’honneur d’être massacrés par un César prestigieux ?

En revanche, Paris Hilton appartient à mon univers. Bien sûr, je ne fréquente pas cette dame ni son milieu, mais je sais qui c’est, j’ai regardé quelques émissions où elle est apparue, et quels que fussent les sentiments qu’elle m’inspire, il n’en reste pas moins qu’elle m’est familière. Elle est en prison. Est-ce justifié ? Sa célébrité lui vaut-elle des passe-droits, ou bien a-t-elle contribué à accentuer sa peine ? Quelles sont ses conditions de détention ? Va-t-elle s’en sortir ? En sortira-t-elle changée en quoi que ce soit ? Et surtout, que ferai-je à sa place ? Toutes ces questions me renvoient à ma condition d’occidental repu, qui a peu de chances de vivre un jour une véritable aventure humaine, et dont le fait pénitentiaire est une des rares expériences fortes et inattendues qui peut encore déranger l’ordonnancement de nos petites vies de cadres dans l’informatique.

Voici pourquoi, loin de témoigner d’un désordre socio-affectif, l’importance que l’on donne à Paris Hilton par rapport à ces pauvres gueux des contrées perdues est révélatrice de notre nature commune d’êtres humains, qui ne nous intéressons jamais au destin des autre que par ce qu’il nous apprend sur le notre.