A ceux qui pourraient s’étonner de la virulence des réactions de la faction espérantiste, il faut savoir qu’il y a sur Agoravox une petite tribu de cette peuplade qui sévit depuis un bon moment, autour de leur mentor Henri Masson (qui poste sous son vrai nom ou sous celui de vendredi lorsqu’il souhaite dire du bien des articles de Henri Masson, mais c’est une autre histoire). Mais d’où vient donc cette curieuse opinion que l’espéranto a de l’avenir ? Et pourquoi tant de véhémence autour d’un sujet qui, honnêtement, est sans grand intérêt ?
En fait, l’espéranto lui-même n’est pas en cause (il s’agit d’une langue inventée au XIXe siècle par un aimable oculiste polonais qui avait des ambitions humanistes). La véritable motivation de ces gens transpire immédiatement dans leurs propos : ils sont contre l’anglais. Ils sont hostiles à la langue anglaise, à la culture anglo-saxonne, aux Etats-Unis et à tout ce qu’ils représentent. Or, il se trouve que la langue anglaise est devenue, de fait, la langue des échanges internationaux. Ce n’est pas nouveau, ça dure depuis la fin de la première guerre mondiale, mais jusqu’à, disons, les années 70, il était encore possible d’affirmer sans trop paraître ridicule que le français était une alternative crédible (car c’est paraît-il la langue de la diplomatie, une langue officielle à l’ONU, la langue de l’union postale internationale...). C’était faux, mais ça ne heurtait pas de front l’intelligence des Français de l’époque, le pays étant encore largement fermé aux influences étrangères (je vous parle d’une époque où on avait trois chaînes de télévision, dont deux en couleur !).
Et puis, les murs se sont écroulés peu à peu, et il est devenu évident pour toute personne normalement constituée que c’était cramé, que la partie était jouée depuis longtemps et le les horribles yanquis (comme on écrivait à l’époque) avaient gagné. Contrairement à ce que braient obstinément Krokodilo et ses comparses, personne n’a jamais forcé les parents d’élèves à mettre leurs gosses en cours d’anglais, la pratique s’est installée d’elle-même, en même temps que l’évidence que savoir l’anglais était indispensable si on souhaite réussir dans la vie. Il ne se passe pas un mois sans que j’utilise l’anglais pour discuter avec des touristes perdus dans Paris. J’utilise l’anglais dans mon travail, comme des millions de salariés. Et pas seulement les cadres bancaires encravatés à deux briques par mois, comme votre serviteur. J’ai remarqué que les profs de gym de mon club, qui n’ont certes pas fait les mêmes études, se débrouillent très bien avec leurs clients étrangers. Les petits commerçants sont nombreux à s’y être mis. Ah, évidemment, c’est pas l’anglais d’Oxford, mais il faut bien dire que même en Angleterre, l’anglais d’Oxford, personne ne le comprend.
C’est une évidence, le français a perdu. Il suffit d’ouvrir les yeux et de ne pas prendre ses désirs pour la réalité. Et du reste, en quoi le français serait-il plus légitime que l’anglais pour servir de langue commune à l’humanité ? Notre langue est-elle plus précise, comme le veut l’idée communément répandue ? Les linguistes n’ont jamais rien démontré de tel. Est-elle plus logique ? Plus facile à écrire ou à prononcer ? Bien sûr que non. La Culture Française est-elle supérieure à d’autres de par le fait que nous, Français, sommes Français et que nous sommes supérieurs aux autres qui ne sont que des étrangers, et que notre devoir est d’apporter la civilisation à ces pauvres barbares basanés ? Ce genre d’idée n’a, fort heureusement, plus vraiment la cote depuis soixante ans. Voici comment l’ambition d’imposer le français aux autres peuples du monde est devenue si terriblement grotesque que plus personne, hormis deux ou trois agités du ciboulot souillant leurs couches confiance dans la réclusion poussiéreuse des gloires académiques, ne la soutient.
Alors, leur plan A pour contrer l’émergence de l’anglais ayant échoué, quelques uns, très peu nombreux, sont passés au plan B. Ils ont exhumé l’espéranto, une vieillerie certes pleine de bonnes intentions, mais qui dans la pratique n’a jamais pris, et a peu à peu sombré dans la stagnation, les luttes intestines et les rancoeurs dont plus personne ne comprend l’origine. Il suffit pour s’en convaincre de considérer que l’espéranto a toujours été un phénomène franco-centré. Dès ses origines, l’espéranto a été promu par des français. Les espéranteux font souvent l’apologie de de Saint-Zamenhof (l’oculiste Polonais), mais oublient de raconter comment l’espéranto s’est réellement constitué une base (modeste, certes) de locuteurs. Car du fin fond de sa Pologne occupée, le pauvre homme ne pouvait pas faire grand chose d’autre qu’envoyer des lettres et des méthodes de grammaire à des esprits éclairés.
L’un d’entre eux fut le véritable promoteur de l’espéranto, celui qui se chargea de le faire connaître au monde, et c’est bien sûr un Français : Louis de Beaufront. Si les espérantistes ne célèbrent pas sa mémoire, c’est parce que quelques années plus tard, il a tenté de réformer l’espéranto en ôtant diverses scories qui l’encombraient (comme ces ridicules accents sur les consonnes). Bien entendu, les espérantistes n’en ont pas voulu, et il y eu schisme. L’espéranto rénové devint l’IDO, qui vivote encore un peu, et l’espéranto « vieille mode » continue à « prospérer », si on peut dire ça concernant les quelques milliers d’espérantistes actifs qui utilisent réellement la langue.
Bref, tout ça pour dire que c’est uniquement grâce à l’enthousiasme de quelques espérantistes français que l’espéranto s’est « répandu » jusqu’à nos jours. Enthousiasme qui, dès le départ, fut principalement motivé par... le désir puéril de torpiller l’anglais.
Mais, je le répète, s’ils ne sont pour l’espéranto, ils sont surtout contre l’anglais, c’est à dire qu’ils agissent par rejet de l’altérité. Je ne crois pas que le pauvre Zamenhof, en inventant une langue pour toute l’humanité, avait pensé qu’elle servirait surtout à conforter les ambitions d’une secte de xénophobes bornés.