On peut voir à quelles dérives aboutit la volonté de faire du chiffre pour être bien noté !
« S’efforçant d’atteindre l’objectif de 25 000 reconduites »effectives" à la frontière, l’administration multiplie les acrobaties comptables, en incluant dans ses chiffres tous les types de retours, qu’ils soient forcés ou non, et juridiques pour interpeller des sans-papiers.
Le 7 décembre 2007, la Cour d’appel de Rennes a annulé, révèle le site d’information en ligne Rue89, l’interpellation d’un Soudanais en situation irrégulière. Il avait fait l’objet d’un contrôle d’identité au motif qu’’il traversait en dehors d’un passage clouté. La Cour estimait qu’« il ne résultait pas de la procédure que les policiers avaient des raisons plausibles de soupçonner que l’intéressé avait commis une infraction ». Elle s’interrogeait aussi, au vu d’autres procès verbaux d’interpellation rédigés « en des termes rigoureusement identiques », sur une pratique de « copié-collé ».
Du côté des syndicats de police, on reconnaît qu’aujourd’hui ce type de dérive est possible, même si, pour Bernard Le Bily, de l’organisation syndicale UNSA-Police, « il ne s’agit pas de généraliser, l’immense majorité des agents faisant leur travail sans faire de zèle ».
Pour lui comme pour Bruno Cailleteau, délégué du Syndicat général de la police Force ouvrière, c’est la politique d’objectif chiffré et la pression qui en découle sur les policiers qui entraînent de telles dérives. "Nous sommes d’accord pour avoir à rendre des comptes, mais nous préférerions avoir les moyens de faire de l’investigation pour mettre à bas les réseaux, relève Bruno Cailleteau. Mais cela est beaucoup plus long et plus lourd.
Pour M. Cailleteau, « le gouvernement, relayé par les préfectures et les directions départementales, préfère faire de l’affichage et nous fixer des objectifs qui ne correspondent à aucune réalité objective sur le terrain ». Les chiffres pour 2007 ne sont pas encore connus mais à la mi-décembre, le ministre de l’immigration et de l’identité nationale, Brice Hortefeux, révélait qu’entre janvier et fin novembre « 21 000 éloignements avaient été effectués ». Son cabinet pronostiquait alors pour l’année entre 22 000 et 23 000 reconduites. Cette relative « contre-performance » s’explique, selon le ministre, par « la période d’attente liée aux élections présidentielle et législatives » et par « l’évolution concernant le régime juridique des ressortissants bulgares et roumains ».
Devenus ressortissants de l’Union européenne, Bulgares et Roumains, et en particulier les Roms, continuent néanmoins d’être reconduits dans leur pays. Ils font désormais l’objet de « retours humanitaires » en car. Cette pratique, qui se développe depuis cet été, est comptabilisée dans le chiffre de reconduites à la frontière. Le glissement constaté dans le langage gouvernemental n’est pas fortuit : on préfère désormais parler d’« éloignements » que de « reconduites à la frontière ».
Dans le suivi de l’objectif annuel sont ainsi comptabilisés non seulement les étrangers en situation irrégulière qui finissent par être expulsés après avoir été interpellés et placés en centre de rétention, mais aussi les personnes bénéficiant d’une aide au retour. Fin octobre, selon l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), 2 614 étrangers étaient repartis dans leur pays dans le cadre d’un tel dispositif, 1 384 avec l’aide au retour volontaire, et 1 230 avec l’aide au retour humanitaire.
Même s’il inclut les retours volontaires et humanitaires, le résultat de 2007 ne sera pas meilleur que celui de 23 831 affiché fin 2006 par Nicolas Sarkozy. Celui-ci s’était déjà fixé, alors qu’il était ministre de l’intérieur, un objectif de 25 000 éloignements.
Le « bleu » budgétaire publié en octobre met encore la barre plus haut pour les trois années à venir : 26 000 en 2008, 28 000 en 2010. A la mi-septembre, Brice Hortefeux réunissait une vingtaine de préfets en dessous de leurs objectifs d’expulsions pour leur demander de se ressaisir. Une mise au pas répercutée sur l’ensemble des services, et avec d’autant plus d’insistance qu’approchait la fin de l’année. Le 20 décembre, le cabinet de la préfecture de Loire-Atlantique, notamment, adressait aux responsables départementaux de la police, de la gendarmerie et de la police aux frontières (PAF) un courrier les sommant de « ne pas relâcher l’effort » et « de poursuivre les interpellations, y compris pendant les dix derniers jours de l’année ». « Pour dix départs effectifs, précisait le courrier, il faut trente interpellations à compter d’aujourd’hui 20 décembre, soient quinze pour la direction départementale de la sécurité publique, dix pour la gendarmerie et cinq pour la direction départementale de la police aux frontières. »
La pression dans l’administration va, dit Bruno Cailleteau (SGP-FO), jusqu’à l’envoi de lettres de mise en garde aux fonctionnaires et au harcèlement moral. « A force d’être sous pression, s’alarme-t-il, les agents finissent par ne plus s’attacher aux conditions dans lesquelles ils interpellent. »
Laetitia Van Eeckhout. LE MONDE