A mes critique que je barbe (mais que je n’oblige pas à me lire)
Je ne peux résister au plaisir de vous donner à lire ceci, qui est très éloquent, écrit le 4 avril 1959.
L’ "ange" de Fidel
Jorge Mañach
L’autre soir, nous écoutions Fidel Castro à la télévision. Il y avait là des amis de différentes tendances : des révolutionnaires, des conservateurs, des entre-les-deux… Il y avait là des enthousiastes sans faiblesse et des pusillanimes sans trêve. On interrogeait le leader de la Révolution sur absolument tout. L’implacable curiosité journalistique était de trop, à la rigueur. Fidel dit tout. Chaque question donne lieu chez lui non à une réponse, mais à dix. Il ne tait rien ; il ne dissimule rien ; il ne s’abstient de rien. Il veut tout expliquer et il est au courant de tout.
L’émission a commencé à cette heure du soir où les bruits de la ville bouillonnent encore. Les phares des automobiles passaient à tout instant, déchirant l’ombre du portail où nous l’écoutions comme plongés dans un rite. Les heures s’écoulaient aussi. Quand Fidel eût fini, le petit froid du petit matin soufflait déjà, et le silence enrobait la ville.
- Qu’en penses-tu ?, ai-je demandé au plus conservateur de mes amis réunis, un avocat de grosses sociétés, au cerveau très solide, à la fine précision dialectique et au sobre esprit cubain, sans simagrées.
Il a gardé le silence un moment. Puis il m’a répondu laborieusement, à la manière de quelqu’un qui reflète un conflit intérieur :
- Ce gamin me déconcerte. Il y a des moments, de nombreux moments, comme ce soir, où je l’écoute avec bien plus que de la sympathie : avec une profonde émotion. On le voit si sincère, si fervent, si passionné pour sa cause, si manifestement animé d’une aspiration à la justice, à la dignité et au bien-être de tous qu’on dirait vraiment un miracle humain… Oui, un miracle… cubain. Un peu comme Martí. Mais…
- Mais ?
- Ensuite, je me libère de cette transe quasi hypnotique où ses paroles te plongent. Je pèse certaines manifestations, je compare la réalité avec les choses qu’il dit ; j’explore surtout le sens qu’ont (ou n’ont pas) certains arguments, en particulier d’ordre économique… Et je t’avoue qu’alors je m’alarme, je ne suis pas d’accord, je me demande s’il n’est pas en train de bâtir dangereusement une utopie sur des prémisses qui sont enfants de son désir plutôt que de la réalité… Et ça me plonge dans un conflit intérieur.
Je ne doute pas que mon ami était sincère, d’une manière désintéressée, sans calculs. Je crois que bien d’autres Cubains, même sans être conservateurs, même de ceux qui ne représentent pas des intérêts comme lui, vivent quelque chose d’approchant.
En tout cas, il est certain que Fidel « séduit ». Je dirais qu’il a ce que les Espagnols appellent de l’ « ange ». [En fait, la bonne traduction serait « du charme », mais alors la comparaison ne fonctionnerait plus.] Un ange dialectique et même à l’épée flamboyante, comme ceux du paradis. Mais de l’ange. On le perçoit parfois comme dans un battement d’ailes. D’autres fois, dans la fulguration, dans le brandissement de l’anathème. Et quelle force de persuasion ! On est au pire plein d’appréhensions. Les pelotons d’exécution, par ci, les pauvres veuves touchées par la baisse des loyers, par là, ou encore le communisme, ou une tendance à taxer de réactionnaires tous ceux qui diffèrent… Beaucoup sont inquiets, voire irrités par ça.
Mais Fidel vient expliquer. On dirait toujours qu’il s’éveille d’une vaste fatigue. Il cille des yeux devant les projecteurs, arque les sourcils, se gratte un peu les favoris aguerris. Et il commence à parler, la voix déjà un peu prise. Il explique, argumente, semonce, avertit… Il va dissolvant les appréhensions. Il ne flatte pas ni ne ment au sujet de sécurités impossibles, mais il réclame pour le bien de tous, pour Cuba qui lui fait mal. Le conservateur (je parle du conservateur à la volonté généreuse, non de celui qui se blinde dans ses égoïsmes) se sent ému. Il voit que cet homme, qui, voilà des années, a mis son bras dans la révolution, y met maintenant son âme… Le public du programme applaudit depuis ses fauteuils pour nous invisibles. Fidel baisse la tête, laisse les applaudissements s’évanouir, le crayon cloué sur le papier, un certain air doucement sévère sur le visage, je ne sais quelle expression grave et enfantine à la fois.
Les conservateurs de bonne volonté font silence. Quand Fidel conclut, l’un d’eux ose dire que oui, c’est bien, mais qu’il parle trop… Moi, qui n’aime pas les flatteries, à plus forte raison à des moments pareils, je me borne à faire remarquer que Fidel s’est mis sur les épaules, d’une manière écrasante, un fardeau indispensable d’apôtre, de mentor révolutionnaire du peuple.
- Mais, pour l’essentiel – me presse mon ami – que penses-tu, toi ? Ne partages-tu pas mes appréhensions, mes craintes ?
Je n’ai pas d’autre solution qu’être explicite.
- Je vais te dire : nous avons passé notre vie (du moins, je l’ai passée, moi, comme écrivain) à demander une rectification profonde et totale de la vie cubaine. J’ai écrit plus d’une fois qu’il fallait « une cure de cheval », « une cure de sel et vinaigre ». Et maintenant que c’est arrivé, il me semble digne d’un gringalet de s’en effrayer…
- Mais ce sont vraiment des rectifications ?
- Comment en douter ?... Pour le moment, la Révolution a déjà réussi ce que demandait Martí : mettre la vertu à la mode. Et je crois que cette proscription de la vénalité, de la frivolité, de l’irresponsabilité, est arrivée avec une telle force accumulée de volonté et avec tant d’élan que ça ne va pas être une simple « mode » passagère.
- Et quoi d’autre ?
- C’est là quelque chose de capital. Mais il y a autre chose de capital : la vie publique cubaine, quand elle n’était pas sinistre et sordide comme ces dernières années, était du moins insignifiante, rabougrie, sans la moindre noblesse en ambitions. Il n’y avait pas de volonté de nation. Nous vivions en somme pris d’un optimisme routinier, en accord avec cette plaisanterie que l’île était de liège… Maintenant il y a de la hauteur de vues dans l’ambiance, une volonté créatrice, une décision d’être… Cela me semble énorme. A côté de ça, tout le reste compte très peu.
- Comment ça ? Ça compte très peu cette attaque des riches, cet anti-américanisme inutile, cette infiltration communiste, ces spoliations imméritées ?
- Il me semble, franchement, qu’0n exagère tout ça. On le regarde surtout sans un sens intégral et historique. Une révolution démocratique comme celle-ci n’est pas quelque chose qu’on peut faire sans bouleversements, sans désajustements, sans tâtonnements, sans risques plus ou moins graves. Nous nous attendions à bien pire à la chute de Batista : nous nous attendions à une hécatombe… Ce qui importe est la vision globale – ne pas voir les choses sous l’angle étroit des intérêts personnels – et la vision historique : les contempler non par rapport à aujourd’hui, mais par rapport à demain… On peut toujours rectifier l’accessoire. Il faut être dans l’essentiel.
Je ne sais si j’ai convaincu mon ami. Je ne pouvais pas être plus clair, ni lui me comprendre totalement. Nous étions morts de sommeil.
(Diario de la Marina, 4 avril 1959)
(Cité in Viaje a los frutos, sélection d’Ana Cairo, La Havane, 2006, Ediciones Bachiller, pp. 85-87.)
Qui est donc cet auteur ? En adolescent en pleine rébellion ? Point du tout. Un intellectuel de renom blanchi sous le harnois.
Jorge Mañach (1898-1961) De dix ans à seize ans, vit en Espagne avec sa famille. Fait des études secondaires et supérieures aux USA (diplômé de Harvard et bourse à la Sorbonne). Rentre à Cuba en 1922. Membre du Groupe minoriste (intellectuels) dès la Protestation des Treize (1923). Journaliste, critique d’art, essayiste, divulgateur des courants artistiques et esthétiques de l’avant-garde à Cuba. Chef de réaction de la Revista de Avance. Membre de l’organisation politique ABC. Secrétaire à l’Instruction publique du gouvernement Mendieta-Batista-Caffery. Part en exil plusieurs années quand son parti rompt avec Batista. De retour à Cuba, élu député à l’Assemblée constituant de 1940, puis sénateur. Secrétaire d’Etat en 1944. En 1947, rejoint le Parti du peuple cubain (orthodoxe) d’Eduardo Chibás. Après le coup d’Etat de Batista (1952), part de nouveau en exil et rentre au triomphe de la Révolution (1959). Il abandonne une fois de plus le pays en 1960 pour désaccord avec les positions politiques de celles-ci.
Ce bref résumé biographique indique bien que, le 4 avril 1959, Mañach n’était pas un nouveau venu dans l’arène politique. Ses positions allèrent toujours du réformisme à la droite, jamais à la gauche et à la révolution. Ce qui ne l’empêche pas et c’est tout à son honneur de comprendre –c’est cela qu’il m’intéresse de souligner dans son article – que « la Révolution a déjà réussi ce que demandait Martí : mettre la vertu à la mode. » Soit dit en passant, on constate une fois de plus la prégnance de Martí dans les valeurs cubaines.
Les réactions de Mañach vont tout à fait dans le sens de ce que je tente de faire comprendre. N’en déplaise à beaucoup.
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