De la « transition » à Cuba et autres universaux (3e partie)
Ce qui me frappe chez Fidel, c’est la dimension morale qu’a pour lui - et ce dès le début - l’action politique. A plus forte raison, bien entendu, l’action révolutionnaire. Je ne sache pas qu’aucune autre Révolution victorieuse ait mis aussi constamment l’accent sur les valeurs morales, sur l’éthique comme guide de la conduite politique, comme soubassement des modifications que la société doit subir de fond en comble pour en débloquer les potentialités, celles des structures tout autant que celles des êtres qui la vivent et la font au jour le jour. Il est tout à fait caractéristique que dans sa « définition » de la Révolution que j’ai citée plus haut, l’aspect moral déborde : « Révolution, [...] cela veut dire être traité soi-même et traiter autrui comme un être humain ; [...] cela veut dire défendre des valeurs auxquelles on croit au prix de n’importe quel sacrifice ; cela veut dire modestie, désintéressement, altruisme, solidarité et héroïsme ; [...] cela veut dire ne jamais mentir, ne jamais violer des principes moraux ; cela veut dire conviction profonde qu’il n’existe pas de force au monde capable d’écraser la force de la vérité et des idées.
En fait, contrairement aux penseurs qui estiment que l’homme doit se changer lui-même pour que les sociétés puissent enfin se construire différentes, que tant qu’il restera cet être égoïste et entaché de tant de défauts, il sera toujours vain de prétendre changer la société, à plus forte raison la « révolutionner », Fidel juge que la révolution du for intérieur et celle des structures et infrastructures extérieures peuvent aller de pair. Non seulement elles le doivent, mais elles le peuvent. Tel est bien, d’ailleurs, la fondation de ce fameux concept d’ « homme nouveau » dont la postérité attribue la paternité à Che Guevara, mais que celui-ci a puisé en fait d’une manière très concrète dans le déroulement de la Révolution cubaine et dans les enseignements de Fidel. Car, je ne me lasserai pas de le dire, Fidel, en tant que figure historique, a, pour employer une comparaison qui fera grincer des dents à beaucoup, mais qui coule de source quand on connaît un tant soit peu la Révolution cubaine du dedans, créé celle-ci à son image et ressemblance, tout comme Yahvé a créé le monde à la sienne.
Un autre trait qui saute aux yeux et s’avère intimement lié au premier, c’est l’optimisme foncier (et parfois même, à la limite, aveugle) de Fidel au sujet de la nature humaine. Il croit dur comme fer à la perfectibilité de ce bipède capable, on le sait, du pire comme du meilleur. Il est persuadé que si on le met dans des conditions données, si on lui apporte des circonstances différentes de celles que l’humanité a connues depuis l’aube des temps (en gros, l’exploitation de l’homme par l’homme, ou encore « homo homini lupus », deux concepts résumant au fond assez bien la marche de notre espèce depuis qu’elle s’est mise debout), il sera capable de changer du tout au tout, de se proposer sur le plan « civil » ou « laïc » ce à quoi aspirent depuis toujours toutes les grandes religions du monde (ce qui, soit dit en passant, doit répondre à une aspiration cachée de l’homme, puisqu’on la retrouve dans toutes et à tous les temps, que ce soit des religions profondément structurées et contraignantes comme la chrétienne, en particulier la « catholique, apostolique et romaine », ou des croyances largement libertaires, comme l’animisme). On retrouve là, à nouveau, le soubassement de l’ « homme nouveau ».
Curieusement, cette Révolution qui avait inscrit l’athéisme dans sa Constitution de 1976 (article amendé en 1992 pour ne plus laisser que l’aspect laïc de l’Etat) est pourtant marquée par une religiosité diffuse, par une aspiration au dépassement de la condition humaine, par une constante essentiellement spirituelle. Infiniment plus que la Révolution bolchévique, pour prendre un exemple lointain, ou la Révolution sandiniste, malgré la présence en son sein de membres du clergé catholique. Comment s’en étonner, d’ailleurs, quand on sait que la source la plus profondément inspiratrice de la Révolution sur le plan des valeurs morales et humaines (mais aussi politiques, mon propos n’étant pas là pour l’instant) est José Martí, cet autre penseur géant dont même les textes essentiellement politiques (tel, parmi bien d’autres, le « Manifeste de Montecristi », du 25 mars 1895) où, relançant la « guerre nécessaire » aux côtés de Máximo Gómez, le généralissime, il donne les raisons de la révolution d’indépendance nationale qu’il a déclenchée un mois plus tôt, sont constamment cousus de ce fil moral sans lequel il n’existe pas à ses yeux d’action politique valable, ni de guerre digne d’y faire couler une seule goutte de sang. En voici la conclusion :
[...] La guerre d’indépendance de Cuba - nœud du faisceau d’îles devant servir de carrefour au commerce des continents d’ici quelques années - est un événement d’une grande portée humaine et un service opportun que l’héroïsme judicieux des Antilles XE "Antilles" prête à la fermeté et au traitement juste des nations américaines et à l’équilibre encore vacillant du monde. On s’honore et on s’émeut de penser que quand un guerrier de l’indépendance tombe sur la terre cubaine, peut-être abandonné par les peuples bernés ou indifférents pour lesquels il s’immole, il tombe pour le bien majeur de l’homme, pour la confirmation de la république morale en Amérique XE "Amérique" et pour la création d’un archipel libre où les nations respectueuses déverseront les richesses qui doivent tomber, à leur passage, sur le carrefour du monde. On a du mal à croire qu’avec de tels martyrs et avec un tel avenir, il y ait toutefois des Cubains capables de ligoter Cuba à la monarchie pourrie et villageoise de l’Espagne XE "Espagne" et à sa misère inerte et vicieuse ! La révolution aura demain le devoir d’expliquer de nouveau au pays et aux nations les causes locales, et celles d’idées et d’intérêt universels, pour lesquelles, en vue du progrès de l’humanité et à son service, le peuple émancipateur de Yara XE "Yara" et de Guáimaro XE "Guáimaro" relance une guerre digne du respect de ses ennemis et du soutien des peuples par son concept rigoureux du droit de l’homme et par sa haine de la vengeance stérile et de la dévastation inutile. Aujourd’hui, en proclamant du seuil de la terre vénérable l’esprit et les doctrines qui ont produit et encouragent la guerre entière et humanitaire dans laquelle le peuple cubain s’unit encore plus, invincible et indivisible, qu’il nous soit permis d’invoquer, comme guide et aide de notre peuple, les fondateurs magnanimes dont le pays reprend, reconnaissant, le labeur et l’honneur qui doit empêcher les Cubains de blesser, en paroles ou en actions, ceux qui meurent pour eux. [...]
Manifeste politique hautement moral, on le voit. Et la Révolution de janvier 1959 a appris cette leçon et s’est abreuvée à ces sources.
S’il est autre chose qui saute aux yeux, à peine prend-on la peine (encore faut-il le faire, ce qui n’est pas le cas de tant de « commentateurs » parlant à tort et à travers) de se pencher sur la Révolution et l’histoire cubaines, c’est qu’il n’existe aucune solution de continuité de Martí à Fidel : la perfectibilité humaine est chez eux une constante.
Chez Martí, l’un des exemples les plus connus, mais il en est des centaines d’autres, est la fameuse phrase : « Je crois à l’amélioration humaine, à la vie future, à l’utilité de la vertu... », tirée de la dédicace à son fils du recueil de poèmes Ismaelillo (1882). Quand, à la veille de son départ pour Cuba (une vraie odyssée) pour rejoindre la seconde guerre d’Indépendance dont il a été la cheville ouvrière, il écrit depuis Saint-Domingue, le 1er avril 1895, à son fils qui a maintenant 16 ans et qu’il n’a plus revu depuis 1891, il lui recommande : « Mon fils XE "MARTÍ ZAYAS-BAZÁN, José" , je pars ce soir pour Cuba XE "Cuba" ; je pars sans toi alors que tu devrais être à mes côtés. En partant, je pense à toi. Si je disparais en chemin, tu recevras avec cette lettre la léontine que ton père a utilisée toute sa vie. Adieu. Sois juste. Ton José Martí. »
« L’utilité de la vertu » n’est pas, tant s’en faut, le bréviaire des hommes politiques de notre temps. Aucun d’eux n’y pense quand il se lance dans la « carrière » politique ; leurs visées ne sont pas là. Les exemples tout à fait contemporains sont trop nombreux pour que je perde mon temps à en donner (juste rappeler les fieffés mensonges d’un Bush sur l’Irak, d’un Aznar sur l’attentat de Madrid, les pantalonnades d’un Berlusconi, les roulements de mécanique d’un Sarkozy). Pour Fidel, au contraire, la vertu (« Force avec laquelle l’homme tend au bien ; force morale appliquée à suivre la règle, la loi morale définie par la religion et la société morale) » et les vertus (« Disposition constante à accomplir une sorte d’actes moraux par un effort de volonté ; qualité portée à un haut degré) font partie de son univers politique dès les premiers moments où il entre en militantisme à l’université et en révolution un peu plus tard. En cela, il est profondément disciple de Martí : s’il est des termes qui ne cessent de se répéter d’une manière presque obsessionnelle dans les écrits de celui-ci, ce sont bien les mots de sacrifice (« savoir se sacrifier est le prix du succès durable en tout » ; « le sacrifice est un plaisir sublime et pénétrant, et le désintéressement, la loi du génie et de la vie » ; « ceux qui n’ont pas le courage de se sacrifier devraient avoir au moins la pudeur de se taire devant ceux qui se sacrifient »), devoir (« un homme est l’instrument du devoir ; voilà comment l’on est homme » ; « le devoir doit se faire simplement et naturellement » ; « l’homme véritable ne regarde pas de quel côté l’on vit mieux, mais de quel côté se trouve le devoir » ; « le devoir d’un homme est là où il est le plus utile ») ; don de soi (« c’est une loi merveilleuse de la nature que seul celui qui se donne soit complet ; et l’on ne commence à posséder la vie que lorsque nous y vidons sans ménagement et sans compter, pour le bien d’autrui, la nôtre ») ; honneur (« qui perd l’honneur sacrifie plus que qui perd la vie » ; « qui ne respecte pas l’honneur d’autrui ne respectera pas le sien ») ; honnêteté (« l’honnêteté devrait être à l’image de l’air et du soleil, si naturelle qu’on n’aurait pas besoin d’en parler » ; « qui ne peut vivre honnêtement, eh bien, qu’il ne vive pas ! ».
C’est ce Martí foncièrement moraliste auquel s’abreuve Fidel tout au long de sa formation politique. Au point qu’il en vient à écrire parfois des maximes à sa manière à lui. Ainsi, de la prison, le 12 décembre 1953 : « Ce que l’on évalue au moment d’engager le combat, ce n’est pas le nombre d’armes ennemies, mais le nombre de vertus dans le peuple. » (Marti avait écrit, lui, en 1883 : “La victoire n’est pas seulement dans la justice, mais dans le moment et la façon de la demander ; non dans la somme d’armes à la main, mais dans le nombre d’étoiles au front. ») Ou encore, le 31 décembre 1953 : « Je ne comprends toujours pas où l’homme puise la force inébranlable que la conviction et la foi raffermissent en lui au milieu des circonstances fatales les plus inconcevables et qui a stimulé les miennes aux heures très amères de douleur, de confusion générale, d’incertitude et de brouillard. J’ai compris la situation réelle dès les premiers moments, je me suis fixé mes obligations et je les ai remplies sans douter un seul instant, même pas quand il me semblait être absolument seul dans mes convictions. Rien n’est supérieur à l’entêtement d’un homme qui croit en ses idées et en sa vérité : il est invincible, et tous les avantages du monde se brisent contre lui. »
On ne saurait passer comme si de rien n’était sur cet aspect qui m’apparaît capital dans la vision du monde de Fidel et qui est si constante en lui qu’elle a marqué d’une manière quasi indélébile non seulement tous ceux qui l’ont suivi et se sont battus à ses côtés durant la période insurrectionnelle (1953-1959), mais ensuite le cours et l’essence même de la Révolution. Fidel est en cela de tradition profondément hispanique : le code de l’honneur, le point d’honneur, ces notions si ancrées (pour le meilleur et pour le pire, là encore) dans toute la tradition espagnole, ne sont pas de vains mots.
Ce qui frappe, quand on prend la peine de les lire, c’est la teneur foncièrement éthique de ses premiers discours de 1959. Des discours, je le souligne, qui ne sont pas de simples fleurs de rhétorique, mais qui jalonnent, explicitent ou annoncent des mesures et des décisions concrètes en faveur du peuple toujours laissé en marge pendant presque soixante ans de République. Face à un univers politique où les dirigeants se sont caractérisés par la corruption, la malhonnêteté, à des classes dominantes insensibles aux souffrances des démunis et étalant leurs luxes, Fidel se démarque : désormais, les choses seront différentes et rien ne sera jamais plus comme avant.
Il est un exemple très éloquent, mais rarement évoqué par les contempteurs de Fidel et de la Révolution cubaine. Pourtant, qui se rappelle que Fidel, alors que le pays tout entier est à ses pieds, ne prend même pas le pouvoir ? Qui se rappelle que celui que d’aucuns ne cessent de traiter de tyran assoiffé de pouvoir et indéboulonnable ne fait même pas partie du premier gouvernement formé au lendemain de la fuite de Batista ? Que le président de la République est un magistrat honnête, Manuel Urrutia Lleó, nommé à ce poste parce qu’il a refusé de condamner les expéditionnaires capturés après le débarquement du Granma ? Que le Premier ministre, l’avocat José Miró Cardona, est un politicien qui montrera très tôt ses vraies tendances ? Fidel n’occupe ce dernier poste que le 16 février 1959, après que Miró Cardona eut fait la preuve de son incapacité. Fidel démissionnera d’ailleurs le 17 juillet pour protester contre l’attitude politique d’Urrutia et ne reviendra sur sa décision que le 26 juillet, une fois celui-ci éliminé sous les pressions populaires.
De la fonction pédagogique - mise en place sur le plan conceptuel d’un nouvel univers politique par les valeurs qui le sous-tendent - je ne prendrai comme exemple (mais ils sont tous de la même veine) que le discours que Fidel prononce le 11 mars 1959 à Santiago de Cuba, moins d’un mois, donc, après avoir été nommé Premier ministre :
Je n’ai pas fait la Révolution pour être ministre ; je n’ai pas fait la Révolution pour occuper des fonctions. J’ai fait la Révolution, j’ai lancé cette lutte révolutionnaire, j’ai appelé le peuple à la lutte, j’ai obtenu son soutien et, avec lui, nous avons fait cette Révolution d’abord pour renverser la tyrannie, ensuite pour apporter la justice.
[...]
Combattre la Révolution parce qu’elle lèse quelques intérêts, ce n’est pas patriotique. Combattre la Révolution parce qu’elle lèse quelques intérêts, c’est de l’égoïsme. Combattre la Révolution parce qu’elle lèse des intérêts, c’est n’avoir aucune notion de la justice.
[...]
... le peuple sera toujours avec nous, tout simplement parce que nous serons honnêtes, parce qu’on ne nous verra jamais voler ; parce qu’on ne nous verra jamais en proie à des faiblesses ou à des hésitations ; parce qu’on me verra toujours ferme, parce qu’on me verra toujours au travail et au service du peuple. Et on me verra non comme un tout-puissant monsieur, sur la cime, mais comme un homme du peuple, comme un homme qui atteint le peuple, qui est avec le peuple, qui parle au peuple dans un langage clair, qui parle de manière que le peuple le comprenne, parce que je ne me balade pas avec de petits discours ou avec de la rhétorique ou des mots creux : ce que je dis ici au peuple, même les gamins le comprennent, parce que je m’adresse au peuple, je lui parle franchement, je lui parle sincèrement...
[...] Savez-vous pourquoi la Révolution est forte et pourquoi le peuple nous soutient ? C’est très simple : je ne suis rien qu’un simple individu du peuple, et tout le monde me voit comme un simple individu du peuple, comme un parent, un frère, un membre de la famille. Tout le monde m’appelle Fidel et voit que je ne suis qu’un simple individu du peuple.
Vous savez bien ce qu’il se passait avant ici : avant, un monsieur était élu représentant, et plus personne ne le voyait, même pas le voisin d’à côté, il ne saluait personne, surtout si les élections n’étaient pas proches.
Avant, on donnait un poste important à quelqu’un, et il ne voulait même plus parler à sa famille. Ici, les gens occupaient un poste, et ils se croyaient des dieux. Et le peuple ? Ah, rien que du mépris pour le peuple. Ils voyaient la masse du peuple comme quelque chose d’ennuyeux, de gênant.
Ecoutez, c’est très simple : je ne suis qu’un simple individu du peuple. Je me fiche absolument des postes, je m’en fiche royalement, et le peuple le sait. Je me sacrifie pour remplir un devoir. Je ne le ferai pas parfaitement, mais je tâche de bien le faire, de bonne foi, du mieux possible. Je ne veux faire du mal à personne, je veux faire du bien à tout le monde, je respecte les droits de tout le monde et je défends les droits du peuple.
Ce que j’ai promis, je l’ai toujours tenu ; je ne promets pas ce que je ne peux pas tenir. Je tâche de faire plus que ce que je promets. Je ne recours jamais aux mensonges ni aux flatteries. Je dis ce que je pense. Si je dois penser différemment de ceux qui m’écoutent, je dis en toute sincérité, sans démagogie, sans hypocrisie. Les politiciens l’ont-ils fait ? Eh bien, les politiciens ne l’ont pas fait !
[...]
Je ne me bats pas par intérêt matériel, ni par intérêt moral, ni pour qu’on m’applaudisse, ni pour rien de tout ça : je me bats parce que j’estime que c’est mon devoir. Ma récompense, chaque fois que je fais du bien à quelqu’un, est de me sentir satisfait ; ma récompense, chaque fois que je vois une famille plus heureuse, est de me sentir satisfait ; ma récompense, chaque fois que je vois se construire une école nouvelle, est de me sentir satisfait ; ma récompense, chaque fois que je vois se construire un nouvel hôpital et que je sais que des centaines de malades vont recevoir des soins, est de me sentir satisfait ; ma récompense, chaque fois que je vois un paysan heureux, est de me sentir satisfait.
Ma récompense ne sera pas maintenant, ma récompense sera plus tard ; pour demain, si je suis en vie, quand je passerai dans les coopératives de paysans en train de produire ; quand je rendrai visite aux paysans et que je verrai des maisons nouvelles et différentes de celles d’aujourd’hui, et que je verrai tout le monde chaussé, et que je verrai que tout le monde sait lire et écrire, et que tous les enfants ont un maître et que tout le monde a des médicaments, et que tout le monde a la radio, et que tout le monde a de l’hygiène et que tout le monde a de la santé.
Quand je verrai qu’il n’y a plus de mendiants, quand je verrai qu’il n’y a plus d’affamés, quand je verrai qu’il n’y a plus d’injustices, je me sentirai heureux. Et ce sera ma récompense.
Ma récompense ne pourra jamais être de l’argent, ma récompense ne pourra jamais être des honneurs, ma récompense ne pourra jamais être autre chose que la satisfaction infinie que ressent l’homme sain, l’homme propre, l’homme noble, l’homme honnête quand il fait du bien à quelqu’un.
Peu m’importe la politique, peu m’importent les fonctions. Il m’est égal d’être le premier que de n’être rien du tout. Peu m’importe la présidence. Si on me laisse ici les années dont j’ai besoin - quatre, cinq, six - pour faire ce travail, et si un autre est président, peu m’importe. Peu m’importent les fonctions.
Je ne sers pas comme président. Savez-vous pourquoi ? Parce que ce sont beaucoup de choses, beaucoup d’honneurs et beaucoup de hiérarchie. Et moi, je dois être avec le peuple. [...] Ces fonctions, elles ne m’intéressent pas. Tout ceci, je vous l’assure, manque de valeur pour moi ; ça ne m’intéresse pas, ni la politique, ni les fonctions, ni les votes, ni les honneurs.
Je ne recevrai jamais plus d’honneurs que ceux que j’ai reçus du peuple cubain ; on ne pourra réunir plus de foules que celles qui se sont réunies, plus de centaines de milliers de personnes. Donc, la seule chose qui m’intéresse, c’est faire mon devoir.
Mon désir est de bien le faire. Je sais que comme être l’être humain que je suis, je ne peux pas le faire parfaitement ; je sais que comme l’être humain que je suis, je peux commettre des erreurs. Je commettrai des erreurs, mais je n’agirai jamais de mauvaise foi. On pourra dire : « Il s’est trompé », mais on ne pourra jamais dire : « C’est une crapule ». On pourra dire : « Il s’est trompé », mais on ne pourra jamais dire : « C’est un voleur ». On pourra dire que je n’ai pas tout fait, mais on ne pourra jamais dire que je n’ai pas fait tout ce que j’ai pu, parce que je ferai tout ce que je peux, parce que je ferai tout du mieux possible. Et quand je n’en ferai pas plus et que je ne le ferai pas mieux, c’est parce que je n’aurai pas pu. Alors, d’autres viendront et le feront mieux. Je remplirai ma tâche ; d’autres viendront après. [...]
Je défie qui que ce soit de prouver que Fidel n’a pas appliqué à la lettre ce code moral de dirigeant qu’il s’est imposé tout au début de sa vie de révolutionnaire.
Et puisque j’en suis à tenter de présenter un Fidel différent des poncifs éculés qui tiennent lieu d’universaux et de « vérités évidentes » dans les médias internationaux et chez nombre de gouvernements du Premier monde, je ne résiste pas au plaisir d’en montrer une autre facette : l’humour fin, qu’on associe bien peu à sa personne. Je laisse le lecteur en juger sur pièce. Toujours en prison, il écrit le 8 mars 1954 :
« J’ai parlé de l’insensibilité de nos couches sociales huppées et j’ai oublié de parler des dames philanthropiques de la Ligue contre le cancer. Je n’ai sans doute pas rendu dûment justice à la comtesse Revilla de Camargo. Après tout, est-ce leur faute que les journaux s’entêtent toujours à faire de la publicité à leurs bonnes actions ?
« Bien entendu, je ne serais pas aussi caustique envers les belles jeunes filles qui parcourent les rues en collectant des centimes, capables de vous coller au moins trois cocardes au revers de la veste.
« Je pense que c’est à l’Etat de résoudre ce problème, en enlevant l’argent aux riches, en triplant les impôts sur les hôtels particuliers du Country Club et de la Cinquième Avenue, les résidences secondaires, les clubs privés, les héritages voués à la dilapidation et les rentes fabuleuses gaspillées dans le luxe. Mais que ne meure en tout cas aucun malade parce qu’il a plu ou que la comtesse Revilla de Camargo a eu un malaise ! Et que Dieu lui pardonne sa vanité, puisque nous pouvons bien, nous les hommes, lui pardonner son ridicule ! Après tout, pourquoi ne pas souhaiter qu’il reste encore des comtes et des comtesses de la même manière que nous souhaiterions qu’un cacique siboney ou un exemplaire de lamantin quasiment disparu soit encore en vie ? »
(à suivre)
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