Le regard est un bon moyen de transmettre immédiatement ce que les mots hésitent à dire. Nous nous trouvons entassés dans le métro à une heure d’affluence. Autrui peut, à ce moment-là, n’être pas autre chose qu’un objet gênant. Mais, soudain, deux regards se croisent. Quelqu’un me dit d’une façon pas tout à fait formelle : " je vous demande pardon". Une rencontre a eu lieu. Nous sommes à l’opposé de l’enfer sartrien.
Pour rendre notre société plus humaine, il ne servirait pas à grand chose d’en changer les structures, si nous ne changeons pas le regard que nous portons sur autrui. Qui est-il donc pour moi ? Un autre, différent, que je m’efforce de tolérer, ou un autre moi-même, mon semblable, que je suis disposé à aimer ? Nous avons là toute la différence entre autrui et " mon prochain". Autrui veut dire l’autre, celui qui n’est pas moi. Cette idée est toujours affectée d’un coefficient de négativité. Et s’il est éminemment souhaitable que je tolère autrui, ce n’est là qu’un minimum dans la relation de personne à personne.
Dans " mon prochain", je vois un autre homme ou femme comme moi, mon semblable et mon frère, soumis à la même condition, aux mêmes aléas, aux mêmes épreuves, capable, comme moi, de penser, de désirer, d’aimer, revêtu de la même dignité. L’idée du prochain s’enrichit de tout le contenu de notre idée de l’homme. La conviction de la grandeur de l’homme et l’expérience de sa fragilité nous disposent à aider et à aimer notre prochain, pas forcément d’un amour sentiment, qui est, par nature, électif, mais d’un amour de bienveillance qui est, par nature, universel.