Pourquoi le socialisme ?
Article écrit par Albert Einstein en 1949 pour une revue états-unienne
dimanche 4 février 2007.
Est-il convenable qu’un homme qui n’est pas versé dans les questions économiques et sociales exprime des opinions au sujet du socialisme ? Pour de multiples raisons je crois que oui.
Considérons d’abord la question au point de vue de la connaissance scientifique. Il pourrait paraître qu’il n’y ait pas de différences méthodologiques essentielles entre l’astronomie et l’économie : les savants dans les deux domaines essaient de découvrir les lois généralement acceptables d’un groupe déterminé de phénomènes, afin de rendre intelligibles, d’une manière aussi claire que possible, les relations réciproques existant entre eux. Mais en réalité de telles différences existent. La découverte de lois générales en économie est rendue difficile par la circonstance que les phénomènes économiques observés sont souvent influencés par beaucoup de facteurs qu’il est très difficile d’évaluer séparément. En outre, l’expérience accumulée depuis le commencement de la période de l’histoire humaine dite civilisée a été - comme on le sait bien - largement influencée et délimitée par des causes qui ne sont nullement de nature exclusivement économique. Par exemple, la plupart des grands États dans l’histoire doivent leur existence aux conquêtes. Les peuples conquérants se sont établis, légalement et économiquement, comme classe privilégiée du pays conquis. Ils se sont attribués le monopole de la terre et ont créé un corps de prêtres choisis dans leur propre rang. Les prêtres, en contrôlant l’éducation, érigèrent la division de la société en classes en une institution permanente et créèrent un système de valeurs par lequel le peuple fut dès lors, en grande partie inconsciemment, guidé dans son comportement social.
Mais la tradition historique date pour ainsi dire d’hier ; nulle part nous n’avons dépassé ce que Thorstein Veblen appelait la phase prédatrice du développement humain. Les faits économiques qu’on peut observer appartiennent à cette phase et les lois que nous pouvons en déduire ne sont pas applicables à d’autres phases. Puisque le but réel du socialisme est de surmonter et dépasser la phase prédatrice du développement humain et d’aller de l’avant, la science économique dans son état actuel ne peut projeter que peu de lumière sur la société socialiste de l’avenir.
En second lieu, le socialisme est orienté vers un but éthico-social. Mais la science ne peut pas créer des buts, et peut encore moins les inculquer aux êtres humains ; la science peut tout au plus fournir les moyens par lesquels certains buts peuvent être atteints. Mais les buts eux-mêmes sont conçus par des personnalités animées d’un idéal moral élevé et - si ces buts ne sont pas mort-nés, mais vivants et vigoureux - ils sont adoptés et portés en avant par ces innombrables êtres humains qui, à demi inconscients, déterminent la lente évolution de la société.
Pour ces raisons nous devons prendre garde de ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques quand il s’agit de problèmes humains ; et nous ne devons pas admettre que les spécialistes soient les seuls qui aient le droit de s’exprimer sur des questions qui touchent à l’organisation de la société.
D’innombrables voix ont affirmé, il y a quelques temps, que la société humaine traverse une crise, que sa stabilité a été gravement troublée. Il est caractéristique d’une telle situation que des individus manifestent de l’indifférence, ou même de l’hostilité, à l’égard du groupe, petit ou grand, auquel ils appartiennent. Pour illustrer mon opinion je veux évoquer ici une expérience personnelle. J’ai récemment discuté avec un homme intelligent et d’un bon naturel sur la menace d’une autre guerre, qui, à mon avis, mettrait sérieusement en danger l’existence du genre humain, et je faisais remarquer que seule une organisation supranationale offrirait une protection contre ce danger. Là-dessus mon visiteur me dit tranquillement et froidement : Pourquoi êtes-vous si profondément opposé à la disparition de la race humaine ?
Je suis sûr qu’il y a un siècle, personne n’aurait si légèrement fait une telle affirmation. C’est l’affirmation d’un homme qui a vainement fait des efforts pour établir un équilibre dans son intérieur et qui a plus ou moins perdu l’espoir d’y réussir. C’est l’expression d’une solitude et d’un isolement pénibles dont tant de gens souffrent de nos jours. Quelle en est la cause ? Y a-t-il un moyen d’en sortir ?
Il est facile de poser de telles questions, mais il est difficile d’y répondre avec un tant soit peu de certitude. Je dois pourtant essayer de le faire aussi bien que je le peux, bien que je me rende parfaitement compte que nos sentiments et nos tendances sont souvent contradictoires et obscurs et qu’ils ne peuvent pas être exprimés dans des formules aisées et simples.
L’homme est un être à la fois solitaire et social. Comme être solitaire il s’efforce de protéger sa propre existence et celle des êtres qui lui sont le plus proches, de satisfaire ses désirs personnels et de développer ses facultés innées. Comme être social il cherche à gagner la reconnaissance et l’affection de ses semblables, de partager leurs plaisirs, de les consoler dans leurs tristesses et d’améliorer leurs conditions de vie. C’est seulement l’existence de ces tendances variées, souvent contradictoires, qui explique le caractère particulier d’un homme, et leur combinaison spécifique détermine dans quelle mesure un individu peut établir son équilibre intérieur et contribuer au bien-être de la société. Il est fort possible que la force relative de ces deux tendances soit principalement fixée par l’hérédité. Mais la personnalité qui finalement apparaît est largement formée par le milieu dans lequel le hasard l’a placé pendant son développement, par la structure de la société dans laquelle elle se développe, par la tradition de cette société et son appréciation de certains genres de comportement. Le concept abstrait de société signifie pour l’individu humain la somme totale des relations directes et indirectes qu’il entretient avec ses contemporains et avec l’ensemble des générations passées. L’individu est capable de penser, de sentir, de lutter et de travailler par lui-même, mais il dépend tellement de la société - dans son existence physique, intellectuelle et émotionnelle - qu’il est impossible de penser à lui ou de le comprendre en dehors du cadre de la société. C’est la société qui fournit à l’homme la nourriture, les vêtements, l’habitation, les outils de travail, le langage, les formes de la pensée et la plus grande partie du contenu de la pensée ; sa vie est rendue possible par le labeur et les talents de millions d’individus du passé et du présent, qui se cachent sous ce petit mot de société.
Il est évident par conséquent que l’indépendance de l’individu par rapport à la société est un fait de nature qui ne peut pas être aboli - et les fourmis et les abeilles sont exactement dans le même cas. Cependant, tandis que le processus entier de la vie des fourmis et des abeilles est fixé, jusque dans ses infimes détails, par des instincts héréditaires rigides, le modèle social et les relations réciproques entre les êtres humains sont très variables et susceptibles de changer. La mémoire, la capacité de faire de nouvelles combinaisons, le don de communication orale ont rendu possibles des développements parmi les êtres humains qui ne sont pas dictés par des nécessités biologiques. De tels développements se manifestent dans les traditions, dans les institutions, dans les organisations, dans la littérature ; dans les réalisations scientifiques et techniques et dans les œuvres d’art. Cela explique comment l’homme peut, dans un certain sens, influencer sa vie par sa propre conduite, et que la pensée et le désir conscients peuvent jouer un rôle dans ce processus.
L’homme possède à sa naissance, par hérédité, une constitution biologique que nous devons considérer comme fixe et immuable, y compris les impulsions naturelles qui caractérisent l’espèce humaine. De plus, pendant sa vie il acquiert une constitution culturelle qu’il reçoit de la société par la communication et par beaucoup d’autres voies. C’est cette constitution culturelle qui, dans le cours du temps, est sujette au changement et qui détermine, à un très haut degré, les rapports entre l’individu et la société. L’anthropologie moderne nous a appris, par l’investigation des cultures dites primitives, que les grandes différences que peut présenter le comportement social des êtres humains dépendent des schémas culturels et des types d’organisation qui prédominent dans la société. C’est là-dessus que peuvent fonder leurs espérances tous ceux qui s’efforcent d’améliorer le sort de l’homme : la constitution biologique des êtres humains ne les condamne pas à se détruire mutuellement ou à s’infliger eux-mêmes un sort cruel.
Si nous nous demandons comment la structure de la société et l’attitude culturelle de l’homme devraient être changées pour rendre la vie humaine aussi satisfaisante que possible, nous devons constamment tenir compte du fait qu’il y a certaines conditions que nous ne sommes pas capables de modifier. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la nature biologique de l’homme n’est pas susceptible d’être changée selon une intention pratique. De plus, les développements technologiques et démographiques de ces derniers siècles ont créé des conditions qui doivent continuer. Là où la population est relativement dense et possède les biens indispensables à son existence, une extrême division du travail et un appareil de production très centralisé sont absolument nécessaires. Le temps où des individus ou des groupes relativement petits pouvaient se suffire complètement à eux-mêmes, qui paraît si idyllique lorsqu’on se retourne pour le regarder, ce temps est disparu pour toujours. On n’exagère pas beaucoup en disant que l’humanité constitue à présent une communauté planétaire de production et de consommation.
26/05 11:51 - rocla (haddock)
Emile Red , Déjà merci pour votre réponse et le temps que vous avez pris pour ceça . (...)
26/05 09:41 - Emile Red
Aussi, j’oubliais, je n’ai rien contre la libre entreprise lorsque libre ne (...)
26/05 09:38 - Emile Red
J’aime vous voir en colère cher Rocla, vous savez donc répondre quand on vous agresse. (...)
25/05 21:26 - rocla (haddock)
Gaffe Monolecte , d’ après Emile , si tu délègues pas , tu resteras petite , par (...)
25/05 21:15 - Monolecte
@ Jerome : graphiste indépendante. Ce qui implique que je fais tout moi-même, un peu comme un (...)
25/05 20:00 - rocla (haddock)
Emile , c’ est vrai je suis couard , petit et pire qu’ un fonctionnaire , juste un (...)
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