My secretary is rich
On peut toujours envisager de laisser le champ libre aux économistes libéraux élevés en batterie. Ou, alors, on relève le gant du défi, on monte sa propre théorie des salaires et on leur rafle pour une fois le pactole du Nobel sous le nez. Surtout qu’on en a forcément plus besoin qu’eux !
Tout commence toujours par une discussion entre potes. Ce jour-là, nous formions un mini-sommet du Medef avec Elric, qui a lui aussi monté sa petite entreprise, même s’il est loin d’être un débutant dans cette catégorie.
- Non, ce qui est vraiment chiant, c’est le temps que je perds en paperasses, me lance-t-il au détour d’une phrase.
- Oui, je te comprends. En plus, je débute, je ne maîtrise pas grand-chose dans les déclarations diverses et je rame comme une galérienne pour compléter le moindre petit formulaire avec 5 champs ridicules à remplir, acquiesçais-je dans l’élan.
- L’administratif prend beaucoup trop de temps dans mon activité, mais la France est un pays procédurier et les fonctionnaires n’ont que ça à foutre.
- Heu... ouais... si tu veux... mais bon, ça va quand même. On n’y passe pas notre vie non plus et tout ne vient pas de l’administration publique. Il nous faut produire nos propres documents internes. C’est juste que c’est prise de tête et qu’on y laisse du temps qu’on ne peut pas consacrer à notre travail réel. Entre ça et mon bordel chronique, il me faudrait une secrétaire.
- Une secrétaire ? Oui, je veux bien, mais même payée au Smic, elle sera toujours trop chère pour ce qu’elle me rapporte.
- Comment ça ?
- Ben, un commercial, ça fait rentrer de l’argent au moins, mais une secrétaire, c’est juste une charge salariale !
Et c’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait quelque chose de pourri dans le joyeux royaume des Forces vives de la nation.
D’un côté, mon pote concède que l’aspect administratif de la gestion de sa petite entreprise est chronophage et, de l’autre, il est convaincu que le personnel administratif n’est que valeur négative dans son bilan. Ce qui est contradictoire et pose d’entrée de jeu le problème de l’évaluation du salaire, de la valeur réelle du travail d’une personne.
Le marché de l’emploi
Déjà, en observant juste les pratiques, on peut avancer sans trop de risque que le mode de fixation du salaire n’a que peu de chose à voir avec la valeur du travail d’une personne. En gros, l’idée des libéraux, ou pour le moins celle qui s’applique le mieux sur le terrain actuel, c’est que la détermination du salaire est extérieure au candidat et aux spécificités du poste, puisque celui-ci est fixé de manière autonome par rapport à l’entreprise sur le marché du travail, via la bonne vieille méthode de l’offre et de la demande. En gros, le salaire pour telle ou telle fonction est fixé par le rapport entre le nombre de postes disponibles à l’instant "t" et le nombre de candidats.
Plus il y a de candidats pour un poste et moins le salaire est élevé. Ce qui implique que le salaire est donc complètement déconnecté de la réalité de l’entreprise. Et qu’une conjoncture de chômage de masse fait forcément pression sur les salaires. Jusqu’au point d’équilibre. Qui serait le moment où chaque poste trouve un unique candidat. Car, a contrario, en cas de pénurie de travailleurs sur un type de poste, les salaires devraient flamber. Comme dans les fameux métiers en tension où un poste peut rester longtemps vacant sans trouver preneur. Et sans flamber !
De manière totalement empirique, on observe facilement que si le chômage de masse est effectivement très efficace pour garder un maximum de salaires au plancher, la pénurie de candidats n’implique pas du tout un réajustement des salaires à la hausse vers un nouveau point d’équilibre. Ne serait-ce que parce que la politique du travail actuelle tend à forcer par tous les moyens les précaires à occuper ces postes pourris et mal payés [1] et que la politique des emplois aidés maintient de vastes populations de prolétaires dans un état de dépendance et de pauvreté qui permet de corriger à la baisse bien des salaires dans bien des secteurs.
La valeur ajoutée
Si l’on se place du point de vue l’entreprise elle-même, on peut la considérer comme une sorte de boîte noire[2] dans laquelle l’on injecte d’un côté du capital et de la main-d’œuvre et d’où ressort de l’autre de la valeur ajoutée, valeur ajoutée qui se prend donc auprès de l’utilisateur final du bien ou du service produit.
De ce point de vue-là, il suffirait de déterminer quelle est la part du capital et du travail dans la production de la valeur ajoutée, et de redistribuer proportionnellement. Sauf qu’il est très difficile de déterminer quelle est la part que chacun prend dans la création finale de richesse. Et que tout le monde a tendance à vouloir tirer la couverture à soi, ce qui n’est pas donné à Paul étant toujours ça de pris pour Pierre.
On peut toujours commencer par évaluer le capital injecté et les conditions de son renouvellement[3] et répartir le reste entre les salariés. Mais, là, se pose réellement la question de la valeur du travail de chacun. Laquelle est forcément biaisée par les salaires communément admis et plus ou moins fixés par le marché.
Ainsi, on admet facilement qu’un cadre supérieur peut valoir 4 ou 5 fois plus que l’ouvrier qualifié. Question d’abondance, paraît-il. Et qu’un PDG, ça peut facilement valoir 100 ou 200 Smic. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Mystère et boules de gomme !
Pourtant, si l’on considère l’entreprise comme une entité à organisation organique[4], il est logique de penser que chacun vaut strictement la même chose que l’autre, indépendamment de sa tâche. Encore qu’on peut se dire qu’il est plus facile de produire en n’ayant que des ouvriers qu’en ne gardant que les patrons[5]. Ce qui tendrait à prouver que pour créer de la valeur ajoutée, il vaut mieux avoir des ouvriers plutôt que des contremaîtres et des contremaîtres plutôt que des patrons. Et que le salaire est aujourd’hui fixé de manière inversement proportionnelle à l’utilité économique de l’agent qui le perçoit.
Et ma secrétaire dans tout cela ?
Comment évaluer le vrai salaire de la secrétaire[6] d’Elric ou de la mienne ? Car je n’ai pas perdu de vue cette histoire de valeur négative du travail de la secrétaire selon mon pote.
L’entreprise d’Elric, comme la mienne, fonctionne sur la seule base de notre travail. De ce point de vue, on pourrait aussi bien s’amuser à considérer chaque salarié comme une entreprise individuelle. À client unique. Voire exclusif.
Nous sommes donc les seuls producteurs de valeur ajoutée de nos entreprises. Et nous tirons cette valeur ajoutée des services que nous facturons à nos clients.
Notre valeur ajoutée est donc limitée par la quantité de service que nous pouvons offrir et donc la quantité de travail que nous pouvons produire. Cette capacité de production dépend de notre efficacité propre, de nos compétences, de notre maîtrise, de nos outils et du temps que nous pouvons y consacrer. Notre temps d’entreprise se partage en trois grandes catégories : le démarchage de nos clients, la production de notre travail et la gestion de notre entreprise. Comme nous sommes seuls, nous faisons tout. Ce qui revient à dire que chaque heure que nous consacrons à notre entreprise est équivalente à une autre, quelle que soit la tâche en cours. Sauf que seules les heures de production sont des heures rémunératrices proprement dites, puisque ce sont elles qui créent la valeur ajoutée.
Par hypothèse substitutive, je peux dire que chaque heure que je libère pour la consacrer à la production est une nouvelle heure qui rapporte. Autrement dit, si je prends une secrétaire pour s’occuper de l’administratif à ma place, son temps de travail génère automatiquement le même équivalent-temps pour moi en plus[7]. Temps que je peux consacrer à démarcher et facturer des clients. Autrement dit, chaque heure de secrétaire vaut potentiellement le même prix que la mienne. Autrement dit, si je facture 40 € de l’heure mon travail à un client, chaque heure libérée par la secrétaire me permet de gagner 40 € de plus. En gros, je pourrais payer ma secrétaire 40 € de l’heure. Mais, en admettant simplement que chacune de ces heures facturées en plus ne peut exister que si nous travaillons toutes les deux, on peut tout simplement se mettre d’accord sur un moit’-moit’ tout à fait bénéfique des deux côtés, soit plus que le Smic, dans tous les cas.
En fait, juste en reprenant une partie de mon travail, ma secrétaire me permet de produire encore plus de valeur ajoutée. On ne peut donc, en aucun cas, considérer que son travail se limite à être une charge salariale.
Parce qu’elle se substitue à moi, on peut considérer que ma secrétaire vaut autant que moi.
Mais le paradoxe de la secrétaire va plus loin si on pense à l’échelle d’une entreprise plus importante.
Polyvalence, piège à con !
Tout le monde l’a forcément remarqué : les secrétaires se sont franchement raréfiées en entreprise ces dernières décennies et leur travail s’est singulièrement dévalorisé ! À une époque pas si lointaine, la plupart des cadres fonctionnaient en binôme avec une secrétaire, laquelle s’occupait de toutes les petites choses fastidieuses et désagréables induites par l’activité principale du cadre. Puis, l’informatisation aidant, on a considéré que de nombreuses tâches de secrétariat pouvaient directement être faites par les autres salariés et on a taillé dans le gras de ce corps d’assistantes efficaces. Et, au fur et à mesure que les secrétaires disparaissaient de l’entreprise, leur métier s’est dévalorisé.
Il y a encore trente ans, une fille qui sortait secrétaire de chez Pigier était en marche vers l’ascension sociale. Aujourd’hui, une secrétaire expérimentée, parlant une ou deux langues, maîtrisant la chaîne des logiciels bureautiques, peut toujours espérer décrocher un emploi aidé, à peine mieux payé que le RMI. Les secrétaires s’entassent et prennent la poussière sur les étagères de l’ANPE, comme des poupées démodées, vestiges de temps rieurs et désormais révolus.
La première fois que j’ai douté du bien-fondé du traitement contemporain des secrétaires, c’est en rendant visite à mon directeur de recherche dans son bureau. Imaginez un instant ce digne représentant du corps professoral de la prestigieuse université de la Sorbonne, en train de s’échiner comme un malheureux derrière son Mac. Il m’explique qu’il a un courrier à envoyer rapidement et que sa secrétaire n’est pas là. Comme la plupart du temps. Vu que sa secrétaire, de réorganisations en redéploiements, il se la partageait entre moult autres grosses têtes. Ce qui faisait qu’il devait se fader lui-même la majeure partie de l’administratif de son labo, ce qu’il faisait fort laborieusement.
C’est alors que je me suis demandé s’il était bien raisonnable de payer mon cher professeur à taper péniblement pendant une heure une malheureuse lettre que sa secrétaire aurait expédiée en cinq minutes.
Ben oui, secrétaire, c’est comme professeur à la Sorbonne, c’est un métier qui ne s’improvise pas.
Et tout au long de mon expérience professionnelle qui suivit, j’ai eu maintes occasions de voir le travail des secrétaires... en négatif ! En constatant les effets de leur disparition.
Chez la plupart des cadres et responsables de service, cela se traduit par la lenteur dans le travail et l’entropie galopante dans l’organisation. Les courriers et pneus administratifs arrivent et s’entassent sur la gauche du bureau. Les piles montent au ciel. Les rapports n’arrivent pas. Les courriers sont en retard. Il y en avait un qui avait développé une stratégie de la pile. Chaque fin de journée, il déposait la pile de papiers du jour dans le casier urgent de la semaine. Puis, le vendredi, il poussait sa Tour de Babel de la semaine vers le tas du mois. Et j’ai fini par découvrir derrière une double cloison l’enfer[8] de la paperasse de quelqu’un qui n’avait jamais appris la gestion documentaire.
Car le travail qu’abattaient les secrétaires n’a jamais disparu de l’entreprise. Il a juste été ajouté en une couche supplémentaire sur l’emploi du temps de tous les autres salariés.
Ainsi donc, les cadres dynamiques à 4 ou 5 000 € le mois se retrouvent-ils à taper leur courrier, gérer leurs rendez-vous, rédiger leur rapport... au lieu de faire leur boulot. Car tout comme moi, au début de cette histoire, ils sont limités dans le temps, quant à ce qu’ils peuvent produire comme travail. Supprimer les secrétaires revient donc à payer le boulot d’une secrétaire débutante et non qualifiée au prix d’un cadre sup’.
Est-ce vraiment raisonnable ?
Est-ce que la théorie actuelle des salaires n’a pas trouvé ici sa limite ?
Car la secrétaire, loin de n’être qu’une charge salariale, est précisément un facteur d’amélioration de la productivité des autres salariés. La logique libérale qui veut que l’on peut substituer un salarié par n’importe quel autre pour arriver au bout d’une tâche est carrément contre-productive. Puisqu’elle renchérit le coût de la tâche effectuée tout en baissant la productivité globale du salarié. Une lettre tapée en 5 minutes par une secrétaire de métier revient nettement moins cher que la même tapée en 20 minutes par un cadre. Lequel, au lieu de faire son boulot de cadre à plein temps, perd du temps en rédactionnel, gestion des documents, gestion de l’emploi du temps, gestion des appels téléphoniques et des mails. Tâches pour lesquelles il n’est en général pas formé. Qu’il ne fait donc pas très bien. Ni très efficacement.
Cette fausse polyvalence peut aujourd’hui s’appliquer à tous les niveaux de l’entreprise et génère en fait des économies de bout de chandelle à court terme et une baisse de productivité générale au final ! Un mauvais calcul qui débouche forcément sur de piètres résultats !
Notes
[1] c’est-à-dire en faussant le marché
[2] au sens bourdieusien
[3] en gros, les investissements nécessaires et sa rémunération
[4] chacun interdépend de tous les autres
[5] ceci a été empiriquement prouvé en Amérique du Sud, via les entreprises autogérées coopérativement par leurs ouvriers
[6] je tiens à préciser que ma secrétaire pourrait tout aussi bien être MON secrétaire, mais par facilité et afin de ne pas confondre ce métier avec un meuble, je conserve la féminisation de ce nom !
[7] et même plus. L’administratif étant son métier, on peut facilement penser qu’elle accomplira mes tâches administratives plus rapidement et plus efficacement que moi-même
[8] je fais ici allusion à l’Enfer du Vatican, endroit où sont reléguées les archives compromettantes qui doivent rester loin de la portée des infidèles et dont un de mes professeurs de la Sorbonne, historien, était friand !
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