Paradisial :
Quand je parle de soumission à une autorité religieuse, je pense au rôle qu’avaient les millet dans la collecte de l’impôt, ce qui est quand même un des fondements de l’Etat. Qu’il n’y ait pas de clergé en Islam est un fait, mais l’existence d’une "autorité religieuse" est très claire, au moins d’un point de vue moral. De plus, dans les millet chrétiens, et notamment orthodoxes, il y avait un clergé très puissant dont le rôle de contrôle des populations était manifeste. Vers la fin de la période Ottomane, ce clergé acquis une influence d’autant plus importante qu’il avait fait en sorte que le taux de recouvrement de l’impôt était beaucoup important que dans les millet musulmans, où l’absence de hierarchie religieuse rendait les passe-droit et les irrégularités beaucoup plus nombreuses.
Et puis soyons clair, l’Empire Ottoman reste une monarchie de droit divin dans lequel il n’y a pas réellement de droit individuel (par exemple un citoyen seul ne peut pas attaquer l’Etat en justice), même si les droits collectifs ou communautaires (ce qu’en droit moderne on peut appeler le droit des minorités) y ont été beaucoup plus développés que ce qui a pu exister en Europe occidentale à la même époque, et même probablement plus que dans la République turque actuelle. Cela dit je maintien que les millet sont l’une des causes endogènes de l’éclatement de l’Empire, car ils ont été confrontés à l’emergence du modèle national venu d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale. En ce qui concerne la péninsule balkanique, cette relation me paraît assez manifeste. Le colonialisme britannique (sans oublier les impérialismes français et russe, qui prirent aussi leur part à la question d’Orient) a à mon avis porté le coup de grâce à l’Empire, mais je ne pense pas qu’on puisse y voir la cause principale.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais l’éclatement d’un tel système, que vous qualifiez assez justement de fédéral, me paraît être un conflit de nature civile. Je pense qu’on peut interpréter une partie des événements des années 1910-1920 dans cette perspective, et en particulier le génocide arménien (ça y est j’ai laché le mot, j’imagine que je vais me faire taper sur les doigts par quelqu’un). Donc si l’on considère les conflits civils en Anatolie, auxquels s’ajoutent les déplacements de population après Lausanne, on peut dire que la Turquie moderne est née d’une ségrégation communautaire très souvent forcée. Un retour au modèle des millets est dès lors impossible, même si la question de la décentralisation est effectivement très pertinente.
En effet, je remarque qu’en France le principe laïc est effectivement assez rigide, mais qu’il est tempéré par la marge de manoeuvre des collectivités locales dans leurs relations avec les communautés religieuses. Le système permet d’être ferme sur la règle et souple dans son application, et fonctionne plutôt moins mal qu’ailleurs.