Exclusif sur rue89 : choses vues dans la Syldavie en guerre, par BHL
Après avoir raconté dans Le Monde son périple dans la Géorgie en guerre, l’intellectuel-voyageur est allé en Syldavie, où le conflit engagé par la Bordurie fait des ravages. Il nous a envoyé ce récit.
Et me voilà sous le ciel morne de Klow. Sur le tarmac de cet aéroport désert, comme abandonné, je suis le seul Français. Les avions de la compagnie Syldair ont disparu. Un vieil ami syldave, d’un village ravagé de la vallée Wladir, m’accueille. Les bras ouverts.
Et puis simplement, il chuchote comme s’il craignait que l’un de ces barbares, fils de la haine et du meurtre, ne l’entende : « Merci d’être là ». Je le regarde, cet homme, si grand, si élégant. Discrètement, je lui glisse une liasse de khôrs. Car sur son visage pourtant serein, je les devine, moi, je les sais, ces nuits d’effroi et ces réveils glauques au bruit des bombes.
Je ne dis rien. Je ne vais pas commencer à lui raconter mes voyages auprès de Massoud au doux visage ou d’Izetbegovic immense résistant, auprès de ces guerriers de la liberté et du Bien pour lesquels j’ai parfois songé à prendre moi-même les armes. Mais je n’ai jamais supporté la guerre. Je ne dis rien mais il sait.
« Monsieur Lévy, il faudra leur dire »
On s’engouffre dans une voiture noire, direction Wladiri. Quelque chose me frappe et ne me lâchera plus durant ce séjour : le vide, l’absence des troupes syldaves. Je ne verrai jamais, durant ce séjour au bord du précipice, le moindre engin militaire syldave debout : tout a été carbonisé.
Je ressens alors comme une certitude. La Syldavie, cette nation debout, cette nation fière, cette nation à défendre s’est sentie trahie et a renoncé. Pour qu’enfin, Européens et Américains, soyons face à notre responsabilité, à notre incapacité à la révolte face aux chars bordures.
Les hommes que je croiserai plus tard auront ce regard hagard que je connais. Ce regard que partagent ceux qui ont vu la mort, le viol de masse, le pillage, les flammes. Ce regard qui parfois est le mien. Et cette scène, déchirante. Ce réfugié qui m’en rappelle un autre, me prend la main, me dépeint la sale guerre et me supplie : « Monsieur Lévy, il faudra leur dire ».
Face à lui, un bougre d’officier de l’armée bordure écoute. Dépenaillé, puant l’alcool, ce diable a l’air ailleurs mais son visage respire la victoire. Il crache : « Eih bennek, eih blaveck ». Cette devise syldave devient obscène dans sa bouche édentée. Elle signifie : « J’y suis, j’y reste. »
Entouré de véhicules militaires hurlants, je ne peux pas avancer vers Klow. Un officier bordure, dépenaillé et puant l’alcool, hurle qu’il ne laissera passer que ceux qui disposent d’une accréditation de cette Bordurie ivre de conquêtes et de ruines. Une Audi diplomatique -l’ambassade de Molvanie- m’embarque. A son bord, des Américains chargés de sortir les blessés de cette ville transformée en geôle pour ces hommes libres.
La voiture file maintenant sur la route menant à Klow, à travers ce « royaume du pélican noir », autrefois joyau de la civilisation caucasienne. La journée est avancée, mais il n’y a personne dans ce désert de bombes et de terreur. Sauf les Bordures, apparitions dantesques et brutales. Tous ont des moustaches, à l’image de leur dictateur Plekszy-Gladz.
J’interroge un général bordure, dépenaillé et puant l’alcool
Un tankiste bordure, dépenaillé et puant l’alcool, qui parle un anglais hésitant me salue : « Welcome, mister Lévy. » Je hoche la tête en l’examinant : ses yeux, cernés de khôl, n’ont pas l’habitude des femmes. Les Bordures que je croiserai plus tard auront aussi ce regard de bête qui ne connaît pas la sensualité. Les femmes bordures… ces beautés pâles aux yeux immenses, emprisonnées, enfermées, grillagées, condamnées à l’obscurité sous des couches de toile sombre.
J’interroge un général bordure, dépenaillé et puant l’alcool : pourquoi livrer cette guerre absurde à des innocents, pourquoi livrer une guerre contre le monde libre ? Il ne comprend pas. Il me montre des photos d’armes dont il souligne lourdement l’origine santhéodorienne. Il avoue alors :
« Nous avons convoqué, à Szohôd [capitale de la Bordurie, ndlr], le ministre des Affaires étrangères d’Alcazar. Et il lui a été dit que, s’il continuait à fournir les Syldaves, nous continuerions, nous, de livrer le général Tapioca. »
On me confie des blessées, une vieille femme et une femme enceinte. Victimes pathétiques et tragiques, visages pâlis et yeux immenses. Et ce fameux regard. Tout cela me rappelle cruellement la Bosnie. Et me ramène douloureusement à mon impuissance. A notre impuissance à tous, devrais-je écrire mais je porte cette mission à accomplir. Cette mission qui alourdit les épaules du juste que l’on nomme témoin. Je suis ce témoin. Je suis ici, dans cette guerre pour porter leur parole. Tout cela me semble lourd.
Ottokar VI me livre la clé de cette guerre folle
Il est deux heures. La nuit est avancée, mais dans le palais royal de Klow, nous discutons. Je dis ce que j’ai vu à mon jeune, brillant ami, philosophe et roi modeste, Ottokar VI, petit-fils de Muskar XII. Il boit dangereusement de nombreuses canettes de RedBull, cette boisson qui fait fureur dans un Occident trop pressé. Il me livre alors la clé de cette guerre folle :
« J’étais en vacances, tranquillement en train de faire de faire des exercices. Or voilà que, dans la presse, je lis : ‘Préparatifs de guerre en Syldavie.’ »
Son assistante, de jour comme de nuit, apporte des pêches. Elle est de la vallée du Moltus, vallée féconde en jeunes violonistes.
Le lendemain, je retourne à Wladir. Les Bordures sont toujours là. Inlassablement, je reviens auprès d’Ottokar VI. A quatre heures du matin. Il n’y a pas de RedBull, seulement de l’eau de Klow. Seulement de la mélancolie. De la fatigue. Il a l’air cafardeux. Je comprends ce qui lui arrive : ce n’est pas comme cela, songe Otto, qu’on négocie. Ce n’est pas comme cela qu’on se conduit avec ses amis.
Je suis saisi par cette vérité : je suis cet émissaire qu’attend la Syldavie
Il est seul. Condoleezza Rice est passée, Nicolas Sarkozy aussi. Ils se tutoient mais dans les accords signés par les différentes parties -je les ai vus, annotés des mains mêmes des dirigeants- il n’y a aucune condamnation ferme de l’attaque dont a été victime la Syldavie. Il porte le plus lourd des chagrins : celui que provoquent les amis qui nous abandonnent.
Nous évoquons son grand-père, Muskar XII. Héros de la Syldavie libre que Tintin et Milou, reporters oubliés des jeunes générations, avaient sauvée en retrouvant le sceptre indispensable à la démocratie et à la liberté (celui d’Ottokar Ier, libérateur du pays).
Je me réfugie au bar de l’hôtel où je descends depuis vingt ans. Me revient en mémoire la question d’Ottokar VI : « Alors, supposez que vous êtes responsable d’un pays et que vous apprenez ça – vous faites quoi ? »
Je passe ma main dans ma barbe folle de trois jours. J’ai oublié mon rasoir à Istanbul où j’ai lu les mémoires d’Atatürk, sur les rives du Bosphore :
« Aussi longtemps qu’une nation ne possède pas une armée de culture, les victoires qu’elle peut remporter sur les champs de bataille ne peuvent aboutir à aucun résultat durable. »
Je ne parviens plus à me délivrer de cette phrase. Je l’écris sur mes carnets pour qu’elle cesse de me hanter. En vain. Je suis alors saisi par cette vérité : je suis cet émissaire qu’attend la Syldavie.
BHL (PCC : Zineb Dryef)
16/09 12:26 - pauline45621
25/08 08:30 - fredleborgne
Le pouvoir use et BHL lasse. Il serait temps de trouver un autre pantin pour ces comédies (...)
25/08 00:33 - italiasempre
24/08 21:37 - Spyc
@Michel Maugis " "En somme quand les américains font de la merde c’est mal, (...)
24/08 19:40 - sisyphe
24/08 16:59 - wesson
@l’auteur, "De vraies hordes sauvages, souvent sous la lâche protection de (...)
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