Géorgie : les éclairages de Bernard-Henri Lévy
L’ami Bernard-Henri Lévy s’engage. Une fois de plus. Aux cotés du plus faible. Une fois de plus.
Au nom des valeurs et des principes qui s’appellent droits de l’homme, démocratie, liberté, dignité humaine. Une fois de plus. Avec son souci de voir et d’écouter, d’aller sur le terrain, avant de décrire, de dire, d’user des seules armes qu’il supporte : les mots. Une fois de plus. Et son engagement, son courage intellectuel suscite ricanements, critiques assassines, ironie cinglante. Une fois de plus.
Une fois n’est pas coutume : je ne partage pas toutes les analyses de Bernard-Henri sur l’explosion caucasienne, sur le « grand jeu » de Poutine à Tbilissi, sur le rôle de l’Otan sur l’échiquier européen d’aujourd’hui, sur les motivations et les arrière-pensées des protagonistes, sur ce que peut ou devrait faire l’Europe face à l’autocratisme de Poutine. Les commentaires et analyses publiées sur Relatio-Europe le montrent bien.
Mais la démocratie repose sur des débats, des confrontations d’opinions, des divergences mises à plat. Et il est clair que je prends très au sérieux ce que BHL peut dire et écrire. Ses « Choses vues dans la Géorgie en guerre » publiées dans Le Monde et La Tribune qu’il a cosigné avec cet autre ami de longue date, André Glucksmann, dans Libération ("SOS GEORGIE ? SOS EUROPE !"), sont des pièces à prendre en compte. Même si elles soulèvent bien des objections et bien des questions, dont une est fondamentale : quelle est la responsabilité de l’administration Bush et des Européens atlantistes par peur de la Russie ou par sentiments anti-russes dans cette guerre qui effectivement ouvre une nouvelle page de l’histoire contemporaine ? Le débat est loin d’être clos...
Bernard-Henri Lévy donne notamment un éclairage inédit sur les conditions dans lesquelles la Géorgie a ouvert le feu. Extraits du récit d’un entretien avec le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili.
« Nous sommes dans la résidence présidentielle d’Avlabari. Il est 2 heures du matin, mais la noria de ses conseillers fonctionne comme en plein jour. Il est jeune. Très jeune. D’une jeunesse qu’accuse encore l’impatience des gestes, la fièvre du regard, des éclats de rire brusques ou encore cette façon d’enfiler les canettes de Red Bull comme si c’était du Coca-Cola.
Ces gens, d’ailleurs, sont tous très jeunes. Tous ces ministres et conseillers sont des boursiers de fondations type Soros dont la "Révolution des roses" a interrompu les études à Yale, Princeton, Chicago. Il est francophile et francophone. Féru de philosophie. Démocrate. Européen. Libéral au double sens, Américain et Européen, du mot.
De tous les grands résistants que j’aurai rencontrés dans ma vie, de tous les Massoud ou Izetbegovic dont il m’a été donné de prendre la défense, il est le plus évidemment étranger à l’univers de la guerre, à ses rites, ses emblèmes, sa culture - mais il fait face.
"Laissez-moi préciser une chose, m’interrompt-il avec une gravité soudaine. Il ne faut pas laisser dire que c’est nous qui avons commencé cette guerre... Nous sommes début août. Mes ministres sont en vacances. Je suis moi-même, en Italie, en train de faire une cure d’amaigrissement et sur le point de partir pour Pékin. Or voilà que, dans la presse italienne, je lis : Préparatifs de guerre en Géorgie.
Vous m’avez bien entendu : je suis là, tranquille, en Italie, et je lis que mon propre pays est en train de préparer une guerre ! Sentant que quelque chose ne tourne pas rond, je rentre dare-dare à Tbilissi. Et qu’est-ce que mes services de renseignement m’apprennent ?" Il fait la moue du type qui pose une colle et vous laisse une chance de trouver la bonne réponse... "Que ce sont les Russes qui, au moment même où ils abreuvent les agences de presse de ce baratin, sont en train de vider Shrinvali de ses habitants, de masser des troupes, des transports de troupes, des ravitailleurs de fioul en territoire géorgien et de faire passer, enfin, des colonnes de chars par le tunnel Roky, qui sépare les deux Osséties. Alors, supposez que vous êtes responsable d’un pays et que vous apprenez ça - vous faites quoi ?"
Il se lève, va répondre à deux portables qui sonnent en même temps sur son bureau, revient, étire ses longues jambes... "Au cent cinquantième char positionné face à vos villes, vous êtes obligé d’admettre que la guerre a commencé et, malgré la disproportion des forces, vous n’avez plus le choix..."
Avec l’accord de vos alliés, lui demandé-je ? En prévenant les membres de cette Otan dont on vous a claqué la porte au nez ? "Le vrai problème, esquive-t-il, ce sont les enjeux de cette guerre. Poutine et Medvedev cherchaient un prétexte pour nous envahir. Pourquoi ?" Il fait le geste de compter sur ses doigts. "Primo, nous sommes une démocratie et nous incarnons donc, quant à la sortie du communisme, une alternative au poutinisme. Secundo, nous sommes le pays où passe le BTC, ce pipe-line qui relie Bakou à Ceyhan via Tbilissi ; en sorte que, si nous tombons, si Moscou met à ma place un employé de Gazprom, vous serez, vous, les Européens, dépendants à 100 % des Russes pour votre approvisionnement en énergie. Et puis, tertio..."
Il choisit une pêche dans la corbeille de fruits que son assistante - "ossète", précise-t-il - vient d’apporter. "Tertio, regardez la carte. La Russie est l’alliée de l’Iran. Nos voisins arméniens ne sont pas loin non plus des Iraniens. Imaginez que s’installe à Tbilissi un régime pro-russe. Vous auriez un continuum géostratégique qui irait de Moscou à Téhéran et dont je doute qu’il fasse les affaires du monde libre. J’espère que l’Otan comprend cela..." »
L’axe Téhéran-Moscou n’a rien d’évident ou d’avéré. C’est l’une des hypothèses (fantasme ? peur ?) privilégiées des « stratèges » néo-conservateurs qui ont fait tant de dégâts dans les choix politiques américains ces dernières années... Et le « jeune » président géorgien passe sous silence ses propres déclarations sur la « récupération » de l’Ossétie, sur ses efforts d’armements, sur la présence des conseillers) militaires américains (1 000 selon nos renseignements), sur ses propres entorses à la démocratie dans sa manière de gouverner, sur les conseils de modération et de prudence que lui avaient adressés les responsables de la diplomatie américaine. N’est pas David face à Goliath qui veut. Et se lancer dans une offensive sans avoir épuisé toutes les autres voies n’est pas très responsable.
Autre témoignage de BHL qui a une incontestable valeur informative : le compte-rendu d’un autre entretien avec le président géorgien, dans une atmosphère où tout semble possible. Même le pire : Tbilissi est à portée de l’armée russe.
« Le rendez-vous a lieu, cette fois, à 4 heures du matin. Saakashvili a passé la fin de la journée avec Rice. La journée de la veille avec Sarkozy. A l’un comme à l’autre, il sait gré de leurs efforts, de la peine qu’ils se sont donnée ainsi que de leur amitié dont rien ni personne ne le fera douter - ne se tutoient-ils pas, avec "Nicolas" ? Et le candidat McCain, "proche de Mme Rice", ne lui téléphone-t-il pas, depuis le début de la crise, trois fois par jour ?
Mais je lui trouve, pourtant, un air mélancolique qu’il n’avait pas le premier soir. La fatigue, peut-être... Ces nuits sans sommeil... Ces revers en série... Ce grondement, aussi, qu’il sent monter dans le pays et que nous sommes bien obligés, hélas, de lui confirmer : "Et si Micha était incapable de nous protéger ? Et si ce bouillant jeune président ne nous attirait que la foudre ? Et si, pour survivre, il fallait en passer par le désir de Poutine et le fantoche qu’il a dans sa manche ?"
Il y a de tout cela, oui, sans doute, dans la mélancolie du président. Plus, tout de même, autre chose - plus trouble et qui tient, comment dire, à l’étrange attitude de ses amis... L’accord de cessez-le-feu, par exemple, que lui a apporté l’ami Sarkozy et qui a été rédigé, à Moscou, à quatre mains, avec Medvedev. Il revoit le président français, là, dans ce même bureau, si impatient de le voir signer. Il l’entend élever le ton, presque crier : "Tu n’as pas le choix Micha ; sois réaliste, tu n’as pas le choix ; quand les Russes arriveront pour te destituer, aucun de tes amis, aucun, ne lèvera le petit doigt pour te sauver."
Et quelle étrange réaction enfin quand lui, Micha Saakashvili, a obtenu qu’ils appellent quand même Medvedev ; que Medvedev a fait répondre qu’il dormait - il n’était que 21 heures, mais il dormait, et était injoignable jusqu’au lendemain matin 9 heures : le président français, là aussi, s’est emporté ; l’ami français, là non plus, n’a pas voulu attendre ; pressé de rentrer ? Trop assuré que l’essentiel était de signer, n’importe quoi mais signer ? Ce n’est pas comme cela, songe Micha, qu’on négocie. Ce n’est pas comme cela qu’on se conduit avec ses amis. »
Après ce coup de griffe à Sarkozy, Bernard-Henri s’attarde sur ce « document » (amendé à plusieurs reprises) qui pour l’heure n’est pas respecté. Ce qui n’est effectivement pas ce que l’on est en droit d’attendre d’un pays-partenaire membre du Conseil de l’Europe...
« J’ai vu ce document. J’ai vu les annotations manuscrites qu’y ont apportées les deux présidents, géorgien d’abord, français ensuite. J’ai vu le second document, toujours signé par Sarkozy et confié à Condi Rice, à Brégançon, pour qu’elle le remette à Saakashvili. Et j’ai vu, enfin, le mémorandum de remarques rédigé, dans la soirée, par la partie géorgienne et jugé par elle vital.
Elle a obtenu - et ce n’est pas un détail - que soit biffée toute allusion au "statut" futur de l’Ossétie. Elle a obtenu - et ce n’est pas négligeable - que soit précisé que le "périmètre raisonnable" à l’intérieur duquel les troupes russes étaient autorisées, dans le premier document, à continuer de patrouiller pour assurer la sécurité des russophones de Géorgie devienne un périmètre de "quelques kilomètres".
Mais, de l’intégrité territoriale de la Géorgie, il n’est question dans aucun des documents. Et quant à l’argument de l’aide légitime apportée aux russophones, on tremble à l’idée de l’usage qui en sera fait quand ce seront les russophones d’Ukraine, des pays baltes ou de Pologne qui s’estimeront menacés, à leur tour, par une volonté "génocidaire"...
C’est l’Américain Richard Holbrooke, diplomate de fort calibre et proche de Barack Obama, qui, retrouvé, à la fin de la nuit, au bar de notre hôtel commun, aura le dernier mot : "Il flotte, dans cette affaire, un mauvais parfum d’apaisement et de munichisme." Eh oui. Ou bien nous sommes capables de hausser vraiment le ton et de dire, en Géorgie, stop à Poutine. Ou bien l’homme qui est allé, selon ses propres termes, "buter jusque dans les chiottes" les civils de Tchétchénie se sentira le droit de faire de même avec n’importe lequel de ses voisins. Est-ce ainsi que doivent se construire l’Europe, la paix et le monde de demain ? »
La réponse à cette dernière question est évidente, mais comment devrait-on réagir ? Avec quels moyens ? En prenant quels risques ? Il est clair que Bush lui-même, peut-être vacciné par ses propres erreurs, donne de la voix sans envisager de passer aux actes. Il est évident aussi que « hausser le ton » ou dire « stop à Poutine » ne résout rien. Savoir comment il ne faut pas faire l’Europe est une chose. Savoir comment on la fait en est une autre.
L’Europe, par définition, ne peut être fondée sur un manichéisme réinventé. « Nous allons vous infliger la pire des épreuves : vous priver d’ennemi », lançait Arbatov, le conseiller de Gorbatchev à ses collègues européens à la veille de la dislocation de l’URSS. Ne réinventons pas cet « ennemi »... L’Europe, elle doit d’abord se construire POUR et non CONTRE. Et évoquer Munich en parlant de la tentative de médiation de Sarkozy, au nom de l’Union européenne, est aussi excessif que de parler de « génocide » comme l’a fait Poutine à propos des exactions commises en Ossétie...
Précisément, c’est en citant cet écart de langage de Poutine que BHL et André Glucksmann ont commencé leur « tribune » dans la rubrique Rebonds de Libération. Extrait.
« (...) Il s’agit probablement du tournant le plus décisif de l’histoire européenne depuis la chute du mur de Berlin. Ecoutez Moscou donner de la voix : "génocide !", accuse Poutine, qui n’a pas daigné prononcer le mot lors du 50e anniversaire d’Auschwitz ; "Munich !", évoque le tendre Medvedev, insinuant que la Géorgie, avec ses 4,5 millions d’habitants, est la réincarnation du IIIe Reich. Nous nous garderons de sous-estimer les capacités mentales de ces dirigeants. Aussi devinons-nous qu’en feignant l’indignation, ils manifestent leur volonté de frapper un grand coup. Visiblement, les spin doctors du Kremlin ont révisé les classiques de la propagande totalitaire : plus mon mensonge est gros, mieux je cogne.
(...) La vérité est que l’intervention de l’armée russe hors de ses frontières, contre un pays indépendant membre de l’ONU, est une première depuis l’invasion de l’Afghanistan. En 1989, Gorbatchev avait refusé d’envoyer les tanks soviétiques contre la Pologne de Solidarnosc. Eltsine s’est bien gardé, cinq ans plus tard, de permettre aux divisions russes d’entrer en Yougoslavie pour soutenir Milosevic. Poutine lui-même n’a pas pris le risque de faire donner ses troupes contre la "Révolution des roses" (Géorgie, 2002) puis la "Révolution orange" (Ukraine 2004). Aujourd’hui, tout bascule. Et c’est un monde nouveau, avec de nouvelles règles, qui risque d’apparaître sous nos yeux.
Qu’attendent l’Union européenne et les Etats-Unis pour bloquer l’invasion de la Géorgie, leur amie ? Verra-t-on Mikhaïl Saakachvili, leader pro-occidental, démocratiquement élu, viré, exilé, remplacé par un fantoche, ou pendre au bout d’une corde ? L’ordre va-t-il régner à Tbilissi comme il a régné à Budapest en 1956 et à Prague en 1968 ?
A ces questions simples, une réponse, une seule, s’impose. Il faut sauver, ici, une démocratie menacée de mort. Car il n’en va pas seulement de la Géorgie. Il en va aussi de l’Ukraine, de l’Azerbaïdjan, de l’Asie centrale, de l’Europe de l’Est, donc de l’Europe. Si nous laissons les tanks et les bombardiers casser la Géorgie, nous signifions à tous les voisins proches et moins proches de la Grande Russie que nous ne les défendrons jamais, que nos promesses sont des chiffons de papier, nos bons sentiments du vent et qu’ils n’ont rien à attendre de nous.
(...) Admettons enfin que l’autocratie poutinienne, née par la grâce des attentats obscurs qui ensanglantèrent Moscou en 1999, n’est pas un partenaire fiable, encore moins une puissance amie. De quel droit cette Russie-là, agressive et de mauvaise foi, est-elle encore membre du G8 ? Pourquoi siège-t-elle au Conseil de l’Europe, institution vouée à défendre les valeurs de notre continent ? A quoi bon maintenir les lourds investissements, notamment allemands, du gazoduc sous la Baltique pour le seul avantage - russe - de court-circuiter les tuyaux qui passent par l’Ukraine et la Pologne ? Si le Kremlin persiste dans son agression caucasienne, ne convient-il pas que l’UE reconsidère l’ensemble de ses relations avec son grand voisin ? Il a autant besoin de vendre son pétrole que nous de l’acheter. Il n’est pas toujours impossible de faire chanter un maître chanteur. L’Europe, si elle trouve l’audace et la lucidité de relever le défi, est forte. Sinon, elle est morte. (…)
Les Européens ont assisté, impuissants parce que divisés, au siège de Sarajevo. Ils ont vu s’opérer, impuissants parce qu’aveugles, la mise en pièces de Grozny. La lâcheté va-t-elle nous obliger, cette fois, à contempler, passifs et poussifs, la capitulation de la démocratie à Tbilissi ?
L’état-major du Kremlin n’a jamais cru en l’existence d’une "Union européenne". Il professe que, sous les belles paroles de Bruxelles, grouillent les rivalités séculaires entre souverainetés nationales, manipulables à merci et se paralysant l’une l’autre. Le test géorgien vaut preuve d’existence ou de non-existence ; l’Europe telle qu’elle s’est construite contre le rideau de fer, contre les fascismes d’antan et d’aujourd’hui, contre ses propres guerres coloniales, l’Europe qui a fêté la chute du Mur et salué les révolutions de velours, se retrouve au bord du coma. 1945-2008… Verra-t-on la fin de notre brève histoire commune se sceller dans les olympiades de l’horreur au Caucase ? »
C’est bien dit, bien écrit. Mais constater que la Russie est plus une autocratie à ambitions impériales et tenter de lui faire cesser le feu quand elle l’ouvre n’est certainement pas « capituler ». Le « test géorgien » n’est pas le seul qui vaut « preuve d’existence ou de non-existence » pour l’Europe. Ce test géorgien est d’ailleurs d’abord un « test russe ». Et un « test » américain.
A Washington aussi, bien des états-majors (civils et militaires) pensent que « sous les belles paroles », l’Europe « née de Vénus » (selon un refrain bushiste) est un espace (non une puissance) où « grouillent les rivalités séculaires entre souverainetés nationales, manipulables à merci et se paralysant l’une l’autre »...
Très amicalement dit, Bernard-Henri et André[1], il ne faudrait surtout pas que se développe en Europe (et en France en particulier) un « antirussisme » comme s’est développé dans bien des milieux cet « antiaméricanisme » que vous dénoncez justement comme « une maladie infantile »...
Daniel RIOT
[1] Pour ceux qui l’ignorent encore, Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann m’ont fait l’honneur et le bonheur de préfacer le livre que j’ai publié (ed. City) avec Sandrine Kauffer : L’Europe cette emmerdeuse.
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