Inde : Révolution verte à refaire
Extrait :
Plus de 25 000 agriculteurs se sont donné la mort depuis dix ans en Inde. Selon une étude publiée en 2002 dans la revue scientifique The Lancet, le taux de suicide des régions rurales du Sud atteint 58 décès pour 100 000 habitants, triste record mondial (la moyenne dans les autres pays est de 14,5 pour 100 000). Au centre du territoire, l’Andhra Pradesh est le plus touché : depuis le début de l’année, plus de 500 paysans y ont déjà mis fin à leurs jours. Les premiers signes de ce phénomène dévastateur sont apparus en 1998, quand le gouvernement local a fait voter des lois ouvrant plus largement le marché agricole aux sociétés privées étrangères. Plusieurs études officielles ont été lancées pour tenter de comprendre les raisons de cette hécatombe, au Pendjab, en 1998, ainsi qu’au Kerala, en 2002. Leurs conclusions restent vagues et contradictoires, évoquant pêle-mêle la sécheresse, le système bancaire défaillant, l’alcoolisme ou les "problèmes psychologiques"... La situation ne cesse d’empirer depuis quelques mois et les autorités, qui faisaient jusque-là la sourde oreille, commencent enfin à s’inquiéter. Car les paysans indiens, qui se considèrent comme abandonnés, alors que les villes en plein boom économique captent toutes les richesses, n’hésitent plus à se rebeller en utilisant leur bulletin de vote. Lors des élections législatives d’avril 2004, ce sont les campagnes qui ont déboulonné l’ancien gouvernement, dominé par les nationalistes hindouistes, et porté au pouvoir le parti du Congrès de Sonia Gandhi. Faute de s’attaquer aux causes profondes des suicides, les leaders régionaux de l’Andhra Pradesh ont décidé, voilà quelques mois, d’allouer une aide de 10 000 roupies aux familles des victimes. Mais les conditions d’accès sont si drastiques que la plupart des demandes sont rejetées : une centaine de dossiers seulement ont été pris en considération à ce jour.
Personne ne se risque à faire la liaison entre les suicides de paysans et les OGM, mais elle existe, affirme Asfar Jafri, responsable d’une ONG qui enquête depuis cinq ans sur les problèmes des paysans. « Ces plantes dont on a honteusement vanté les mérites se révèlent désastreuses pour les paysans, qu’elles poussent un peu plus à la ruine. » La révolte gronde dans toute la région contre les vendeurs de semences manipulées, accusés de mensonge et d’escroquerie. Depuis deux ans, le gouvernement a autorisé en Inde la culture d’un coton transgénique, le Bt, mis au point par Monsanto, une société américaine, déjà planté sur quelque 9 millions d’hectares dans les régions du Sud. Génétiquement modifié pour résister, en principe, aux attaques des insectes, celui-ci est loin de tenir ses promesses. Plus de la moitié des plants sont infestés cette année par les chenilles et les vers, quand ils ne refusent pas carrément de germer. Les paysans qui ont fait le choix des OGM, plus chers, dans l’espoir de réduire leurs achats de pesticides, en sont réduits à en répandre toujours plus. « J’en ai ras le bol de devoir sans cesse pulvériser pour rien, peste cette cultivatrice en montrant les bulbes de coton mangés par les chenilles. Tout l’argent qu’on gagne, on le dépense en produits. Les vendeurs nous disent que c’est de notre faute, parce qu’on n’en met pas assez. Ces salauds n’ont aucune idée des problèmes qu’on a avec les OGM. Si ça continue comme ça, ce ne sont pas les insectes, c’est nous qui allons crever. »
Début novembre, plusieurs milliers de paysans ont manifesté contre les "semences pourries" devant les échoppes des vendeurs de produits agricoles de Warangal, la ville au centre de la grande région cotonnière du plateau du Deccan, en défonçant quelques vitrines. Ils avaient déjà défilé un mois plus tôt pour les mêmes raisons. Les responsables supposés de leurs malheurs se trouvent très loin, dans les bureaux climatisés du siège de Monsanto à New Delhi, dont les responsables, sollicités par L’Express, refusent de s’exprimer. Pour Krishna Reddy, secrétaire général du syndicat agricole All India Kisan Sabha, pas de doute : le gouvernement et les multinationales se sont entendus pour mettre à genoux les petits paysans. « Ce qu’ils veulent, affirme-t-il, c’est nous faire partir et remembrer les terres pour créer de vastes exploitations industrielles : il n’y en a plus aujourd’hui que pour l’agrobusiness. »
Il n’a peut-être pas complètement tort. Le milliardaire indien Sunil Bharti Mittal, PDG de Bharti Televenture, une entreprise spécialisée dans la téléphonie et les call centers, a décidé de se lancer... dans l’agriculture. En octobre dernier, il s’est associé avec le groupe Rothschild pour créer une société spécialisée dans la production et l’exportation de fruits et légumes. Des fermes ultramodernes seront installées d’ici un an à travers le pays, reliées entre elles par un réseau de transport et de stockage réfrigéré. « La production nationale de fruits et légumes représente 14% du total mondial, mais la part de ses exportations se limite à 1%, en raison du manque d’infrastructures, explique le businessman. Au lieu de gâcher les beaux produits de nos fermiers, nous allons les envoyer en Europe, aux Etats-Unis et au Moyen-Orient. » Doté de 50 millions de dollars, le projet ne profitera probablement pas aux petits cultivateurs : concurrencés par un tel géant, ils n’auront d’autre choix que de travailler pour lui ou de changer de métier.
Dans ce contexte tendu, les écologistes font monter la pression, menés par leur chef de file, Vandana Shiva, fondatrice de l’ONG Navdania. Sorte de José Bové local, cette physicienne de formation, omniprésente dans les médias et célèbre dans le monde entier, mène depuis vingt ans la fronde contre le génie génétique et les multinationales de l’agro-alimentaire. « Aujourd’hui, le paysan indien est totalement désorienté, se désole-t-elle. La seule information qu’il reçoit, c’est la publicité des multinationales, fondée sur le mensonge et la propagande. La pression des OGM, des produits chimiques, du libéralisme défini par l’Organisation mondiale du commerce, et voilà ce qui a conduit 25 000 d’entre eux au suicide. Au moins 5 millions de personnes quittent chaque année l’agriculture. C’est une situation que ce pays ne peut plus supporter. »