Discours Dominique Barella, président de l’USM le 20 octobre 2006 au congrès de l’Union Syndicale des Magistrats
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Monsieur le Ministre, Monsieur le représentant du Premier ministre, Mesdames et Messieurs les représentants de l’UNSA, du CNB et de la FNUJA, du SJA, du SJF et de Synergie-Officiers Mesdames, Messieurs, chers collègues,
A l’heure où je quitte la présidence de l’USM, je veux surtout m’adresser à vous chers collègues après ces années d’engagement commun pour l’idéal de justice, après des années de bruit et de fureur judiciaires.
I. La France EST au ban de l’Europe judiciaire
Au congrès de l’Association européenne des magistrats à Vilnius puis au congrès de l’Union Internationale des magistrats à Budapest, la France a été critiquée pour son peu de respect à l’égard de sa propre justice : tentatives de verrouiller les nominations en doublant le nombre des personnalités politiquement désignées au sein du Conseil supérieur de la magistrature, mise en place d’un système de primes au rendement, stigmatisation des juges et de leurs décisions, tentative de faire entrer l’acte juridictionnel dans la sphère disciplinaire, projet de donner aux maires des pouvoirs de contrôle et d’influence sur la politique pénale, maintien du Président de la République et du ministre de la justice à la tête du CSM, abus d’utilisation du secret défense (affaire des frégates de Taiwan et affaire Borel), instrumentalisation de la justice (affaire Clearstream), budget sous-dimensionné, etc. Ainsi, par deux fois en un an la France a été condamnée à l’unanimité pour ses comportements antidémocratiques envers la justice. Cela confirme le recul de la France, pays des Lumières et de la séparation des pouvoirs, devenue la lampe de poche judiciaire de l’Europe. C’est pourquoi monsieur le Ministre le 18 octobre 2006 je vous ai demandé solennellement, dans l’intérêt général, de bien vouloir retirer votre projet en ce qu’il comporte des dispositions inacceptables concernant la composition du Conseil supérieur de la magistrature et la déontologie des magistrats.
Que le Premier président et le Procureur général de la Cour de cassation aient dû monter au créneau pour défendre le tribunal de Bobigny contre les attaques mensongères d’un membre du gouvernement est symptomatique d’un affaissement des valeurs démocratiques.
Ce ne furent pas les seuls mauvais moments judiciaires que nous avons vécus de ces dernières années.
Il y eu aussi l’affaire de Toulouse, l’affaire d’Outreau et, plus généralement, la perte de confiance des Français dans leur justice, l’augmentation importante des agressions physiques contre les magistrats, la création de juges de proximité, notables de justice aussi inutiles qu’incertains, les primes au rendement renomées « primes modulables » mais qui traduisent le basculement d’une justice de qualité vers une justice productiviste. Ou encore les propos haineux du style « le juge doit payer » ou les multiples réformes gadget : Sarkozy 1, Sarkozy 2, Sarkozy 3, Sarkozy 4, Sarkozy 5 ; Perben I Perben II. Et peut être Clément I ? Chaque réforme signant l’inutilité et l’échec de la précédente, réformes vides de sens qui ne firent que résonner dans la grosse caisse médiatique.
Chaque fois, comme pour la réforme qui sera présentée le 24 octobre prochain au Conseil des ministres et pour le projet relatif à la prévention de la délinquance, pas la moindre étude d’impact, pas le moindre euro supplémentaire. Et toujours les mêmes fantasmes sur la justice et les magistrats, prétendument irresponsables, que certains voudraient coupables à tout prix, coupables à n’importe quel prix.
Ainsi en est-t-il de la tentative d’audition de Fabrice Burgaud devant les rapporteurs du CSM reportée à la demande de ses avocats. Ils avaient reçu, la veille de l’audition à 17 heures, 1652 pièces secrètes de la procédure devant l’Assemblée nationale. Qui s’est prêté à cette violation évidente des droits de la défense, à ce détournement de procédure ?
La commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau avait pourtant affirmé qu’elle ne cherchait qu’à qu’améliorer le fonctionnement de la justice, qu’elle n’était pas une commission spéciale d’instruction disciplinaire. Remarquez, nous avions des doutes sur la bonne foi et l’éthique des uns et des autres en observant le comportement du rapporteur, agressif et peu respectueux des personnes. Mais peut être y a-t-il deux poids et deux mesures ? Quand les magistrats sont mis en cause, même les moyens illégaux sont justifiés pour certains. Coupables à tout prix je vous l’ai dit, de la chair à canon médiatique pour artilleurs populistes et démagogues.
Pourtant, pour avoir beaucoup rencontré de magistrats dans toutes les juridictions au cours de ces six dernières années, comme secrétaire général puis président de l’USM, je peux dire que les magistrats méritent le respect. Travaillant beaucoup, tardivement, sous tension, avec des lois changeantes, sur fond d’agressivité de l’opinion publique, sous les critiques pas toujours objectives de la presse, sous la pression des élus politiques, les magistrats sont dignes de leur mission. Ils n’ont pas démissionné. Peut-être aurait-ils dû d’ailleurs ? Car il y a de l’abnégation et peut être de la folie à travailler dans les conditions dans lesquelles nous travaillons.
Oui vous devriez être respectés par les élus de la nation qui devraient être un tant soit peu reconnaissants pour votre dévouement à la République et à ses citoyens. Or ces dernières années nous n’avons récolté que de la haine et du mépris.
Si certains n’en sont pas convaincus, je vais vous relire les déclarations sur les magistrats de la jeunesse, tenues le vendredi 27 février 2004 en séance publique à l’Assemblée Nationale, par un député :
« ... les juges des enfants procèdent à des placements sans jamais demander l’avis des travailleurs sociaux qui connaissent pourtant bien mieux les familles et les enfants. L’affaire remontait parfois jusqu’au vice-président du conseil général que j’étais et il m’est arrivé d’appeler le juge, qui m’expliquait que ce n’était pas l’affaire du département et que nous n’avions que le droit de payer. Très honnêtement, les présidents de conseils généraux considèrent que cela ne peut pas durer... Les juges sont jaloux de leurs prérogatives. Dans leur esprit, il y a l’équation suivante : « le travailleur social n’est pas magistrat, donc il ne sait pas ». Or le juge des enfants ne voit l’enfant que dans son cabinet et travaille sur dossier sans jamais aller sur le terrain, ... ».
Je veux faire deux observations :
- Premièrement ce député se trompe : si dans l’affaire d’Outreau on avait un peu moins fait confiance aux services sociaux du département, on ne serait pas arrivé à cette catastrophe.
- Deuxièmement ces propos ne sont pas ceux d’un ministre de l’intérieur mais d’un député de la Loire qui depuis a fait une grande carrière politique. Vous le voyez les attaques contre les juges des mineurs ne sont pas une nouveauté. Une autre anecdote sur l’amateurisme et la mauvaise foi de certains élus.
Un autre député, Yves Bur, a évoqué récemment « l’aggravation de la délinquance existante sur Lingolsheim ». En illustration de son propos il a fait référence à un adolescent qui, je le cite, « venait d’être arrêté 150 fois ». Des propos qui ont fait, à n’en pas douter, un tabac dans l’arrondissement de M. Yves Bur et qui ont contribué à affoler la population et la rendre inquiète quand au comportement supposé empreint d’une excessive mansuétude, voire d’un laxisme coupable, des juges.
En vérité cet adolescent avait été déferré devant le juge des enfants le 3 août 2006, avec un total de 14 dossiers à son actif. Il venait d’avoir seize ans en juin 2006. Regretter l’absence de détention provisoire à son égard tenait de la manipulation puisqu’elle était impossible. De plus, pour des enquêtes préliminaires, parfois longues, le juge des enfants n’est pas saisi avant la clôture d’enquête. Les magistrats exercent, face à la délinquance, la mission aussi difficile qu’indispensable en démocratie de vérifier la culpabilité, et donc la validité des preuves, et de rechercher des sanctions proportionnées et favorisant la réinsertion. Même en Seine-Saint-Denis, où le nombre des agressions contre les personnes a augmenté de plus de 14 % depuis janvier 2006.
Face à ces problèmes graves et anciens, qui prennent leurs racines dans le contexte économique, sociétal et urbanistique, les faiblesses conjoncturelles et structurelles de l’institution judiciaire française éclatent en peine lumière :
- l’épuisement des tribunaux face au flux de textes complexes et instables ;
- la faiblesse des moyens financiers et humains, qui vaut à la justice française d’être placée au 37è rang en Europe pour son budget de la justice par habitant rapporté au PIB, selon le dernier rapport du Conseil de l’Europe sur la justice ;
Alors moi je vous le dit, j’ai du respect pour vous, beaucoup de respect et je suis fier d’avoir été, ces dernières années, la voix de ceux qui sont les bouches tant décriées de la loi et les acteurs d’une justice à la française tant brocardée.
On nous accuse de refuser toute critique, de nous draper dans notre indépendance. On nous reproche notre morgue, notre condescendance, d’être coupés des réalités, d’être irresponsables, démissionnaires, faibles contre la délinquance, trop répressifs face aux infractions. N’en jetez plus !
Je veux répondre à ce flot ininterrompu d’assertions aussi mensongères que manipulatrices. Oui, la justice peut être critiquée ! Oui, les magistrats peuvent être critiqués ! Oui, la justice doit être réformée ! Que le Parlement assume son rôle de contrôle est sain dans une démocratie. Il n’y a aucune atteinte à l’indépendance de la justice dans l’analyse, l’audit et le commentaire de la manière dont elle remplit ses missions. Encore faut-il que les critiques ne soient pas mensongères, que les attaques ne soient pas développées par pure démagogie par des politiciens empressés à faire oublier leurs échecs et leur impuissance par la critique des autres.
On nous accuse aussi de corporatisme : aimer son métier devient une tare, le défendre inadmissible. On préfère les magistrats peureux, soumis, quémandeurs, silencieux, aux ordres. Et bien non, nous continuerons à débattre dans l’intérêt collectif sur ce que nous connaissons quand même beaucoup mieux que beaucoup de commentateurs : le fonctionnement de la justice et la défense des libertés publiques au quotidien. Il n’y a aucun corporatisme à souhaiter que les lois soient moins nombreuses et plus simples, le budget de la justice plus important, la justice plus efficace, les personnels mieux formés et plus nombreux.
Connaissez-vous beaucoup de professions qui ne se contentent pas de demander plus d’argent et qui s’intéressent comme la nôtre à l’intérêt général et au bon fonctionnement des institutions ? Nous, magistrats, travaillons pour la sécurité, pour la réinsertion des personnes en difficultés, pour les familles déstructurées. Nous traitons les problèmes juridiques de nos concitoyens qui supportent les aléas de la vie : chômage, divorce, accident, expulsion, agression, surendettement, etc.
Quel beau métier au service des autres ! Mais dans ce pays s’occuper des autres, travailler pour la collectivité, est devenu le signe que l’on est pas un « gagneur ou une gagneuse économique » utile à la société. Regardons comme le moindre froncement de sourcil des débitants de tabac, profession fort honorable au demeurant, met en état de stress la classe politique. Je note qu’apparemment on ne considère pas qu’ils sont corporatistes quand ils râlent, à la différence des avocats ou des magistrats ces juristes casse-pieds. Cette noble profession de buraliste vend du tabac dont chacun connaît les dégâts sur la santé publique et le coût pour les finances publiques. Mais qui sont les réprouvés de la société ? Les magistrats, pas les buralistes : les premiers il est vrai sont tenus à la neutralité, alors que les seconds sont perçus comme de très importants agents électoraux.
Et pourtant, notre système judiciaire français est-il si mauvais ? Le Premier ministre, M. Dominique de Villepin, est venu l’an dernier à notre congrès. C’était courageux à lui d’apporter ainsi son soutien à la justice et aux magistrats à ce moment-là si décriés. Ce sens de l’Etat et de l’intérêt général mérite d’être salué, d’autant que le Premier ministre a récidivé dans l’objectivité puisque il a déclaré sur une grande radio il y a quelques jours : « Il n’y a aucune raison de mettre en cause la justice, je le répète, qui fait un travail difficile (...). » « Mais les juges font bien leur travail (...). » « Il faut renforcer les moyens dont disposent les juges, renforcer la gamme, parce que la prison n’est pas toujours la meilleure solution - le côté éducatif de la prison est pour le moins discuté dans un certain nombre de cas. Il faut donc être sévère, plus sévère, avec des moyens adaptés. Mais je crois que c’est un problème de moyens, un problème de coordination, et un problème d’intégration de la chaîne pénale : c’est-à-dire, il faut faire en sorte que les forces de l’ordre, la justice, marquent une continuité de l’action de la chaîne pénale... ». Des propos constructifs.
Je voudrais également reprendre les paroles de l’ancien président du Crédit Lyonnais, Jean Peyrelevade, qui, comme vous le savez a eu affaire avec la justice américaine : « Comme je le dis à mes amis, je suis un autodidacte de la procédure pénale comparée en France et aux Etats-Unis... Et je peux affirmer que le système français, avec ses humiliations, ses excès et ses dérapages, est infiniment plus protecteur des droits de la défense que le système américain. Ce qui, à mon sens, rend le système américain extrêmement dangereux, c’est que le procureur, à la différence du juge d’instruction français, n’instruit qu’à charge. En plus, il n’est pas tenu de transmettre à la défense les pièces du dossier. Enfin, quand on vous invite à plaider coupable pour éviter l’inculpation et le procès criminel, on vous demande de coopérer, autrement dit de donner des éléments à charge contre les autres suspects. En France, on appelle ça de la subornation de témoin. Autrement dit, on m’a déclaré coupable en m’accusant sur des preuves que l’on ne voulait pas me communiquer tout en me pressant de jouer les délateurs. Le débat contradictoire ne peut s’engager qu’au moment du procès devant un jury populaire, pas avant. En France, les avocats de la défense ont en main toutes les pièces du dossier bien avant le procès. » Voilà de quoi interpeller les zélotes du système accusatoire dont nous reparlerons en débat demain. Mais la campagne électorale ayant démarré sur les chapeaux de roue judiciaire, je pense qu’en matière de propositions pour la justice nous n’allons pas tarder à déjanter. Préférant anticiper, je vais faire un peu de droit pénal comparé.
Comme aurait pu le dire Alain Peyrefitte, qui fut ministre de la justice, « Quand la Chine judiciaire s’éveille, l’avenir radieux de la justice française pointe ». Je m’explique.
(à suivre)
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24/10 22:17 - CP
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Moi, je trouve ces textes très instructifs pour comprendre à qui on a affaire. Si tous les (...)
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